Béatrice, deux traductions de toi viennent d’être publiées coup sur coup (dans le temps long de la poésie, un an est un battement d’ailes) : Autoportrait aux siècles souillés, de Michael Wasson, aux éditions des Lisières (2019) et Attendu que, de Layli Long Soldier, chez Isabelle Sauvage (2020). D’où te vient cet attrait pour la poésie amérindienne ?
La passion pour les Amérindiens, pour moi, remonte à l’enfance. Je devais avoir huit ou neuf ans. Chez moi, les parents ne souhaitaient pas que nous regardions la télé, et nous allions chez les voisins les dimanche après-midi car chez eux tout était permis ! Et les dimanche après-midi était diffusé un film, le plus souvent un western. Tout le monde semblait aimer ces films, les westerns, or moi, ils me mettaient en colère. La représentation des Indiens me paraissait absolument inimaginable : ils ne pouvaient pas, raisonnablement, être comme ils étaient présentés. Et m’est venu l’envie de comprendre les raisons de cette représentation. Je suis allée voir du côté de la colonisation. Puis, au collège, au lycée, par l’apprentissage de l’anglais, j’ai commencé à lire les textes originaux écrits par des Indiens eux-mêmes. J’ai commencé également à militer dans des associations (comme Nitassinan, dont le siège est en Belgique), et j’ai ficelé des paquets et colis plein de vêtements chauds pour les envoyer sur les réserves sioux. Dans cette association j’ai fréquenté des gens engagés. Quand, dans les années 80, j’ai commencé à publier en revue ou dans des maisons d’édition, je me suis dit que profitant des contacts et des réseaux, je pourrais faire connaître ces gens-là, auteurs et militants Indiens. Au début des années 80, je me suis mise en relation avec des éditeurs d’auteurs amérindiens, ai étudié les cultures et les langues principales pour comprendre ce qui se passait, à travers l’anglais, dans leurs têtes d’Indiens. À la fin des années 90, j’ai pris la relève d’un travail entrepris par Emmanuel Van Thienen (revue Sur le dos de la Tortue, dans les Bouches du Rhône) qui publiait quelques auteurs amérindiens, et qui m’a demandé de prendre la « succession » de son travail. Il suivait plutôt les anciens, de mon côté, je m’intéressais plutôt aux « nouveaux » auteurs. Un séjour aux Etats Unis m’a permis de mieux les connaître. En 1999/2001, une première publication à L’Amourier a vu le jour. Il s’agissait d’une anthologie sous forme de cahier, rassemblée grâce à Joseph Bruchac, auteur que j’ai ensuite traduit pour le compte des éditions Voix.
Quelle(s) parenté(s) te sens-tu avec les Amérindiens ?
Je me suis toujours sentie proche d’eux. Plus je connaissais et comprenais leurs cultures, et plus je me disais que cela me correspondait. Ce mouvement de recherche, au moment de l’adolescence, a été une forme de quête philosophique. La philosophie dite occidentale, pour autant qu’elle me faisait jubiler (j’ai adoré Derrida, Hegel, Nietzsche), à aucun moment je me suis dit : « c’est chez moi ». Avec la philosophie extrême-orientaliste, qui m’attirait aussi, j’arrivais au même constat. Le « système » indien, plus proche des phénoménologies, m’est familier. Pour autant, le « premier contact » avec les Amérindiens est une forme d’épreuve. Ou ils nous estiment dignes de confiance, ou non. Ils ne veulent pas, à très juste titre, d’un porte-parole qui passerait à côté de leur message. Ils parlent au nom de milliers de gens et pour eux la parole est sacrée, elle ne doit pas être véhicule de mensonge et de manipulation. Et quand ils ont compris que j’avais compris, ils m’ont accordé toute leur confiance.
Quel est l’intérêt, pour un(e) poète amérindien(ne), à être traduit-e en français ?
En termes de droits d’auteurs, presque aucun ! En termes de diffusion et de circulation de connaissances, en termes de rétablissement d’une forme de vérité historique, l’intérêt est majeur. Le rapport des Amérindiens avec les Français a été beaucoup moins rude, beaucoup moins dramatique qu’avec les Anglais. Les Français sont allés sur leurs terres pour chasser, faire une saison pour les fourrures. À titre individuel, ils se sont généralement comportés correctement, et de nombreuses familles sioux, par exemple, sont mixtes. Certains s’appellent « Pelletier », « Charbonnier », etc. Au Canada, le peuple Métis présente une nombreuse ascendance française. De fait, les Amérindiens n’ont pas l’impression d’avoir affaire à un ancien ennemi. Les plus instruits, les plus éduquées connaissent la culture française, sont sensibles aux valeurs des Lumières et de la Révolution française, même s’ils forment un peuple, une nation, une communauté plus qu’un état. Leur fonctionnement évoque une « démocratie anarchique directe ».
Comment sont accueillies tes traductions ?
Cela reste un accueil confidentiel, peu médiatisé, mais sur les foires du livre il m’arrive de voir des gens venus exprès me voir pour m’encourager à poursuivre ce travail, ils me disent combien cela a changé leur regard sur l’Amérique, changé leur regard sur notre civilisation. Quant aux traductions, je les veux les plus fidèles possibles. Dans le milieu de la poésie, beaucoup m’appellent « l’Indienne », sobriquet usurpé, mais qui, toutefois, a déteint un peu… Publier une traduction de la poésie amérindienne reste difficile : en France, on a du mal avec ce qui vient de l’anglo-saxon. On se sent colonisé par la langue anglaise.
Les éditeurs de tes traductions sont… des éditrices : est-ce un hasard ?
Non, évidemment pas un hasard. Françoise Mingot-Tauran, avec les éditions Wallâda, ose publier la parole tzigane. Maud Leroy, sensible aux personnes opprimées et aux minorités, rassemble aux éditions Les Lisières des paroles de paysans, de bergers ; quant à Isabelle Sauvage, réputée pour son exigence et la qualité de ses collections, suite à une de mes lectures au Festival de Sète, elle a donné sa chance à Attendu que, traduction d’un recueil de Layli Long Solier, et qui a connu un vrai succès d’estime : le livre fait son chemin. Des femmes oui, avec un engagement réel, mais pour être tout à fait honnête, je dois quand même ajouter que Jacques Josse a édité trois auteurs Indiens quand il dirigeait les éditions Wigwam, que Richard Meïer des éditions Voix a édité ma traduction de Joseph Bruchac qui appartient à la nation Abenaki. Pas que des femmes donc pour relayer la parole poétique des Indiens d’Amérique du nord. Reste que non ce n’est pas par hasard, les éditeurs cités sont sensibles aux voix des opprimés, sont ouverts à d’autres formes d’expression que celles qui sonnent bien occidentales.
Quelles sont tes priorités, lorsque tu traduis ?
Il y a un arrière-monde au texte. Je le lis d’abord soigneusement, et repère tout ce qui, en-dessous d’un mot, fait référence à la mythologie, à la tradition, aux rituels. Ensuite, je le lis à haute voix. J’essaie de faire en sorte que, dans la version française, je retrouve cet effet sonore quelque part. Cela peut être deux vers plus haut, ou deux vers plus bas, mais je fais en sorte que cela y soit. Mon objectif est de transmettre et de passer, du sens certes mais aussi une expérience sensuelle, si je peux faire entrendre le drum des tambours à eau, je m’y emploie. Je ne cherche pas à trouver de jolis mots ; mon but est de dire le plus précisément possible ce que le texte dit en anglais, en étant bien consciente que derrière, il y a des références, et ces références je dois aussi les mettre en relief sans pour autant virer au didactique.
Lorsque je note la présence d’éléments issus de la langue tribale, il est hors de question de les traduire. Ces phrases ont une énergie qui se ressent dans la page. Les langues ont chacune leur énergie particulière, leur longueur d’ondes. En restant près du texte anglais, de la brièveté de l’anglais, je cherche que ça frappe, ça percute. Et comme les propos se veulent percutants, j’essaie au maximum de chercher cela, sachant qu’inévitablement il y aura déperdition, la langue française a la force de la concision quand l’anglais tolère l’ambiguïté, la langue anglaise fonctionne avec des accents toniques très utiles pour imprimer une rythmique, je français s’encombre de mots parfois très longs, ces deux langues ne pensent pas pareil ; quant aux langues Indiennes, elles sont plus proches de ce que rapportent les 5 sens que de la fonction ou du résultat d’une action, là encore il faut essayer de faire passer cette expérience en français.
Quelle place occupent lecture et mise en voix pour faire résonner tes traductions ?
Une grande place, c’est une véritable recherche qui se veut proche de l’oralité pratiquée chez les Indiens. Traditionnellement, les Indiens étaient de très grands orateurs, parler, en public, chanter, danser étaient pour eux une forme de prière, une forme d’élévation, bref une cérémonie. Je suis membre d’un collectif de lecture performative basée à Lyon, et qui rassemble entre autres, Isabelle Pinçon, B. Bretonnière, P. Dubost. Certains parlent de « poésie sonore », mais ce qui m’intéresse, c’est de créer des bandes-sons, des dispositifs pour performer et dire avec des bandes-sons. En conséquence, il m’arrive de recréer l’ambiance des pow-wows par exemple, et quand la technologie des lieux qui m’invitent le permettent, je laisse toujours entendre les langues Indiennes derrière mes lectures, que les gens entendent à quoi ça ressemble, comment les gens accèdent à une forme de dignité remarquable quand ils s’adressent à vous et parlent le Sioux, l’Apache, le Cherokee, le Navajo etc…
Je dois avouer que dans ma tête, en plus du français, l’anglais est toujours là, à disposition. Si je bute sur un mot en français, l’anglais me vient. Il est bienvenu, je l’accueille. Idem avec l’espagnol, qui est là aussi, moins présent mais pas loin de la conscience « parlante » !
Il est certaines expressions que je trouve savoureuses dans telle ou telle langue indienne, et qui donnent une autre manière de voir les choses. Notre façon de voir, à nous, est souvent utilitaire, et j’aime bien parfois mettre des expressions en cherokee, apache ou navajo, qui nous détourne de l’esprit du fonctionnel. Dans ces langues, il se passe autre chose, qui délivre un autre regard. Cela s’est infusé en moi, j’ai vécu avec, cela me vient naturellement. Parce que c’est là, comme ça, je suis contente de faire entendre cette langue-là, d’être accompagnée par cette pensée, mais dans un contexte purement franco-français.
Pour illustrer le propos, voici « Tourner, petit précis de rotation », conçu et réalisé par B. Machet.
Quelles autres menées ou projets de conserve avec le monde amérindien, ces prochains mois ?
Un recueil, Rafales, est programmé chez Lanskine pour cette fin d’année, ou plus vraisemblablement pour l’année 2023 puisque les éditeurs ont tous pris du retard avec les problèmes de pénurie d’encre et de cherté du papier. C’est un recueil fait à partir de sont des notes de promenades au bord du Lac Michigan, un lac fabuleux, surtout en hiver, situé sur le territoire, entre autres, des Indiens Potawatomi (membres de la grande nation Algonquine des Anishinabee). Ce recueil est construit à la manière des récits traditionnels indiens, avec des formules rituelles pour commencer et conclure, il comporte des bribes de contes et des légendes indiennes, plus des éléments d’observation et de méditation de mon cru présentés en proses poétiques ...
Quelques extraits, pour compléter...
À L’HORIZON
&je dis
que le noir
soit vomi de ta bouche
au point du jour. Qu’il y ait
un arrière-goût au fond
de la gorge. Que depuis la lente lumière
traînée sur la terre
chaque sauterelle bondisse.
Que chaque ange qui ne s’appelle pas
Michael demande ne sais-tu pas que
le clic dans la bouche
est une larme dans laquelle
tu vas vivre toujours ? Que le jardin
se souvienne de FEU car c’est toi
qui panseras les plaies
de cet endroit. Qu’un autre dieu
oublie que tu puisses être né.
Que la lumière commence &
qu’elle occulte le souvenir de la
chair en tant que contact afin de te raconter
que le crâne une fois a donné un baiser de sang
lacé avec chaleur
qu’il a maintenu un corps en place il y a des années.
Que le silence est oublié
entre chaque choc atténué du cœur
jusqu’à ce que pour finir nous arrêtions. Un nom
que nous ne prononçons plus. Une blessure
à la tête due au fait de vivre
une vie ici. Cette nuit laissez-moi vous dire
que la forme humaine est censée être
une beauté que je continuerai
à gâcher.
Autoportrait aux siècles souillés, Michael Wasson, traduction B. Machet, éditions des Lisières.
***
Maintenant
faire de la place dans la bouche
pour lesherbeslesherbeslesherbes
[...]
je comprends oui je
saisis intuitivement un savoir
un style de parler
ou d’écrire dépend
ent du choix
ou des mots un accent
inflect on
une qualité
de parole-son
je cogite je
m’accorde aux
termes de pré
valance de stand
ards
d’accept
abilité
d’énonci
ation
Attendu que, Layli Long Soldier, éditions Isabelle Sauvage, traduction B. Machet.