Stanislas Cazeneuve, Origine Horizon La Crypte, 2019 – 118 p., 16 €
Janus, le poète
Stanislas Cazeneuve, né en 1976, approfondit dans son deuxième livre, Origine Horizon, la voie ouverte par le premier, Larmes Qamar (La Crypte, 2016), celle d’une poésie méditative, murmurée.
Organisé en deux parties, Origine Horizon livre des poèmes en prose au phrasé singulier, ponctués. La première partie, « Visage sans figure », se distingue par l’alternance entre des poèmes très courts, en vers, trace infime retenue par les mots, et des textes en prose plus longs dans lesquels des phrases, réduites ou plus développées, livrent le manque, ce qui a été perdu ou jamais trouvé.
Avant de les voir écrits, il faut entendre les deux mots du titre. Que répète-t-on ? Quel accomplissement espère-t-on en murmurant, à la manière d’une anaphore, les deux sons |or| qui pourraient constituer un mot, nom du métal cherché ou conjonction annonçant le début d’un récit : l’origine pour la naissance, l’aurore et le jour nouveau ; l’horizon, pour l’aboutissement, la fin, la deuxième borne de la vie.
La marche débute avec le jour, mot sombre selon Mallarmé, et les premiers mots inscrits sur une page, en trois vers :
le jour est autrement
que la lumière
il avance vers la mort
Deux êtres indissociables ne font que s’apercevoir : « ma mère », « l’enfant ». Dans le corps du texte, ils s’inscrivent par les noms (communs) puis par les pronoms et sont unis comme si quelque chose, qui n’a pas eu lieu, devait s’accomplir ici, dans le poème. La rencontre éphémère s’efface, se fait absence, mutilant une part de chacun : « Ce que je n’ai pas vécu me parle comme la tentation du jour ». La phrase, sujette à des propositions qui l’amplifient, mime des tentatives pour se développer. Mais que déployer ou révéler ? L’attente de l’horizon ? L’origine incomplète ?
Entre « prendre forme » et « prendre fable », le narrateur hésite, la béquille, encore, d’un son répété l’incline à choisir une piste ou une autre – le poète tente une naissance par l’écriture.
Montaigne écrivait : « Que l’enfance regarde devant elle, la vieillesse derriere : estoit-ce pas ce que signifioit le double visage de Janus ? Les ans m’entrainent s’ils veulent, mais à reculons ! [1] » Le poète Janus se tourne vers deux vides qu’il met en rapport, celui d’avant sa propre vie, celui d’après. Cherchant à retrouver sa prime enfance, il voudrait revoir le visage qui se penchait sur lui :
Appuyée sur la lumière. L’énigme de ma mère commence son visage. Apocryphe. Alliance perdue. Attente nue.
Souvenir impossible à retrouver. Tout ce qu’il voit, c’est le vide d’avant la naissance : « Une nuit plus mère qu’elle. Inséparable de moi sans apparaître. » Pourtant l’oubli, fonction majeure de la mémoire, accomplit son travail d’effacement : « [J]e ne me souviens plus des traits de ton visage. »
La naissance de l’enfant du narrateur ranime ces échanges entre visages et regards :
Un champ filial s’ouvre entre nos visages. Leur évidence est une alliance. Leur langue, leur élan, réminiscences de la beauté. Chacun œuvre à la personnalité de son écume et au bonheur d’être compris. Avant de disparaître. Les jours et la joie cessant comme la pluie. Mais quelque chose subsistera. Un enfant. Une écriture.
Pour Larmes Qamar, Stanislas Cazeneuve avait choisi la forme de courts poèmes en vers brefs et non ponctués. On y lisait : « Je me suis disséminé / comme des cendres ». Le poète s’y projetait, comme Orphée, « dans le retrait des constellations ». Il écrivait : « Tu es vivante en Eurydice / pour toujours et moi / je te réponds ».
Les mots de la privation (adverbes de négation, préposition « sans ») hantent le texte. Ce qui manque manquera toujours, aussi subtilement que la présence de l’horizon nourrit nos rêves. La voix avance par bonds :
Suit un paysage de livre en écriture. L’horizon se retire du territoire personnel. Illimité. Sa géomancie se réduit au langage. Au monde. À l’ignorance. Au fond des genêts en fleur, sa croyance.
Le point remplace le passage à la ligne habituel des poèmes sans ponctuation. Les silences qui suivent sont les mêmes, on peut le constater en écoutant le poète lire lui-même son poème. Mais il s’agit bien de fins de phrases, avec intonation descendante. D’un point de vue syntaxique, on pourrait considérer que l’extrait précédent comporte trois phrases, les deux dernières étant coupées par des points. Avec un découpage en vers, on parlerait d’enjambements, de rejets, or ce phrasé de méditation, aux nombreux silences, laisse penser qu’une phrase n’est jamais définitivement terminée, elle peut toujours reprendre vie.
Les poèmes courts font souvent écho aux poèmes précédents, comme quelques notes légères et parfumées qui, en l’absence de tous ces points-clous fixant les phrases, s’échapperaient de la page pour se disperser :
un nuage
mesure ma pensée
être capable
d’un nuage
Ces courts éclats ponctuent l’ensemble du poème. Ils condensent, affirment, effacent. À la façon d’un haïku, ils manient le paradoxe, mêlent l’instant évanescent et l’éternité :
la soie des prunes
éternise la pluie.
Si « [l]es premières couleurs du jour sont des pensées de Prométhée », les suivantes sont plutôt liées à celles d’Orphée qui ne peut que se retourner s’il veut pouvoir écrire : « Je n’ai plus à me souvenir. Mais à écrire. » Et aux couleurs d’Eurydice, qui s’efface deux fois.
Je me suis assis. Et j’ai rêvé d’un amour possible. L’espace se perd dans le désir que je me donne. L’histoire se perd dans l’absence d’une mère. […] Je traite le mal par le rêve et la promesse de l’infini. Mais l’image d’un amour est en-deçà de l’amour. Je suis l’horizon jeté dans un labyrinthe.
La deuxième partie porte le titre d’un fragment d’Héraclite « recomposé » par Marcel Conche : « L’homme dans la nuit / se prépare une lampe ».Le poète y révèle certains des livres dont il dit lui-même être« fait »en intégrant des citations, comme ici le titre d’un ouvrage de Guillaume de Machaut pour une affirmation capitale :
Un Voir dit incombe à chacun. C’est un monde choisi que l’on peut écrire. Hasard compris. Pour vivre la relation. À la fois, relater et relier. C’est un horizon qui nous garde en vie. J’écris. Au lecteur. C’est si simple et bon de se faire une confidence.
À la recherche d’une voie directe et simple, celle du nuage et de la goutte d’eau, de l’éclat et du fragment, le poème retrouve et transmet l’émotion initiale comme le « Mystère » de l’horizon que, nouvel Icare, il ne peut qu’approcher.
couper le souffle
par l’état de beauté
De « je naquis » à « je mourus », phrases impossibles du souvenir, ce qui traverse, c’est une enfance et un poème : « Je suis Janus aux deux visages. Un regarde, l’autre écrit. […] Le temps et moi sommes les larmes et les yeux. » Ce qu’il peut transmettre à son enfant comme aux lecteurs, c’est le poème hors temps, ce qu’on nomme livre parce qu’il contient « [t]out ce qu’on peut livrer ».
Isabelle Lévesque