Terre à ciel
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Albertine Benedetto

mercredi 30 septembre 2015, par Roselyne Sibille

Anna Marta Maria Margherita ! Cris des mères sur le seuil appelant marmaille à la volée, mains mouillées essuyées vite au tablier, appellent leurs fillettes en bande sur le chemin, poissées des myrtilles écrasées par poignées dans les bouches rieuses, lèvres barbouillées retroussées sur leurs dents inégales, pointues, jeunes renardes ensauvagées courent à toutes jambes vers le giron qui sent l’âtre et le lait, vers les mères inquiètes la voix rauque d’avoir tant appelé au soir les bras lourds de la lessive soulevée ruisselante des cuves tourbillonnantes de cendre, l’œil arrêté au bout du hameau, cillant dès les premiers rires qui fusent, l’éboulis des cailloux sous les petits talons, et quand déboulent les plus véloces, robes tâchées de jus et d’herbe mouillée, prêtes à gronder avec des caresses dans la gorge attrapent au passage les bras hâlés chacune les siens ni bonsoir ni rien referment leur bouche leur porte déjà reprises par les gestes qui les gouvernent quand la nuit tombe, d’un tournemain débarbouiller les visages un enfant au sein un autre dans les jupes, les dos portent le fardeau, les pieds portent la journée et bientôt l’homme entre les jambes, cet enfant éternel qui a peur de la nuit et son cri s’abat comme un poing sur le vide quand elles ferment les yeux peut-être saoules de fatigue ou bien les tiennent grands ouverts par habitude parce que toujours elles guettent ce qui vacille, aux aguets toujours, elles qui ont couru aussi sur les sentiers… ah les premières fraises premiers baisers à l’orée du bois, vite, vite avant que mère ne les gronde, dans la peur innommée de la première fois, vite oublié tout ça, peut-être une autre vie, Anna soror ! Toutes les mêmes Marta Maria Margherita, ces noms passés comme témoins au fil des ans, des ventres, à peine le temps de savoir ce qui arrive et c’est la nuit derrière les paupières closes. Toutes pareilles lèvres tirées comme un trait sur leur silence, bouche cousue et les yeux durs qui parlent à leur place, femmes de bois sec et de cris rentrés, raides dans la robe noire où on les a couchées.

In memoriam

… si paisible pourtant on ne pensait pas que d’un haussement des deux épaules viendrait à la fin ce si profond soupir que l’on recueille avec piété écoutant le récit d’une bouche profane et comme surprise elle aussi de cette simplicité d’une fin sans histoire loin de l’épouvantail à grande faux et du rictus des damnés une fin oui gravant mot à mot dans la parole martelée l’épitaphe d’une histoire qui bute sur ce soupir expir de la vie tout entière balayée d’un souffle comment est-ce possible qu’on puisse ainsi souffler sa vie comme une bougie celle pourtant qu’on a toujours été si fragile frottée à la rudesse du vivre et vacillante dans les vagues du rire et des larmes prise dans la grande joie puissante de l’amour comme dans l’étau de la peine soulevée pareil que maintenant dans le soupir profond comme une lame qui a tout balayé en la prenant par les épaules gisante dans la débâcle de l’heure dernière où tout cela s’est dissout qui était parfois si difficile à endurer ce bât ce fardeau qui peu à peu vous a voûté le dos empêché la marche réduit l’espace au fauteuil puis au lit et resserré la bouche sur le fil du souffle coupé à l’instant de passer de l’autre côté du jour devenu anniversaire pour nous jour sans qualité pour elle qui s’est éloignée avec ce haussement d’épaules en solde de tout compte elle déjà si loin en allée avec sa parole déraillée sur sa vie en miettes déjà passée à autre chose nous faisant grâce des prolongations impudiques et des aiguilles plantées dans si peu de chair sourde à l’injonction du réanimateur obstinée dans cette paix du cadavre qui nous reste sur les bras nous accrochant encore une fois au récif récit qui la ressuscite par bribes juste à ce moment où elle s’en va…

Longtemps elle a attendu. Elle a connu, elle aussi, le doute et oscillé, comme les autres, entre haine et compassion. Elle ne pouvait imaginer son regard d’homme droit lesté du plomb de l’insomnie, à fixer des nuits entières le mur rebelle que magnifiaient les flammes des incendies. Elle savait son mépris des ordres imbéciles et ne comprenait pas son entêtement à demeurer étroitement sanglé dans sa colère et dans sa honte. Car lui aussi, massacrait. Alors, elle a songé à ce que serait son retour, à la façon dont il lèverait sur elle son regard usé de vainqueur.
Ils sont revenus. Diminués dans leur force physique, amoindris dans leur densité d’hommes : les explosions ont soufflé sur leur raison. Ils ne remplissent plus tout à fait la place qu’ils occupaient avant cette nuit où l’univers s’est affolé. Ils ont sur eux l’ombre des corps tombés. Croyaient-ils pouvoir vanner le malheur aux quatre coins de la Ville sans planter en eux-mêmes sa semence ? Ville réduite, livrée au feu. Et leur regard est de cendres.
Elle sait que l’idée, la fameuse, a germé en lui, l’idée miraculeuse qui les a sauvés croient-ils. Sa ruse leur a ouvert la brèche vers le retour. Ils disent qu’il a disparu quand les derniers d’entre eux quittaient le sol dévasté. Ils disent l’avoir vu sauter sur une mine. Ils disent l’avoir aperçu debout dans la fumée. A se perdre en conjectures ils s’animent, se retrouvent là-bas dans l’espérance du retour. Elle pense qu’il lui a épargné cela. Elle n’aura pas à détourner la tête tout le reste du temps.

La Grèce ce matin
agonise dans le journal
les cigales font le cliquetis
de petits os entre les pognes d’un géant
les gros titres font le siège de la place
à l’heure du café
lumière zébrée de capitales noires
entre les franges des parasols

c’est un décor de ville
d’avant la catastrophe

place Syntagma on boit
à petites lampées brûlantes l’air étouffant de juillet
ça ne passe pas

il faudrait pouvoir dire
l’instant où les platanes
cessent de tendre ces nappes d’ombre
pour y poser sa tasse et son journal
l’instant où
les places se referment comme des nasses
où les hommes ouvrent et ferment leurs bouches avec
les efforts monstrueux des poissons qu’on asphyxie

mais on goûte encore un peu
l’innocence de ce jour
froissée à peine dans les pages d’un journal

Ce matin les lauriers sont coupés
Une main rapide les a laissés là
De l’autre côté de la grille
Maison aux yeux clos
Que rien ne distingue d’une autre
Pour le passant
Comment pourrait-il savoir
Ses intérieurs retournés
En mue d’étoffes et de papiers
Exhumant parmi les meubles
Un labyrinthe de signes
Pour quelle main
Cette aiguille et ce fil laissés là
Seule la pendule continue son office
À séparer le temps

Ici s’arrêtent les nouvelles
du monde des hommes désaccordés
petit enclos voué aux herbiers
de la parole tenace
chacun ici se recueille
accueille les mots
qui continuent leur course dans le silence
très loin des clameurs et des ruines
leur vibration trace une frontière paisible
invisible pour ceux qui passent à côté
parole précaire et vulnérable
précieuse ô combien
qui dit la déchirure témoigne
des inquiétudes du temps
lieu désarmé
où la mort passe sans s’arrêter
ouvert à la fillette qui ose
risquer sa trottinette en riant

Sète, 31 juillet 2015
A Nicole Drano-Stamberg

Albertine Benedetto écrit et enseigne les lettres à Hyères dans le Var. De nombreuses revues ont accueilli ses textes, elle a collaboré à quelques ouvrages collectifs et sa poésie aime voisiner avec la musique comme avec les arts visuels.
Elle a peu à dire sur elle-même, préférant qu’on la lise mais elle aime dire à voix haute toutes sortes de textes.

2021 : Sous le signe des oiseaux, avec des œuvres de Renaud Allirand, éditions L’ail des ours
2019 : Vider les lieux, illustré par Hélène Baumel, publié aux éditions Al Manar
2019 / 2017 : Gérardmer, poème à trois voix – édition trilingue, français-allemand-espagnol, éditions PVST, 2017, réédition 2019 au Mexique aux éditions de La Cartonera
2018 : Le Présent des bêtes, illustré par Henri Baviéra, publié aux éditions Al Manar (2016), Paris, Prix Jean Follain de la Ville de St Lô
2015 : Alma mater, cinq pauses sur cinq gravures de Nathalie Prats
2015 : Eurydice toujours nue, revue Chiendents, éditions du Petit Véhicule, Nantes
2015 : Sur le fil, collections « Encres blanches », éditions Encres vives
2015 : Centenaire, revue Friches, n°117 (« Hors champ »)
2015 : Orphée etc., revue en ligne Recours au poème
2013 : Glossolalies, éditions de l’Amandier, Paris
2009 : Effraction, livre d’artiste en collaboration avec Pascal Fayeton, photographe
2008 : Je sors, éditions Les Cahiers de l’Égaré, Le Revest-les-eaux

Certains poèmes ont été mis en musique par :
Bernard Vanmalle (Bleu de sel, éd. Les Cahiers de l’Égaré)
Tristan-Patrice Challulau (Requiem pour une mère, mélodies qui suivent le Requiem pour le Roi Baudoin de Belgique)

www.liberlibra.com


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