Isabelle Lévesque : Pour ce livre, tu as fait appel à Anne Marie Finné pour accompagner ton poème. Pourquoi elle ? Comment s’est passée cette collaboration ? Que retrouves-tu de ton poème dans ses peintures ?
Véronique Daine : Avec Thierry Horguelin (directeur de la collection D’autre part) et Thierry Chauveau (éditeur), on s’est beaucoup interrogés sur l’accompagnement du texte par un plasticien. La seule chose dont nous étions sûrs, c’est notre envie d’une rencontre aussi heureuse que celle des peintures d’Alain Dulac et du texte Extraction de la peur. Pour ma part, je rêvais que l’artiste avec lequel se ferait ce travail représente dans son langage d’artiste sa propre gueule, c’est-à-dire l’exigence à laquelle il ne peut se soustraire, qui le bouffe, le dévore de l’intérieur et l’amène à peindre. Finalement, les choses se sont faites autrement : en visitant une exposition du CACLB (Centre d’Art Contemporain du Luxembourg Belge), j’ai eu un véritable coup de foudre pour le travail d’Anne Marie Finné. Tout de suite, j’ai eu envie de ses carbones rouges pour Amoureusement la gueule. J’ai aimé l’énergie qui se dégage de ces petits formats, comme une sorte de force vitale. Et j’ai aimé ce rouge, intense, organique. Il y a aussi ce que je perçois comme un rythme d’un dessin à l’autre. Il me semble que ces 6 carbones, ensemble, c’est la gueule, c’est son battement, son exigence, sa matière.
Dès que les Thierry ont vu le travail d’Anne Marie, eux aussi, je crois, ont ressenti ce « c’est ça ! » qui a conduit à ce compagnonnage qui me donne du bonheur.
Isabelle Lévesque : En héraldique, le gueules (au masculin et avec un s), c’est le rouge. Est-ce la couleur du livre, comme semblent l’indiquer les peintures qui l’accompagnent ?
Véronique Daine : Là, tu m’apprends quelque chose que j’ignore (le nom et le symbolisme des couleurs en héraldique)...
Avant la rencontre avec les carbones d’Anne Marie Finné, je ne m’étais pas figuré la gueule. Elle est une sensation vécue dans le corps ; plus précisément, un ensemble de sensations, que je m’applique à observer et à relater dans le texte (le battement, les yeux sourds, le souffle ralenti...) mais auxquelles j’aurais sans doute été incapable de donner une représentation. Ce sont les carbones d’Anne Marie qui ont révélé la forme et la couleur de la gueule, comme s’ils me donnaient à voir cette chose dont je ne sais rien sinon ses manifestations dans mon corps.
Mais désormais, oui, si la gueule a une couleur, ce ne peut être que ce rouge, qui évoque à merveille « la bête joyeuse » dont parle Bernard Noël à propos de la langue : Il y a cette force […] Elle fait de la langue une bête joyeuse (Mon corps sans moi, Fata Morgana). Je n’apprendrai à personne que le rouge est bien sûr la couleur du sang, de ce qui pulse en nous, autant que la couleur de l’amour. Et mon lien à la gueule est bien un lien de nature amoureuse.

Isabelle Lévesque : Peut-on considérer Amoureusement la gueule comme la suite d’Extraction de la peur ? Ce nouveau livre est-il aussi le récit d’une lutte contre la peur ?
Véronique Daine : Dans mon esprit, Amoureusement la gueule est sans lien avec Extraction de la peur. En tout cas, à aucun moment de l’écriture de ces fragments, je n’ai eu la sensation de poursuivre Extraction de la peur. Pour moi, Amoureusement la gueule relate une autre expérience, celle de ce qui se passe dans le corps lorsqu’on écrit. On pourrait penser qu’écrire est une activité purement cérébrale, or beaucoup de choses (peut-être l’essentiel) passent par le corps. Je pense que c’est particulièrement vrai pour la poésie ; j’aimerais beaucoup en discuter avec des romanciers pour savoir comment ils vivent l’expérience d’écrire. Il serait aussi passionnant d’entendre à propos de leur processus de création des plasticiens, des musiciens, des danseurs, ...
Pour revenir à ta question, je crois aussi qu’on ne sait jamais vraiment ce qu’on a écrit, ou qu’on ne le sait que bien tard, et très souvent via le retour que nous font les lecteurs. On ne sait pas non plus à quelle place s’inscrit un livre dans la continuité de ceux qu’on a écrits jusque là. Peut-être qu’un jour, grâce à ta question, Amoureusement la gueule s’inscrira dans la filiation d’Extraction de la peur...
Isabelle Lévesque : Dans Amoureusement la gueule, les phrases m’ont paru plus courtes que dans Extraction de la peur, comme pour une « [l]angue-bélier » maîtrisée et punchée. Vois-tu une évolution dans ton écriture entre ces deux livres ?
Véronique Daine : Dans mon expérience d’écriture, la même langue ne peut servir à écrire deux livres. Chaque livre représente le temps durant lequel j’ai séjourné dans la langue – ou l’expérience de langue - dans laquelle le livre s’est écrit. Lorsque tel livre s’achève, c’est telle expérience du langage qui se termine. Au-delà, cette langue singulière – autant qu’éphémère – perd ce qui la rend vivante et meurt. Vouloir la prolonger m’amènerait à entrer dans l’exercice de style, ce qui n’a pas d’intérêt pour moi. Il me faut alors chercher une autre expérience dans laquelle me maintenir vivante.
D’un autre côté, cette nouvelle expérience de langage n’est pas radicalement étrangère à celle qui la précède ; simplement, elle conduit ailleurs ou va plus profond, s’affine, s’accélère ou ralentit ; en un mot, se métamorphose.
Je perçois le langage comme la croûte terrestre : formé de différentes strates géologiques. L’exploration d’une strate peut révéler des fissures qui donnent à pressentir une autre couche, enfouie plus profond. Et ainsi de suite. Je pourrais dire que chaque livre est l’exploration d’une de ces strates.
Isabelle Lévesque : Tu as rappelé cette épigraphe de ton livre empruntée à Bernard Noël qui évoque la langue comme « une bête joyeuse ». Cela implique-t-il de la sauvagerie ? À la p.58, tu parles des « bêtes de la peur » et du « corps dépecé en pièces. En folle frénésie de gueule ». Actéon et les risques de l’amour ?
Véronique Daine : Je crois que la langue a longtemps été pour moi un adversaire que je devais combattre.
Ce n’est que récemment qu’elle est devenue cette « bête joyeuse » dont parle Bernard Noël. Et j’adore cette expression car elle dit la puissance et la sauvagerie en même temps que la joie. Comme tu le notes très justement, c’est sans doute dans Extraction de la peur que s’est accomplie la métamorphose. Il me semble que l’ancien adversaire est devenu cette « bête joyeuse » lorsque mon écriture s’est ouverte à plus d’oralité, ou, dit autrement, lorsque j’ai accepté de rendre à la langue la part de corps qui lui revient.
Isabelle Lévesque : La « gueule » du titre revient dans nombre des 49 paragraphes du livre. On est tenté de donner divers sens à ce mot. Une force de vie, un instinct animal, le sursaut de l’écriture, le cri, mais aussi ce qui dévore, enfouit et fait disparaître. L’enfouissement dans cette gueule, amoureusement, est-il de l’ordre du plaisir ou du soulagement, de la simple fin de la douleur ?
Véronique Daine : La gueule, c’est l’exigence d’écrire. C’est ce qui réclame que je lâche tout et me mette à écrire. C’est à la fois dans le corps, ça tiraille et récrimine ; et dans la tête (je n’ose dire la pensée car cela n’a rien d’une pensée) sous la forme d’une rêverie, un égarement dans le vague. C’est parfois très impérieux, ça exige tout de moi. Ça exige que je me donne corps et âme à cette chose, comme s’il n’y avait qu’elle, comme si je n’avais pas de vie, pas d’enfants, pas de compagnon, pas de travail, pas d’amis, de courses à faire, de repas à préparer, etc etc. C’est une gueule, oui, une gueule monstrueuse qui me bouffe, me dévore, m’engloutit. Et lorsque je peux y céder, c’est bon comme le plaisir amoureux, c’est charnel, ça soulage quelque chose dans le corps, c’est heureux. Mais quand je ne peux y céder, c’est un duel entre la gueule et l’obligation d’aller dans le monde, de répondre aux obligations familiales, sociales, professionnelles, etc (ce que j’appelle le visage).
Alors, oui, comme tu le dis, c’est de la sauvagerie, c’est animal, c’est tout-puissant, c’est une énorme force de vie ; ça dévore, ça met en pièces, c’est frénétique et amoureux ; mais quelquefois aussi, c’est une menace ou un péril lorsque je n’ai pas la force de répondre à cette toute-puissance.
Avant de comprendre cette gueule et son lien à l’écriture, et pouvoir l’accepter, je pensais qu’il y avait en moi une énergie noire tellement puissante qu’elle pouvait me détruire si je ne l’épuisais pas. Alors j’épuisais mon corps dans des marches forcenées pour que cette énergie s’apaise et me laisse tranquille.
Depuis, j’ai compris que cette énergie que je pensais destructrice est une formidable pulsion de vie, et je reçois d’elle beaucoup de joie.

Isabelle Lévesque : Dans ce livre, tu évoques les motets de Guillaume de Machaut qui étaient déjà présents dans Extraction de la peur (avec la musique de Jean-Sébastien Bach). Quelle est la place de la musique en général, et de ces œuvres en particulier, dans ton écriture ?
Véronique Daine : Tu as raison, Guillaume de Machaut et Bach étaient déjà présents dans Extraction de la peur, et Josquin des Prés dans R.B. J’adore la musique, toutes les musiques : contemporaine, de la Renaissance, baroque, du monde, le jazz, la chanson française, la pop,... Certaines musiques sont plus en résonance avec mon écriture (je ne saurais pas écrire en écoutant de la chanson française ou de la musique pop par exemple) et contribuent à cet égarement dans le vague dont je parlais plus haut. Les motets de Guillaume de Machaut interprétés par The Hilliard Ensemble me plongent presque immédiatement dans cet état de rêverie, cette absence au monde dont la gueule raffole.
Mais à côté de cela, et d’une manière générale, je privilégie plutôt le silence pour écrire et pouvoir percevoir la présence des oiseaux, qui a également sa place dans mon écriture.
Isabelle Lévesque : Tu écris d’Yves Bonnefoy qu’il était « tranquillement là, tranquillement dans [t]a vie jusqu’à l’oubli ». Quelle place tient ce poète pour toi ? Quels sont les autres poètes qui comptent pour toi ? Te sens-tu des affinités avec Beckett ou Tarkos et sa « boule de gueule à gorge qui grogne » (Christophe Tarkos, Caisses, Éditions POL, juin 1998) ?
Véronique Daine : J’ai beaucoup lu Yves Bonnefoy il y a quelques années ; sa poésie et sa pensée sur la poésie ont compté pour moi, ont contribué à ce que j’appellerais mon « éducation poétique » (comme on parlait d’éducation sentimentale au XIXe). Au même titre que d’autres écrivains : Beckett bien sûr, Pascal Quignard, Philippe Jaccottet, Jacques Ancet, André Schmitz... C’est à eux que je pense en cet instant mais il y en a certainement d’autres que j’oublie. Je me nourris aussi beaucoup des écritures contemporaines qui témoignent d’expériences de langage singulières.
Christophe Tarkos, je ne le connaissais pas avant que tu m’en parles. Alors j’ai lu Caisses et j’ai découvert un poète dont l’expérience avec le langage m’intéresse fort. Il est certain que sa « boule de gueule à gorge qui grogne », dans le choix des mots mais aussi très fort dans le rythme, évoque le battement qui anime ma gueule. Merci à toi pour cette découverte !
Pour commander le livre :
https://lherbequitremble.fr/livres/amoureusement-la-gueule.html

Après un burn out qui -considère-t-elle- a sauvé sa vie, Véronique Daine a fait le choix de mettre au centre de son existence ce qui compte vraiment. Désormais, elle partage son temps entre moments de lecture et d’écriture, animation d’ateliers d’écriture, une activité d’art-thérapeute et de longues marches avec Sarak et Lola, ses deux grandes chiennes.
Derniers livres publiés :
La division des choses, Le Taillis-pré, 2010 (Prix Robert Goffin)
R.B., L’herbe qui tremble, 2010
Extraction de la peur, L’herbe qui tremble, 2016 (Prix Marcel Thiry)
Amoureusement la gueule, L’herbe qui tremble, 2019
EXTRAITS :
[Page 9]
Le matin je fais mon matin. J’avance rêvasse regard en coin. Me perds dans le vague. Attends que ça ravisse enlève égare. Le regard prêt à se défaire du visage. Mais rattrapé aussitôt par le visage qui résiste. Parce qu’il y a l’autre. Parce qu’il y a qu’on ne peut être sans visage devant l’autre. Surtout où aucun visage ne peut s’exposer.
[Page 11]
Faire le matin je crois que c’est écrire. Rien à voir. C’est s’enfoncer. Sans mots. Sans phrases. Juste s’enfoncer. Amoureusement.
[Page 51]
Le matin dans la chambre les yeux gueule le visage gueule les jambes et le corps tout entier gueule. Le ventre aussi. Mais la langue ? La langue rien. La langue muette tue. Non-gueule la langue. Radicale non-gueule. Le corps alors à inventer la langue. À la lever battre. À s’exténuer pour que ce soit transe en langue. Que ça pulse et pilonne. Que ce soit mufle. Que ça vore increvable au corps. Et qu’enfin ce soit de langue loin en gueule.
[Page 53]
Langue-bélier aux parois du corps. Langue-bélier et ça y est. Ça démarre. Ça cogne et ça boute. Ça cherche ses mots. Monte au cerveau. Ça monte et s’emballe par capillarité. Ça fait corps et c’est de gueule. C’est mufle et m’affame. Ça famine ses mots en moi. Ça me prend m’épouse. Me prend prise épousée à grands coups de langue-bélier.
[Page 56]
Faire amoureusement c’est arpenter le matin. À grandes enjambées. En espérant que ça cède et glisse dans la fente où la gueule vient chercher sa pitance de corps en échange d’un peu de saccade amoureuse. Et l’insensé courage de durer tiendrait pour beaucoup en ce presque rien de saccade en langue et corps.
Véronique Daine, Amoureusement la gueule
Dessins d’Anne Marie Finné
L’herbe qui tremble, 2019 – 70 p., 134 €
https://lherbequitremble.fr/livres/amoureusement-la-gueule.html