Anne Bregani est née à Berne en 1951.
Depuis 1957, elle vit principalement à Lausanne, au bord du Lac Léman.Après son baccalauréat, elle étudia aux Beaux-Arts de Lausanne. Elle intégra ensuite l’Université où elle obtint sa licence en Sciences politiques, mention histoire.
Elle enseigna ensuite le français et l’histoire en école privée, à des jeunes de 10 à 18 ans, en situation de difficultés scolaires. Elle se ré-orienta ensuite dans l’enseignement de la lecture à tous ses degrés et au français langue étrangère à des adultes et, joignant l’école publique, elle poursuivit dans cette voie en classe d’accueil durant la majeure partie de sa vie professionnelle, avec des enfants de 10-12ans, issus des migrations, en particulier avec ceux qui rencontraient de grands obstacles, notamment parce que peu ou pas scolarisés dans leur pays d’origine. Ceux-ci lui ont fait voir sa langue première dans toutes sortes d’états et leurs cœurs sont parmi ceux qui nourrissent le sien.
Dans un mouvement d’extension naturelle du poète, - et grâce à un peu d’argent légué par une tante d’Italie et par son frère André -, elle a créé à Lausanne une petite maison de poésie, les Éditions « Le Temps de l’Arc », pour pouvoir donner également cours à d’autres voix que la sienne.
Extrait de Le livre des séparations, 1997
ET PASSE
Ecrire me viendra
comme une étoile au milieu de la main(main ramassée
liée à l’instrument de tous ses doigts
et puis, ouverte)dans la page gît une mémoire incisive
où je deviens
demeure
m’incruste
puis traverse la jonchéefaisant feu de la langue de bois
j’ignore enfin comment parler
échappée aux mensonges
par le couvert des motsde cette autre rive
m’élançant hors de mon nom
sans certitude sans garantie
du jour clair augmentéecependant
ma vie me désentrave
Extrait de Chroniques du nord-est, 2001
CICATRICE
Le fil de l’encre
qui court
réparant réparant
les bords irréguliers de plaies éparsesainsi
le poème est cousu
dans la peau
chair vive qui fut jadis blessureAPPEL
Contemplant
la droite beauté du pin
je suis
submergée
secrètement enfouie
dans l’humus de la souffrance
ignorant
le nouveau nom qui me nommeinfiniment léger
le vent bouge
contre le vert du mélèzej’entends qu’on m’appelle
écorce peau
feuilles rumeurs de croissance
pétales d’une rose
étude souveraine
de la couleur
Extrait de Lettre au Couchant, 2004
LES DEUX FRÈRES
Dans la forêt enneigée
côte à côte
marchent deux frères
ils portent droites
leurs têtes de cheveux couronnéessont-ils entourés d’un rêve ?
une brume lumineuse les enturbanne
un vol d’oiseaux les accompagneprofonde, profonde forêt
où chevauche le temps
par des sentiers secrets !sur le plus jeune
couvert de plaies
s’appuie l’aîné qui boîte
misérables cependant ils ne sont pas
leur tunique seule
est-elle défaite ?le boiteux prophétique
murmure une parole
dont le cadet fait un chant
le loup aux prunelles ardentes
est son emblème
le cadet vif et peureux
s’est vu attribuer le lièvrela terre lourde sous leurs pas
se mêle à la neige
brassage des mondes
texture de l’hiver
les foyards nus
les chênes les pins altiers
tout comme nous
d’espace et de branches habités
se balancent
ébranlés par le souffle
tour à tour puissant et doux
du venterrance
voyage
quête ?
non
simple marche
dans l’immensité
air flocons nuée
où sont vos limites ?
sinon contre la peau des deux frères
une respiration
un battement du mystère
Extrait de La Porte du Nord, 2007
LA VISITE DU CERF
Regarde
qui vient
des confins de l’espace-temps
avec ses bois en coupe
où il reçoit le flux
de mémoires encore innomméesn’est-ce pas
le souffle de l’éternité
qui balaie sa ramurene l’ai-je pas vu
dresser
sa frémissante présence
aux Marches de la nuit
sur le seuil de ma demeuren’a-t-il pas
dansé
sur les terres du deuil
tout ciel debout
sur sa tête fièreil s’avance
comme un roi
me fait reine fugace
qui rencontre son âme
de beautéen ton thorax
est une ramure
où se déploient
tes poumons ciel de
ton cœurau son du tambour intérieur
bondit
le danseur
Extrait de Oiseaux et autres instants, 2012
D’un battement de ciel
Informée
l’aile se meut
Extrait de De brume et de feu, 2014
Brassant l’encre du ciel
jusqu’à ce bleu unique
les martinets du soir****
Parti voir
le vaste monded’un choc
il arrive dans l’autre
le jeune renard****
Lac
gris, vert, bleu sombre
le voyage descend
dans ses profondeurs****
A quel frêne oscillant
dans l’argent de sa membrure
as-tu coupé ta lance
ô Achille ?****
Montant à la verticale
par le col du Grand Mélèze
les fourmis****
La vois-tu
la neige cristalline
sur le chrysanthème blanc ?****
Ô neige !
monde couvert de pages
où écriront
l’oiseau, le chat, le marcheur !****
Étourneaux
fumée des âmes errantesarrivée ou départ ?
****
Où est l’eau ?
où, le ciel ?
lac sans frontières
tout entier dans la splendeur****
Sur le route
tu as donné l’eau de tes yeux
pour ton petit frère
pour ta petite sœurcomme vous auriez ri !
comme vous vous auriez parlé !****
Les poèmes
gravés sous l’écorce
montent lentement à la lumière****
Yeux déformés
ailes amoindries
nos sentinelles
ô papillons de Fukushima****
Matin
le jour jaillit
de la gorge d’un oiseau****
Il recommence
à fixer
l’or du soleille mélèze d’octobre
****
Défaites, dégels, tourments
dans quoi plonges-tu
ton cœur de feu
brûlé !****
De l’animal intérieur
captant le souffle !
le suivre
jusqu’à la vision
Extrait de L’eau, les étincelles, 2017
Je suis le vent
quand il n’y aura plus d’herbes
je danserai sur la terre nue
sur les eaux
sur les pierresà contre-ciel
vogueront des navires de nuages
ou la voile haute
de Sire SoleilJe suis le vent
quand il n’y aura plus d’arbres
de forêts de fourrés
vos maisons toutes ruinées
je tournoierai
avec le feu des étoilesavec la frégate nocturne
sous la lune
j’appareilleraiLa pluie
me donnera
toutes les larmes dont j’ai besoin
et mon souffle
fera palpiter
le cœur océanique
de l’espaceje te dis
que je suis le vent
rien ne m’arrêtera à l’horizon****
MIGRER
Je viens de ceux
qui n’ont pas de nomils venaient
du riz amer
ou des montagnes noiressur la pente verte
parfois
d’étroits bosquets de bouleauxet toujours l’eau
cascade
fine rivière ou fleuve
lacs
quelles traversées souterraines
elle seule a suesles sons mouvants
des pierres au torrent
les pas, ah, quelle patience !
si nombreux
hésitants ou fermes
égarés ou joyeux
par tous les temps
sous l’auvent du jourJe chante à voix nue
car jusqu’à moi est venu ce flux
où ils seront nommés
elles et eux
qui ne sont ni princes ni rois
ni persécutés pour une noble cause
ni chassés par divine fureurdans leurs cœurs silencieux
ces chemins incessants
cet abri précaire
où émerger de la misère
de la terreur d’être sans pain
de ne devenir rienils sont si longtemps
restés sans récitPar ma gorge
ils se fraient une piste
jusqu’à l’air libre
par ma voix
ils sont nommés
rendus à leur intime royauté
eux qui marchent
pieds nus sur cette terremon chant leur donne
sandales ailées
pour traverser l’espace
jaillir vivants
dans la lumière des mots
Extrait de Pour un carré d’herbe verte, 2022
MARE NOSTRUM
Mer d’entre les terres
Carthage, Byzance, Venise
Oran, Tanger, Alexandrie
Patras, Smyrne, Byblos
tes portes
dont les noms rêvent
aux limbes de nos espritschamp d’innombrables batailles
traversée des galères
si tu fus jadis tombeau
ton sel a blanchi les os
de tes séjournantsÔ mer couleur de vin
désormais de sueur, d’angoisse
et de sang
en tes étendues tu contiens
un vaste cimetièredu pont des navires
du fond des barques
de la nuit des cales
incomptables
incomptés
ceux en ton sein tombéstoi seule les recueille
tes eaux sont humanité
quand nous sommes désertés
nos noms avec les leurs sont voilés
peut-être à jamais obscurcis
par notre perverse ignorancetes hauts portiques
d’écume et de vent
ne prennent pas
un aussi lourd tribut
la tempête même
est plus clémente
que nos murs
de mensonge et de peurÔ mer
quand nous verrons notre crime
nos larmes seront-elles assez salées
pour blanchir les squelettes des rejetés ?
seront-elles assez salées
pour que le remords nous atteigne
et avec lui le début
de la transformation ?ou n’aurons-nous
que ces vagues regrets
resterons-nous
face aux noyés
cachés dans la brume ?comment
à eux
à nous
tournerons-nous le dos ?quand je vois
notre inhospitalité sans limite
je trembleLe vent dépose
sur mon seuil
les braises de l’automne
rougeoyant de feuillessur le rempart encore
je me tiens
guettant
l’invincible matinquand la peste de nos peurs
issue de lèvres menteuses
redeviendra
paroleNB. « Mer couleur de vin » est une expression d’Homère.
****
Ici
là
soudain
ta silhouette
ta cheveluremais je te croyais mort
frère !****
Ce trou
tu l’as creusé
dans les eaux du lac
pour capturer le ciel****
Quand viendront les voix inhumaines
y aura-t-il un Veilleur éblouissant
pour nous faire passer
entre les tentes ?****
Dans l’hiver de nos cœurs
ignorant quel rosier
prépare sa floraison
Bibliographie
- Le territoire de l’oiseau, éd. Samizdat, Genève,1996
- Le Livre des séparations, éd. Samizdat, Genève, 1997, Livre de la Fondation Schiller suisse, 1998
- Chroniques du nord-est, éd. Samizdat, Genève, 2001
- Le territoire de l’oiseau, 1996 et Le Livre des séparations, 1997, en collection Poche-Poésie, Éd. Empreintes, Suisse, réédition en 2003.
- Lettre au Couchant, 2004, éd. Samizdat, Genève / Prix Festival Rilke de Sierre
- La Porte du Nord, éd. Samizdat, Genève 2007
- Le Temps de l’Arc, éd. Samizdat, Genève, 2010 / Grand Prix de la Littérature Alpes et Jura, Mention spéciale de l’ADELF
- Oiseaux et autres instants, avec des gravures de Danièle Ansermet, éd. Samizdat, Genève, 2012
- De brume et de feu, avec des gravures de Danièle Ansermet, éd. Samizdat, Genève, 2014,
- L’eau, les étincelles, avec des gravures d’Armand Desarzens, éd.Samizdat, Genève, 2017
- Aller, poème d’Anne Bregani avec neuf gravures de Christiane Jacques, éd. Raymond Meyer, Pully, 2021, édition limitée
- Pour un carré d’herbe verte, éd. Le Temps de l’Arc, Lausanne, 2022
- Au feu de la vision, à paraître, en automne 2024
Voir également le site Poésie romande : https.//poesieromande.lyricalvalley.org
- où j’ai répondu à trois enquêtes poétiques :
« Poésie et sacré » février 2016
« Sur l’engagement », avril 2016
« La poésie et l’écologie », décembre 2023
- où l’on peut m’entendre et me voir dans l’Anthologie vidéo.
Page d’auteure proposée par Françoise Delorme