Photo : Marlène Laviale
3.
• Quelle que soit l’unité de temps, jours, mois, saisons
• Une archéologie de nos frayeurs. Oubli des noms, ce qui ne peut rester. Tout de même, il n’y a pas de limites, comme on voyage dans un hémisphère sans voir
La circularité, je dis espace, tu dis contours.• Connaître son décors ; connaître son échelle. Tu ne commentes pas le monde
et l’angoisse vient de ce que tu as raison.• Démuni de toute échelle et de toute unité. Quelle que soit
L’unité de temps, jours, mois, saisons
besoin de l’unité parce que dépourvu de tout.• Toutes les dimensions pourtant. Peur parce qu’il y en a trop, ce n’est pas
mais plutôt incapacité de mouvement, trop d’espace. Trop d’écart entre soi et
le monde le monde le monde : croyance qui ne veut pas prendre.• Ni se déprendre des volumes. Esprits pluriels et intuition des formes : comment veux tu
Ne pas tomber. Je dis encore espace, décors, échelle, non pas l’énumération de ce qui passe.
Combinaisons dedans et autour, non pas contours.• Jamais perdus là où l’incertitude est certaine. Jamais immobiles où sont les choses nouvelles.
• Tu ne crois
Ni à la force ni à la puissance. Je n’ai pas de croyance.• Tu es ma force.
4.
• Ce n’est pas un pays pauvre, c’est un corps, même sans souvenir. Seule manière d’exister dans le temps, raison pour laquelle on creuse. On pourrait le dire autrement mais on ne trouve pas.
On creuse autour.• Les mains les touchent. Toutes les parties se touchent.
Un corps qui répète, qui se répète.• Vision des parois que l’on imagine sombres sans pouvoir déterminer une couleur. Dans la concentration, c’est ce qui pousse vers l’extérieur mais c’est d’être contenu qui rend possible cette poussée.
• Ne cherche rien, ne produit rien. Les gestes sont une configuration du corps. Il n’y a pas de consignation. Il n’y a pas de souvenirs.
• Une mémoire seulement. Dire mémoire, dire corps.
Chose qui dure et qui est pauvre.• Déplacement et déformation. Donner, prendre et retirer la forme. Toutes les traces éliminées par d’autres traces qui piétinent et conservent les précédentes. Cette absence de souvenir est information.
• Articulations qui ne sont pas des pronoms.
• Même sans souvenir marquer et creuser. Non pas la ligne laissée derrière soi par ce qui bouge, mais le creux d’une forme, et jusque dans l’absence une marque, un renfoncement, une organisation de ce qui aurait pu être.
5.
ruissellement du dehors
obstination du mouvement
l’hiver d’un point de vue grammatical
toute chose posée dans son renoncement
6.
Aucun excès dans cette densité, toutes formes liées par la lumière. Ni faille ni brisure mais : sentiment de voir que des choses sont absentes.
Au sein de l’harmonie, perception de ce qui n’est pas là ou de ce qui est invisible
(impression de beauté).Parfaitement là dans le manque.
L’herbe imagine qu’elle est herbe, qu’elle est herbes. Invente le pouvoir de découper, c’est ce qu’est l’invention. Elle se produit elle-même.
Les herbes sur le monde, la roche, le sable, l’humus.
La pâte de l’argile.Voir est possible.
7.
En réalité personne ne marche dans la rue
comme intolérables ces trous
où se porte le regard meurt
une véritéRien ne menace la maison en feu
membrure de bord de route ton totemMême si même si
se répète en somme comme
une prévoyante police d’assuranceAu grand désert de cette terre
sous les yeux
la matière pourtant est si peu matérielle
Entretien avec Clara Regy
Écrire, écrire, oui, mais à quel moment avez-vous éprouvé le désir ou le besoin de montrer vos « productions » ?
A partir du moment où j’ai compris ce que j’écrivais signifiait pour moi, et, de manière générale, la signification et la place qu’a la poésie pour moi.
Or il y a certaines formes d’écriture qui ne peuvent exister qu’en se rendant disponibles. Je le formule ainsi parce que je crois que la poésie nécessite et implique une disponibilité, tout en créant à son tour une forme de disponibilité. La question n’est pas avant tout pour la poésie, contrairement à certaines formes d’écriture, d’être lue mais de pouvoir l’être.
Tandis qu’inversement, d’autres pratiques existent justement à condition de ne pas être disponibles. C’est par exemple le cas du journal intime, un genre qui m’intéresse énormément. D’autres existent sur un mode apparemment éphémère, volatile, celui de la conversation, de la conférence ou de la performance.
C’est un peu comme dans le monde du vivant où différentes formes de vie ont différents modes de reproduction : reproduction sexuée, division, rejet ou surgeon, graines portées par le vent, racines creusant sous terre etc. Peut-être que “montrer ses productions” est un peu l’équivalent d’atteindre une maturité sexuelle.Avez-vous des rites ? Lieux, moment, ordinateur, papier crayon ? Qu’est ce qui vous semble essentiel lorsque vous écrivez ?
Je n’ai pas de rites. Il y a certainement des lieux, moments, pratiques statistiquement plus fréquentes que d’autres, mais je ne les vis pas comme des habitudes. Plutôt que des rituels, il y a des conditions favorables, bien sûr. Mais je crois que d’une part il faut essayer de susciter de telles conditions, d’autre part qu’il faut s’efforcer d’être assez souple, assez plastique pour ne pas en dépendre profondément. C’est-à-dire de ne pas se dire « je ne peux pas travailler si je ne suis pas seule, si je n’ai pas trois heures devant moi », mais voir ce que ça donne quand on est obligé de travailler dans d’autres conditions.
Ma manière de procéder, pas uniquement pour la poésie, consiste à rassembler des matériaux, puis à voir comment ils résonnent, seuls ou ensemble. Je me constitue alors en chambre d’échos, mais c’est un je totalement dépouillé, l’instrument de travail dont il se trouve que je dispose, qui conditionne évidemment le résultat mais qui est finalement le fruit du hasard. Ce qui n’empêche pas (et c’est ce qui rend les choses passionnantes) de travailler sur l’instrument qu’on est pour soi-même, tout comme le sportif travaille son corps ou le jardinier sur sa terre.
Donc il y a plusieurs phases, une partie du travail consiste à retravailler, à laisser reposer ou retomber la matière pour voir ce que ça donne et ce qu’il faut en faire. La difficulté est que le temps est un ingrédient indispensable.Ce qui est essentiel ? Comme pour tout le monde, j’imagine : qu’il y ait une dimension essentielle.
Quels sont les auteurs qui ont pu inspirer ou inspirent encore votre écriture si particulière ? Et quels sont ceux qui vous accompagnent toujours ? Poètes ou non ?
Question très intéressante évidemment, mais terriblement intime !
J’ai vraiment beaucoup de scrupules à y répondre. A cause de ce qu’il faut dévoiler, mais aussi de ce qu’il faut sélectionner, de ce qui sera oublié.
Je pense que tout ce que je lis est susceptible de servir de matière à l’écriture, et à d’autres choses d’ailleurs. Mais bien sûr, ça n’est pas ce qu’on entend lorsqu’on parle d’inspiration, de référence ou de modèle.
Parmi les écrivains et poètes très importants pour moi, je pourrais citer, Pizarnik, Niedecker, George Oppen, Proust, Kafka, Wittgenstein, Glenn Gould. Les vivants sont tout aussi importants, mais de façon différente, puisque c’est une œuvre en mouvement, en cours d’élaboration qu’on lit dans ce cas là.Pouvez-vous nous présenter « Derviche tourneur » votre revue ?
N’est-ce pas un pari fou de créer une revue « papier » aujourd’hui ?Fou ? Il ne me semble pas.
Parmi les choses folles que peuvent faire les êtres humains, celle-là est bien modeste.
Fou financièrement ? Ça ne l’est pas si on n’a aucune intention de gagner de l’argent, et qu’on accepte dès le départ d’en perdre. On s’ajuste à ce dernier paramètre. Il y a des gens dont c’est le métier de faire quelque chose de rentable en éditant et diffusant : c’est bien, mais c’est autre chose. Je ne trouve pas fou de dissocier production, fabrication et création.Ou alors il faudrait considérer la folie comme une norme.
Pour en revenir à la revue, elle compte pour le moment trois numéros, en moyenne un numéro par an, mais il n’est pas impossible que le rythme s’accélère un peu. Chaque numéro est de nature et de format différents. La dimension matérielle est importante, on essaie à chaque fois de fabriquer un objet, en prêtant attention aux techniques d’impression, au papier, à la typographie, en inventant des mises en pages et des pliages, mais un objet pauvre, artisanal, et valant aussi pour sa pauvreté.
Et pour terminer si vous deviez définir la poésie en trois mots, quels seraient-ils ?
Si on parle de la poésie en tant que texte, et notamment en tant que texte écrit, de la poésie en tant que pratique d’écriture (il y a aussi, par exemple, en tant monde, en tant que rapport au monde, ou la poésie en tant que pratique éditoriale, en tant que rapport à la création, mais aussi la poésie en tant que milieu), je propose :
pensée, langue, expérience.
Pour moi, la poésie est à la fois le lieu d’une pensée et le lieu de la langue. C’est-à-dire un espace où pensée et langue existent chacune par elle-même et pour elle-même, indépendamment l’une de l’autre, mais en étant réunies en un même lieu.
Expérience, au sens où toute expérience devrait pouvoir être une expérimentation. C’est finalement encore un mot qui peut renvoyer à l’idée de lieu. L’expérience est le lieu où ça se rassemble, où ça se vit.
Je suis née en 1981, j’ai passé une partie de mon enfance et de mon adolescence à l’étranger, et je vis maintenant près de Toulouse.
J’écris de la prose et de la poésie, et je fais partie d’un duo de poésie sonore et de bruitisme (dont on peut écouter des exemples ici : https://soundcloud.com/duclosduclergue). J’édite la revue Derviche tourneur.
J’ai exercé ou exerce différentes fonctions dans l’édition, l’informatique et l’enseignement, et je fais actuellement un doctorat de philosophie