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Autour du feu, Françoise Delorme et Florence Saint-Roch.

mardi 6 avril 2021, par Florence Saint Roch

Chapitre huit.

FSR : Je rebondis, Françoise, sur tes derniers propos. Dans la première partie d’Aromates chasseurs, plus précisément dans le poème intitulé « Lombes », René Char écrit ceci :

« Ô la nouveauté du souffle de celui qui voit une étincelle solitaire pénétrer dans la rainure du jour ! Il faut réapprendre à frapper le silex à l’aube, s’opposer au flot des mots. //Seuls les mots, les mots aimants, matériels, vengeurs, redevenus silex, leur vibration clouée aux volets des maisons ».

Cette prescription, que le poète adresse à lui-même comme à tout un chacun, sonne aussi comme une exhortation. Au commencement du jour comme à l’aube du poème, revenir, en des préalables nécessaires, à cette pratique première où se décida notre humanité. Nous sommes nés pour faire des étincelles : là est notre vocation, inaugurée jadis par des Néandertaliens et des Cro-Magnon allumeurs de feu. Aller à l’origine lointaine et aux gestes fondateurs, les réveiller, et, en silence, par un retour amont, retrouver ce « Moulin premier » (qui n’est pas moulin à paroles) où se moud notre humanité. Dans un poème précédent, « Excursion au village », le poète a écrit : « Toi qui nais appartiens à l’éclair. Tu seras pierre d’éclair aussi longtemps que l’orage empruntera ton lit pour s’enfuir ». Tel est cet âge de pierre que nous devons rejoindre : un âge fulgurant, éclatant, contestataire, qui conjure, réfute l’échappée incoercible du « flot des mots ».
Force est remettre dans son contexte le programme volontairement rétrograde de René Char : Aromates chasseurs, écrit entre 1972 et 1972, est un recueil de colère. L’évolution des sociétés, les choix civilisationnels qui ont été opérés dans l’essor de l’après-guerre, ont induit des changements fondamentaux – extension des systèmes économiques, mainmise, partout, de la marchandisation et de la consommation : «  La multiplication, opération aujourd’hui maudite. De même la croissance. Et l’exploit […] » (« La frontière en pointillé »). Forgés par une pensée dominante, les espaces se confondent, dehors et dedans, modèles imposés et représentations imaginaires : avec une lucidité confondante, Char appelle à rétablir nos espaces intérieurs. Pour ce faire, nous devons libérer le langage des emprises qu’il subit : ramener la parole à sa dureté, à sa solidité première – à une forme de minéralité incorruptible et éclatante. D’un bon usage de la langue, tonique, critique, délibérée, sculptée à mots choisis, « aimants, matériels, vengeurs ». J’aime beaucoup la concomitance établie par cette triade. Comment l’entends-tu, Françoise ?

FD : Comme c’est moi qui ai introduit – pour apporter une vive conclusion ! – cet aphorisme de René Char dans notre conversation, me voici sommée de répondre et d’exprimer d’abord l’embarras qui accompagne souvent, pour moi, un partage de la poésie de René Char avec autrui. A cet embarras s’ajoutent même des réserves, car sa très (trop ?) grande polysémie, due à la pratique d’un hermétisme sophistiqué, ne me paraît pas toujours bénéfique. Mais, dans le même temps, très souvent ces aphorismes m’aimantent, réveillent mon attachement à la poésie, ravivent mon désir des mots, de ce qu’ils peuvent, de ce que nous pouvons (ou ne pouvons pas) par leur entremise. Et je me soumets aux énigmes qu’ils proposent.
Ce qui me paraît très émouvant dans la première phrase de l’aphorisme, c’est cette possibilité d’une lumière humaine ajoutée à la lumière naturelle, par l’effort (frapper le silex) et par l’acquiescement à cet effort, passif ("être pierre d’éclair ») ou actif (« frapper le silex » ). Cette lumière humaine pourrait très bien avoir à affronter la lumière du jour si elle ne fait pas que s’absorber en elle. En tous cas, elle en diffère. Je suis vraiment impressionnée par la manière dont René Char tord les oppositions traditionnelles, les couples de mots contradictoires qui nous enferment dans des manichéismes et des choix convenus et de plus souvent impraticables. Comme il oppose « lumière » à « limites » plutôt qu’à « obscurité « dans La nuit talismanique (”Toute lumière, comme toute limite, passe par nos yeux : tant la clarté au foyer clos des songes, que l’étamine obtuse des lanternes”), ici, le poète joue deux lumières l’une contre l’autre (Prométhée n’est pas loin, mais où ?). Et il désire, oui, je le crois, une plus grande résistance de la langue pour lutter contre « le flot des mots », même si cette résistance – à la fois active et passive – peut-être une réelle mise en danger, une brutalité nécessaire, à l’opposé, me semble-t-il, d’une tendance contemporaine à la positivité et à la résilience systématiques. Il a prouvé que pour lui les mots n’étaient pas que des mots ; j’ai tendance, de ce fait, à lui faire une certaine confiance. Il disait d’ailleurs un jour à Paul Veyne : « un poète ne fait que ce qu’il peut, mais enfin je peux dire que je n’ai jamais employé un mot écrit déloyalement. ». Que faire alors de ce trio d’adjectifs qu’il leur dédie : « aimants, matériels, vengeurs ». Celui que je comprends le mieux est « matériels », il est au centre et fait triptyque. Pour moi qui ai toujours ressenti les mots d’un poème plus concrets que dans tous leurs autres contextes d’emploi y compris les plus référentiels, l’adjectif résonne juste, et je ne sais pas si c’est pour faire du feu ou pour tailler une hache, mais je le suis dans sa proposition. « Aimants », je l’imagine un peu mis en balance avec « vengeurs » et je ne sais plus trop quoi penser. La vengeance, telle qu’on l’imagine dans son aspect le plus trivial, ne me semble pas pouvoir être convoquée ici. Ni par René Char, ni pour une lecture généreuse. Le poète ne s’est pas solidarisé avec la liquidation des « collabos » à la Libération, il s’y est même carrément opposé : « Nous sommes partisans, après l’incendie, d’effacer les traces, de murer le labyrinthe et de relever le civisme. (…) À mon peu d’enthousiasme pour la vengeance se substituait une sorte de d’affolement chaleureux, celui de ne pas perdre un instant essentiel, de rendre sa valeur, en toute hâte, au prodige qu’est la vie humaine dans sa relativité. Oui, remettre sur la pente nécessaire les milliers de ruisseaux qui rafraîchissent et dissipent la fièvre des hommes » . Si je m’appuie sur l’étymologie du mot vengeance, et surtout sur son histoire, ce que le poète nous convie souvent à faire, il me semble d’autant plus fécond de voir donc dans «  aimants » et « vengeurs », liés par la concrétude du monde humain et par l’appartenance des mots à sa matérialité, une alliance qui contrarie le couple habituel amour/haine, une alliance vive qui n’ôte pas à l’amour son tranchant et permet à la vengeance de se transformer en justice, dur et long travail humain. Je peux entendre « frapper le silex à l’aube » plutôt comme l’appel à un travail, un travail de longue haleine. Pour le poète, quel peut être ce travail ? Tenter des poèmes vers plus de clarté, inventer à la lumière des limites profitables pour qu’elle existe, se convertir à la solidité friable du silex, en éprouver la résistance, les possibles et les impossibles, donner une chance au réel, entre agir et pâtir ?

Fermée comme un volet de buis,
Une extrême chance compacte
Est notre chaîne de montagnes,
Notre comprimante splendeur.
Je dis chance, ô ma martelée

FSR : Je crains qu’on ne puisse jamais conclure, surtout avec René Char, qui ouvre et ouvre encore : dans ces vers que tu cites, extraits du poème « A*** », les reliefs montagneux forment une caisse de résonance ; la « chaîne » (et l’on entend, par-delà l’évocation du paysage montagnard, la puissance, l’immensité du lien amoureux – ce lien intense, fervent et mystérieux qui unit le poète à la poésie), la « chaîne », donc, est « chance », puis « chair de notre unité  », vibrante, riche de ses alternatives toujours renouvelées (ouverture/fermeture ; présence /absence ; éloignement/proximité). Ce poème, il est temps de le donner à lire dans son intégralité, pour observer de près les réseaux de sens induits par Char, et, surtout, pour mesurer comment, en décrivant l’écriture poétique comme un longue et profonde histoire d’amour, il active cette triade problématique, « aimants, matériels, vengeurs » :

Tu es mon amour depuis tant d’années,
Mon vertige devant tant d’attente,
Que rien ne peut vieillir, froidir ;
Même ce qui attendait notre mort,
Ou lentement sut nous combattre,
Même ce qui nous est étranger,
Et mes éclipses et mes retours.

Fermée comme un volet de buis,
Une extrême chance compacte
Est notre chaîne de montagnes,
Notre comprimante splendeur.

Je dis chance, ô ma martelée ;
Chacun de nous peut recevoir
La part de mystère de l’autre
Sans en répandre le secret ;
Et la douleur qui vient d’ailleurs
Trouve enfin sa séparation
Dans la chair de notre unité,
Trouve enfin sa route solaire
Au centre de notre nuée
Qu’elle déchire et recommence.
Je dis chance comme je le sens.
Tu as élevé le sommet
Que devra franchir mon attente
Quand demain disparaîtra.

Pour décrire sa vocation de poète, Char célèbre la force infrangible d’un attachement mutuel – à l’image de ce silex, pierre de frappe ou de percussion que l’on peut marteler et marteler encore, et contre lequel l’autour, l’extérieur, vient se briser : « la douleur qui vient d’ailleurs/Trouve enfin sa séparation ». Cette dureté à toute épreuve (« Rien ne peut vieillir, froidir./Même ce qui attendait notre mort,/Ou lentement sut nous combattre,/Même ce qui nous est étranger,/Et mes éclipses et mes retours  »), résistante, tenace, coriace, a un pouvoir incommensurable : dans le rayonnement qu’elle produit (« notre unité »/ « notre nuée »), la poésie, comme l’amour, est don absolu, et, en tant que don, précisément, elle change la donne ; elle accueille l’autre, le tout-autre, « La part de mystère de l’autre/Sans en répandre le secret », éclaire nouvellement le monde et les choses, et leur permet de se recommencer : là est la chance. Mesurant cette puissance persévérante, lui rendant hommage, le poète est engagé à s’élever : « Tu as élevé le sommet/que devra franchir mon attente ». Attendre, ce n’est pas seulement faire œuvre de patience, c’est aussi se tendre vers, activement, loyalement, pour être à la hauteur de ce « nous » que le poète et son poème, toujours, s’essaient à reformer. Aimants, donc, les mots convoqués sont martelés (on se souvient que dans le poème « Le baiser », l’amour qui embrasse et embrase est martelé : « Massive lenteur, lenteur martelée ;/Humaine lenteur, lenteur débattue ;/Déserte lenteur, reviens sur tes feux ;/Sublime lenteur, monte de l’amour : /La chouette est de retour", Le Nu perdu, « Le Chien de cœur », 1964-1971). La matérialité des mots – leur physionomie, les sons qu’ils délivrent, les échos qu’ils font circuler dans le poème – très concrètement sert les niveaux de sens qu’ils délivrent. Concentrés minéraux (on se rappelle encore le « point diamanté actuel », dans ce très bel élan de Fureur et Mystère : « La vitalité du poème n’est pas une vitalité de l’au-delà, mais un point diamanté actuel de présences transcendantes et d’orages pèlerins »), les mots qui forment le poème sont issus de toute une géologie, sont la résultante d’une lente orogénèse – sachant qu’une montagne n’est jamais achevée. Entiers autant qu’intègres, exigeants, sans concessions, les mots donc peuvent être «  vengeurs » : leur puissance suffit à parer aux offenses et aux outrages (il n’est pas nécessaire d’agir toujours, et si Char a été le résistant qu’on sait, pour autant, il n’a pas, comme tu le rappelles à très juste titre, jugé bon s’engager dans la chasse aux « collabos » et soutenir ainsi une logique punitive), et, surtout, ils permettent à « la douleur qui vient d’ailleurs » (je reviens à notre poème du jour) de voler en éclats, de se frayer une « route solaire  » : «  le soleil commande », écrit Char au terme de la Recherche de la base et du sommet, «  Quand le soleil commande, agir peu ».

FD : Oui, c’est une bonne idée de donner à lire un poème entier. Vous suivrais-je sur cette « route solaire » ? Je crois que je ne le peux pas. J’ai du mal avec tout ce « qui élève ». Cette incorruptibilité, cette solidité sans failles et cette dureté exigeante que tu que tu perçois dans la minéralité accomplie de ce poème et aussi d’autres que tu cites, je m’en méfie, et même, je la crains. Elle me semble à double tranchant, c’est à peine un jeu de mots. Et lorsque René Char semble y souscrire sans y apporter de contradiction interne, je ne parviens pas à le suivre, car je ne vois pas de fondamentale différence entre l’élan qui semble l’animer et celui qu’il voudrait combattre. La même énergie de croissance me semble agir dans les poèmes que dans «  les choix civilisationnels » qu’il et que tu dénonces bien sûr à juste titre, « qui ont été opérés dans l’essor de l’après-guerre, ont induit des changements fondamentaux – extension des systèmes économiques, mainmise, partout, de la marchandisation et de la consommation ». Ce qui m’a toujours troublée dans de tels élans, oui, c’est qu’ils me semblent habités par le même mouvement – qui dépasse et propulse chacun d’entre nous en toute inconscience collective aussi bien qu’individuelle – qu’ils veulent, qu’ils croient combattre. L’amour et le don peuvent se retourner en leur contraire ou, du moins, se tromper et lever des orages mortels, des destructions insensées. Chacun d’entre nous croit trop souvent qu’il est sur cette « route solaire » ou même qu’il la devient lors de ses plus grands enthousiasmes, alors qu’il n’est pas forcément conscient des dangers d’un absolutisme fervent, absolutisme que je crois pouvoir déceler dans l’œuvre de René Char. Je sais que si je regarde et lis longtemps, il apparaît toujours dans les poèmes le coin nécessaire et contradictoire de la mort, mais moins souvent celui des destructions inconscientes, des erreurs qu’il faudra retourner et retourner en soi jusqu’à, peut-être, les comprendre, les éviter alors. Mais pour en hasarder d’autres, très certainement, puisqu’il s’agit « de naviguer à l’estime ». Au fond, il me manque la marque de la vanité de tous nos efforts, même si ceux-ci sont nécessaires et féconds (mais souvent inéluctablement d’une manière ambivalente). Yves Bonnefoy propose, pour remédier à ce danger que « l’imperfection soit la cime », ce qui est encore une manière de s’élever. Mais au-dessus de quoi et pour quoi faire ? Je me méfie aussi de cette proposition.

Dans les poèmes de René Char, il est fréquent qu’un vers m’arrête et m’empêche de lui emboîter le pas. Ici, c’est justement «  la douleur qui vient d’ailleurs ». Je crois que cette douleur peut vraiment être explosée par un travail du silex, un travail des mots, une mise en œuvre de leur puissance, et là, je te suis. Mais je connais (nous connaissons) tout aussi bien leur si grande impuissance, leur nocivité et leur intransigeance me paraît moins faste. Je comprends le mot « douleur » ici, dans ce poème, mais tout aussitôt, je ne comprends pas pourquoi elle vient d’ailleurs, ni de quelle douleur il s’agit, moi qui suivrai plutôt les vers de Guillevic en la matière : «  Il n’y a pas d’ailleurs / pour guérir d’ici  » ni d’ailleurs qui soit l’agent de nos tourments. Aussi, je me dis soudain que nous pourrions peut-être questionner la différence qui existe entre « polysémie » et « ambivalence », voire « ambiguïté » quoique je me méfie aussi pour la même raison d’un trop d’ambiguïtés possible. Et j’ajoute, pour me contredire, qu’il y a des poèmes de René Char dans lesquels je n’ai trouvé pour le moment aucun vers qui me porterait à lui fausser compagnie, celui-ci par exemple :

Mon amour est triste
Parce qu’il est fidèle
Il n’interpelle pas l’oubli des autres
Il ne tombe pas de la bouche comme un journal de la poche
Il n’est pas liant parmi l’angoisse qui tourbillonne en commun
Il ne s’isole pas sur les brisants de la presqu’île pour simuler le pessimisme
Mon amour est triste
Parce qu’il est dans la nature troublée de l’amour d’être triste
Comme la lumière est triste
Le bonheur triste

Tu nous as passé liberté tes courroies de sable.

Quatre âges. IV. Placard pour un chemin des écoliers. 1936-1937

J’éprouve une sympathie absolue (tiens, tiens !) pour le dernier vers que je me répète tellement souvent dans de si nombreuses occasions : et je me dis que, paradoxalement, nous pourrions y trouver l’une et l’autre chaussure à notre pied et chemin(s) désirable(s).


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