F. D. : J’ai le sentiment de ne pas parvenir à trouver d’entame pour poursuivre : que faire et comment dire. Que décider, justement ? Je ne sais pas. Alors, je vais tâtonner. Il est bien difficile de discuter à bâtons rompus par voie épistolaire, sans ce qui se passe et passe autour du feu, dans le crépitement de son essentielle activité... Peut-être serait-il cependant nécessaire de préciser, pour chacune et pour le lecteur, d’où nous parlons.
J’achoppe toujours sur des mots comme « sacré », « chamane », « vision », lexique religieux qui ne recouvre pas pour moi l’expérience esthétique. J’entends là, surtout lorsque nous abordons « ce qui nous dépasse », une référence à une notion d’absolu qui me paraît discutable, que je perçois même comme un danger parmi les inventions et désirs humains. Certains poètes, qui accordent une importance certaine au religieux, me sont cependant précieux par leurs poèmes dont la puissance excède cette notion d’absolu. Il nous faut trouver des mots communs pour aborder « l’art comme expérience » qu’est la poésie, ou, du moins que nous puissions comprendre ce que nous disons respectivement pour que s’ouvre une perception et une appréhension nouvelles, du moins plus affutées. Le mot « liberté » est sûrement un des plus difficiles, d’autant plus que la poésie tient peut-être plus à une écoute agissante, un mouvement d’obéissance attentive qui intègre pourtant un mouvement de refus : « Il faut que tu me suives » (titre et vers longuement ressassé, tourné et retourné d’un livre d’Alexis Pelletier). Ariane Dreyfus le dit autrement dans un distique d’un poème intitulé « Il faut y aller » (!!!) :
Les noisettes s’enfoncent dans le sol mouillé.
Si ce sont des symboles, je touche les symboles.
Ce que je comprends mal, c’est lorsque tu dis que Du Bouchet (mais ce pourrait aussi bien être Isabelle Lévesque, toi, Alexis Pelletier ou moi), c’est-à-dire le poète, accède à une dimension « tout autre », où il se retrouve « complètement un », « complètement autre ». Je réagis à cette vivace proposition en deux affirmations, mais en même temps, ce qui crée un paradoxe. Cette dimension, pour moi, en moi, est toujours là, activement. Et (devrais-je dire « mais » ?) elle cohabite avec d’autres dimensions avec lesquelles elle interfère sans cesse de différentes manières. De fait, elle ne serait alors pas absolument « tout autre » quoiqu’elle soit d’une nature irréductible, mais qu’est-ce qui ne l’est pas ? Le « moteur blanc », ainsi nommé par Du Bouchet, est sans cesse menacé – ou fécondé ? – par le mot « déchirure » dans ses poèmes ! Ne serait-il pas, alors, ce centre énergétique (et nécessairement contradictoire), générateur de l’imprévisible auquel il obéit, dont parle Edward Bond dans L’énergie du sens qu’il évoque à propos du théâtre ? Quoique je ne sois pas sûre qu’il s’agisse à proprement parler d’un centre et que je me pose des questions sur ce qu’il appelle l’ « objectivité »– assez absolument !– , je le suis volontiers sur ce qu’il avance quant à cette « énergie du sens » :
« L’énergie du centre doit être libérée.[...] nous pénétrons dans un monde où nous voyons et comprenons différemment. Cette énergie est imprévisible tant qu’elle n’est pas libérée. [...] Ce centre n’a rien de mystique – il est toujours logique, bien qu’il ne soit pas « rationnel » au sens conventionnel du terme, car l’expérience humaine – mais pas l’action – excède le mesurable (mais comprenez-moi bien : elle n’a rien de transcendantal). [...] La fonction de l’art est d’amener la réalité sur le terrain de l’imagination. [...] nous devons comprendre que les ressources de l’imaginaire sont au fondement même de nos vies. Elles ne sont pas statiques, mais en mutation. L’imagination est la manière dont l’objectivité nous utilise pour nous incorporer à elle ».
FSR : Ce qui me frappe dans cette discussion à propos d’un « feu » qui serait (pour faire court) le principe actif de toute poésie, discussion qui participe de questionnements beaucoup plus vastes, en amont de nous et autour de nous – c’est que précisément, fort heureusement, même, et malgré que nous en ayons, nous ne savons pas bien de quoi nous parlons. Chacun envisage depuis (ce qu’il est, ce qu’il a appris, ce qu’il a lu) – et ce « depuis » tout relatif, par chance ne permet pas de « décider » à propos d’un objet (la poésie) qui, dans ses ressources et ses ressorts, paraît « imprévisible » autant qu’imprédictible. Donc, comment aborder – approcher, circonscrire, tâtonner, comme tu l’écris – le moins malhabilement possible, et sans la dénaturer, cette énergie qui fondamentalement échappe et se dérobe ? Comment, pour faire écho au distique d’Ariane Dreyfus que tu cites, rester dans la proposition – l’ouverture des hypothèses (j’aime beaucoup la formule « si ce sont des symboles »), l’horizon des possibles ? Et si la poésie, et tout l’art en général, est un exercice de liberté (pour le créateur et pour celui qui reçoit l’œuvre), que faire des prescriptions et injonctions – du « Il faut », même si celui-ci est sous-tendu par des intentions légitimes, et surtout d’un « Il faut que tu me suives » ?
Faute de connaître le contexte exact dans lequel apparaît cette dernière formule, et qui, je n’en doute pas, s’éclaire lorsqu’elle est en situation, je m’appuie sur tes mots. « L’obéissance attentive » que tu évoques fait problème pour moi. Est-il question alors d’écriture, ou de lecture ? Quoi qu’il en soit, je veux bien être attentive, dans la vie comme dans mon activité de lecture ou d’écriture, je m’y efforce, m’y applique. Mais ce mot comme la chose qu’il désigne : l’obéissance, immanquablement me rebute. À chacun, comme tu vois, ses pierres d’achoppement. Qu’un poème (comme toute œuvre d’art), selon des dispositifs propres, délivre un signal, donne le départ, suscite, réveille, stimule, bouscule, évidemment, c’est ce que j’attends de lui, et à ce moment, à ce point de rencontre, forcément, j’adhère. Mais quant à suivre… Je préfère, ce qui est tout autre chose, donner suite : prolonger les activations qu’il génère, et (d’une manière dont le poète/l’artiste n’a aucune idée), au gré de connexions, croisements, carrefours, bifurcations (produits d’une complète subjectivité), faire mon affaire du jeu (nous y revenons), des espaces libres et ouverts que le texte aura laissés. C’est là, dans cette dilatation possible, que je vais lorsque je lis. Et c’est ce que j’essaie de mettre en place lorsque j’écris – humour, prise de champ, second degré, qui, dans l’espace qu’ils créent avec les blancs, laissent le lecteur respirer…
Me vient à l’esprit une proposition qui, depuis que tu me l’as fait connaître, me donne à réfléchir. Dans « Un bol » (un bol de faïence ou de porcelaine, tout droit sorti du feu autour duquel symboliquement nous nous tenons ?), Guillevic envisage un « face à face », une rencontre où chacun prend le temps et la peine d’envisager l’autre/la situation/ce qu’elle fait naître. Émergent, à la pointe du poème, deux termes que j’aime énormément, et qui caractérisent autant le bol que celui qui lui fait face : « Investis,/Mais fidèles ». Et ce mot, « fidèles », qui magnifiquement complète « Investis », réellement me passionne :
Un bol
Fait, toi aussi,
Pour contenir.
Autour de nous,
Toujours c’est le passage.
Nous sommes arrêtés
Maintenant
Face à face.
Investis,
Mais fidèles.
Dans ce dernier distique, le « Mais » m’interpelle. Le fait d’être empli par des éléments venus du dehors (le bol de boissons chaudes diverses et variées, l’homme de quantités de sensations, de perceptions et d’informations de tous ordres) pourrait-il être un écueil ? Serions-nous trop habités, trop occupés – pris d’assaut, envahis, submergés au point d’oublier qui nous sommes/ce qui nous anime/ce qui nous appelle ? En effet, telles peuvent être les dérives du ras-bord – d’un investissement plénier. D’où cette nuance apportée par Guillevic, introduite par le « Mais », et qui rappelle à tout un chacun la possibilité (une possibilité qui alors serait inaliénable) de garder et chérir ses valeurs – sa consonance de base, sa couleur. Cette fidélité-là, qui laisse toute sa place à la liberté, je l’aime – j’essaie de la cultiver, malgré « le passage » « Autour de nous/Toujours », malgré une foule de déterminismes plus ou moins identifiables. Et si elle m’arrête (« Nous sommes arrêtés//Maintenant »), cet arrêt est tout à fait provisoire : c’est pour mieux y trouver l’élan qui me permet d’avancer.
F.D. : Je pense que nous savons de quoi nous parlons, mais nous ne savons pas comment le parler !
Finalement, il me semble que tu reviens sur le problème de la liberté, de ce que nous comprenons de ce mot. Je ne sais pas si « l’art en général est un exercice de liberté (pour celui qui lit et pour celui qui reçoit l’œuvre) » et comme je l’ai déjà exprimé, le mot « liberté » est sûrement un des mots qui me posent le plus de problèmes ( comme le mot « création » dont il n’est pas si éloigné, dans ce cadre). Je ne sais pas si elle existe, ni ce qu’elle serait si j’avais le sentiment de la rencontrer, de la connaître ou de la reconnaître chez les autres. Je ne crois pas que cela me soit arrivé, en moi ou dans ce que que je perçois des autres, d’en faire la rencontre sous la forme que tu me décris. Si je m’accorde avec toi complètement (oui !) sur le fait que le « si » dans le distique d’Ariane Dreyfus « si ce sont des symboles, je touche les symboles » que je cite est bien une hypothèse qui ouvre un élan du désir d’explorer, de faire suite, il me semble que ce « si » se développe dans des directions qui aussi nous obligent...J’aime utiliser ce verbe de manière intransitive, car je ne trouve pas comment dire ce que je ressens, disons qu’il s’agit peut-être justement de ne pas omettre ce que dit aussi le vers de René Char : « les courroies de sable » que nous aurait passées la liberté : je ne leur ferai que très moyennement confiance, elles sont à la fois un enfermement et un effondrement ! Le poème d’Ariane Dreyfus dans son entier me conforte dans le sentiment d’obligation que j’essaie de faire venir au jour. Le titre « Il faut y aller » me plaît parce qu’il endosse le fait qu’« y aller » ne sera pas une partie de plaisir et risque même de faire découvrir tout ce qui retient – qui n’est pas effaçable ni métamorphosable - autant que ce qui permet une « dilatation » du monde, un allègement, une respiration. Et le « si » dit aussi cette obligation : « si..., alors... », le mot TOUCHER apparaît, qui est un mot de la matière et de la gravité. « L’horizon des possibles » est enclos dans le geste même de l’ouvrir et de le dessiner. Les deux gestes d’ouverture et de fermeture sont indissociables pour moi, en perpétuelle mobilité presque jusqu’à la réversibilité peut-être. Ils sont la vie même et aussi celle du poème s’il veut (peut ?) nous approcher. On ne s’envole pas dans les poèmes d’Ariane Dreyfus. OU pas seulement. On pèse lourd aussi. Faire de l’air, oui, et j’y tiens, mais quel en est le prix ? Ce n’est pas qu’une question de déterminismes qui nous conditionneraient. Il s’agit , je pense, d’autre chose.
Je ne sais pas ce que serait, non plus, une « complète subjectivité ». Il me semble que ce n’est pas un sentiment que je connais. J’ai cru le connaître, mais je pense maintenant que c’était un sentiment illusoire, que tout est toujours si mélangé, du dehors et du dedans. J’ai parfois l’impression que c’est quand j’ai le plus conscience de ne pas me discerner, que je perçois mieux et repère plus sûrement mes contours – flous et peu fiables– , ma vacillante subjectivité. Et, surtout, il me paraît peut-être plus fécond que ces frontières frémissent indéfinissables. C’est comme si je devenais paradoxalement plus sûre de ce que j’affirme. C’est bizarre. Qu’est-ce qui parle, que je dois assumer ?
Le poème de Guillevic, dont le « mais » me reste difficile à déchiffrer, le voilà, qui revient, si vivant ! Le bol et moi, « Investis / Mais fidèles ». Je le vois tourner, ce bol, sur mon tour, bien avant qu’il soit cuit et qu’il contienne quoi que ce soit. Si étonnant, si incroyable, et pourtant, déjà contenant, contenant l’eau et la soif. Le mot « contenir » est aussi étrange que le mot « obéir » qui étymologiquement renvoie à l’idée d’écouter attentivement. ! Je suis étonnée par cette étymologie, que je découvre en « allant au dictionnaire », mais elle me va bien, évidemment !
Je ressens la nuance que tu vois dans ce « mais », et c’est un tour de force poétique que d’ouvrir un large possible avec un petit mot qui s’oppose, qui affronte, qui fait obstacle. Cette nuance est tout à fait probable. Elle se base sur une relation entre un contenant et un contenu, deux altérités qui n’interfèrent pas si je comprends bien ce que tu avances, comme une sorte de rencontre qui n’aliène pas, ce qui me paraît vrai. Pour moi, qui ressens toute rencontre aussi comme une altération, cela ne veut pas dire une dissolution, tout au contraire, plutôt une réceptivité qui accepterait de changer elle-même, ce « mais » pourrait entraîner une sorte d’obligation : même si « être investi » pesait jusqu’à trop peser, je resterai fidèle, et ce pourrait être en me transformant – sans me trahir, mais qui est ce « me » ? Je crois qu’au moins ces deux acceptions, la tienne et la mienne, peuvent être envisagées. Elles ne se contredisent pas tout à fait, mais se confortent plutôt. Ce serait la force du poème que de pouvoir dire l’empêchement et l’élan simultanément, ET sans mentir. Cette « dissonance instigatrice » serait nécessaire, vitale pour le poème comme pour chacun de nous ?