FSR : Je reprends, chère Françoise, à peu près où tu nous as laissé(e)s : dans la perspective de trouver chaussure à notre pied et chemins désirables, d’autant plus désirables qu’ils sont pluriels, mal dessinés parfois, et nous mettent en situation d’ « explorer l’incertain », ainsi l’énonce Marie-Claire Bancquart. Me plaît de lire, dans l’extrait du poème de René Char que tu as proposé : « Il est dans la nature troublée de l’amour d’être triste ». Voici qui m’interpelle, et nous place loin des perspectives toutes solaires examinées lors de notre entretien précédent. J’aime particulièrement la poésie (l’amour ? l’amitié ? la vie ?) qui ne décide pas : que ses mots oublient d’être tranchants, trop déclaratifs, trop définitifs. En lisant Platon, je me suis souvent demandée ce qui se serait passé si le prisonnier de la caverne, au débouché de son antre obscur, avait trouvé, en lieu et place d’un franc soleil, un brouillard épais. Quelle aurait été la philosophie occidentale si Platon avait été l’enfant du Septentrion ? Les brumes, les frimas, les crachins auraient été son ordinaire – auraient coloré sa pensée autrement. Plutôt que le soleil de la vérité, l’instance de décision, il se serait attaché peut-être à promouvoir le flou, l’incertitude. Avec le brouillard, c’en était fini des jeux francs d’opposition, jour/nuit, vrai/faux, laid/beau. Toutes les catégories ébranlées, la dialectique complètement infondée. Tout cela pour te dire, Françoise, que j’apprécie une poésie de Cimmériens, celle des poètes qui ne décident pas : enlever « cette espèce de pansement arbitraire », comme l’énonçait André Du Bouchet (Dans la chaleur vacante), n’empêche ni questions, ni spéculation ; au contraire, cela incite, il me semble, à toujours essayer d’y voir un peu plus clair. C’est en se frottant à l’indécidable, au précaire, à l’absence de projet clairement établi que le toujours possible, étonnant « moteur blanc », pour reprendre le titre du poème de Du Bouchet, peut être pressenti :
J’ai vite enlevé
cette espèce de pansement arbitraire
je me suis retrouvé
libre
et sans espoir
comme un fagot
ou une pierre
je rayonne
avec la chaleur de la pierre
qui ressemble à du froid
contre le corps du champ
mais je connais la chaleur et le froid
la membrure du feu
le feu
dont je vois
la tête
les membres blancs.
(« Le moteur blanc », Dans la Chaleur vacante, Poésie/Gallimard, 1991, pp. 59-60)
F.D. Oui, le vers « Il est dans la nature troublée de l’amour d’être triste » est un des vers essentiels et intenses de ce poème. Il est …troublant.
Je me souviens que j’avais appris par cœur ce poème dans son intégralité il y a quelques années pour le dire dans le cadre d’une manifestation poétique placée sous le signe de la « frugalité joyeuse », expression qui me met tellement mal à l’aise ! Non que je ne puisse ni ne désire comprendre les nécessités politiques et sociales d’une frugalité devenue nécessaire, bien au contraire, je l’ai toujours appelée de mes vœux et j’ai, autant que j’ai pu, vécu dans ce sens. C’est le mot « joyeux » qui me gêne : il semble devenir une obligation, l’expression d’une certitude assénée, effectivement, concernant la notion de joie. Oui, c’est ce qui me fait peur et me rappelle, en arrière-plan, une expression nazie qui m’a toujours terrorisée : Macht mit Freunde (La puissance avec la joie, la puissance dans la joie…) Aussi, j’avais l’impression en récitant ce poème de René Char d’ébranler une certitude, et même celle solaire de René Char même, d’ailleurs, la certitude de catégories définitives. Je pense aux réflexions de Francis Ponge dans « La Mounine » (La rage de l’expression). Peut-être est-ce d’ailleurs là l’infinie puissance de ce texte, de remettre en question d’autres poèmes de René Char, ceux soulevés par un désir d’absolu qui me pose beaucoup de problèmes ? Il a pris la décision d’écrire ce poème, il en porte la responsabilité et moi celle d’entrer en cet agencement de mots et de le comprendre (le prendre avec, en moi). Et ce fut une décision nette de l’écrire ainsi, je crois, si contraire, par bien des points, en apparence, à grand nombre d’autres poèmes qui se retrouvent naturellement en question puisqu’il est l’auteur des uns et des autres. Nous voilà devant un travail difficile, à vouloir essayer de faire cohérence, une cohérence toute organique, à inventer.
Nous sommes en permanence placés devant l’impérieuse nécessité de décider, même si cette décision, qui ne pourra entièrement se superposer à ce qui adviendra, nous devons seulement l’endosser, c’est-à-dire répondre même de ce que nous n’avons pas décidé, surtout de ce que nous n’avons pas décidé, de ce qui se passe entre ce que nous avons décidé, de ce que nous avons cru décider, de ce qui nous a échappé, de ce qui s’est échappé, de ce qui a surgi. « Le désir échappe au poème » écrit à si juste titre James Sacré ! C’est pourquoi, sûrement, le mot « troublé » est si percutant, si tranchant si je vais jusqu’au bout, car il oblige à tout reconsidérer, la frontière floue entre ce qui se décide et ne se décide pas. En somme, le sable de la liberté impossible (qui s’avère plutôt un « il faut continuer ») retombe sans cesse sur lui-même, cette liberté n’est que celle des décisions qui reconduisent l’existence humaine entière autant qu’elle interdit dans son mouvement toute complétude, toute satisfaction, toute certitude aussi, oui. Il me semble alors que la riche polysémie d’un poème soit moins une incertitude rétablie que la réaffirmation claire d’une liberté intenable, celle d’avoir à décider. Celui qui lit un poème devra, car il n’a qu’une seule voix, sa voix de vivant-mortel, faire des choix parmi les possibles devenus si nombreux et si complexes de par le poème lui-même. Même les voix blanches, comme celle avec laquelle James sacré lit ses poèmes, par exemple, est un parti-pris net, une décision tranchée, paradoxale, certes. Au fond, un poème nous place devant un choix à faire, il nous offre la possibilité de choisir, même si en même temps, il crée une sorte d’immensité impossible à saisir. C’est pourquoi il me semble que la liberté dont parle Du Bouchet n’est pas tout à fait la même que celle dont parle René Char. Au début du poème, oui, ainsi ces vers :
J’ai vite enlevé
cette espèce de pansement arbitraire
je me suis retrouvé
libre
et sans espoir
Ensuite, il nous est offert de « devenir fagot » ou « pierre » pour éprouver une sorte de liberté naturelle, le « moteur blanc » y réfèrerait ? Je suis rétive à cette sorte de liberté, plaisir cosmique sur lequel je me suis beaucoup et de plus en plus interrogée. Le bonheur ressenti (l’exaltation ou le plaisir de décorporation) dans ces moments d’accointance avec les éléments et les phénomènes ne me semble pas être du ressort de la liberté que je ne conçois qu’humaine et d’une certaine manière quasi impossible. De quel ordre est-il alors ? Je ne sais pas. Il m’est arrivé d’envisager le merveilleux et effrayant déterminisme cosmique dans lequel nous sommes inclus comme l’expression d’une gratuité absolue, ce qui rendrait l’abandon à son mouvement extrêmement exaltant et sans entraves, sans culpabilité, sans responsabilité, au contraire soumis à des lois qui nous dépassent. Il me semble que les poèmes sont toujours écartelés entre tant de ces sollicitations qu’effectivement il est inévitable qu’ils restent prolifiques, en partie obscurs, troués d’indécidable (dont il faudra pourtant relayer les possibles par des décisions, des choix de lecture, même les plus profus possibles), troués aussi par le souffle de celui qui décide, lecteur ou poète, de sauter le pas et de faire de ce saut l’énigme du poème :
Une petite fille arrive en courant.
Elle respire d’avoir couru. Le ciel aussi.
Ariane Dreyfus /« Les enfants passés", Les miettes de décembre
FSR : Illustration immédiate de tes propos, chère Françoise, je ne lis pas tout à fait le poème de Du Bouchet comme toi… Certes, il est un préalable : c’est une fois qu’il a « enlevé cette espèce de pansement arbitraire » que le poète accède à une dimension tout autre, « je me suis retrouvé », à un état dont il déplie les divers aspects au gré d’une comparaison qui se prolonge en métaphore - aussi (bienfaits de l’absence de ponctuation) je lis/lie dans un seul souffle les vers :
Et je me suis retrouvé
libre
et sans espoir
comme un fagot
ou une pierre
je rayonne
avec la chaleur de la pierre
qui ressemble à du froid
Lâcher prise (« Il faut que quelque chose lâche pour devenir parfait », disent les aïkidokas), se dégager de la doxa, du primat des idées, des opinions, des constructions intellectuelles, peut-être, en général, permet au poète de se « retrouver » pleinement, d’un coup d’un seul, complètement un, complètement autre, et la comparaison centrale innerve autant ce qui précède que ce qui suit : « libre et sans espoir/ comme un fagot/ ou une pierre /je rayonne ». Cet accès est à la fois immédiat, « j’ai vite enlevé […] et je me suis retrouvé », et médiat : touchant à la condition du fagot ou de la pierre, les incorporant, les éprouvant, les connaissant du dedans. Petit rituel chamanique – se placer dans le cœur du « moteur blanc », qui opère un passage (les temps du passé, nous le voyons, font place au présent dans le poème) et délivre les clés de la présence, justement. Une présence allégée et augmentée à la fois – dans un faisceau dynamique, radiant et radieux : « mais je connais la chaleur et le froid/la membrure du feu/le feu/dont je vois/la tête/les membres blancs ». La liberté de Du Bouchet, telle qu’elle s’exprime dans ce poème, ne me semble pas celle du choix, de la décision, de la responsabilité. Le lien l’emporte sur la logique, la relation sur le logos. Cela ne veut pas dire qu’ils soient niés ou ravalés, mais que l’expérience poétique, « moteur blanc », s’essaye autrement : non pas dans le point de vue, mais dans la vision. Alors bien sûr, cette expérience totale, elle aussi, comporte sa part d’arbitraire. Ce qui me frappe, me retient, dans la proposition de Du Bouchet, c’est, adjointe à « libre », la formule « sans espoir ». Oui, une expérience de la relation sans : sans ce qui nous y porte d’ordinaire (« moteur blanc », là encore, privé de son carburant le plus usuel), sans même la plus petite perspective qu’elle ait un sens… Parce qu’en effet, nous le savons, ce n’est pas parce que tout est relié que tout est signifiant… Comme l’écrit Dante dans le troisième chapitre de sa Comédie, l’étrange loi, si tant est qu’il y en ait une, n’est pas près d’être éclaircie : « Maestro, or mi concedi/ch’i’sappia quali sono, et qual costume/le fa di trapassar parer si pronte,/com’i’discerno per lo fioco lume » (L’enfer, III, 72-75). Comment savoir, comment décider, quand on dispose de si peu de clarté…
1 Message