Les Roses fauves, de Carole Martinez
Auteure du Cœur cousu (2007), se retournant en analepse sur sa lignée maternelle à la faveur de la fiction la plus fictive (un grand acteur américain tombe amoureux d’une postière boiteuse lors d’un tournage en Espagne), Carole Martinez choisit ici d’inverser son thème : on est Dolorès (diminutif Lola) de mère en fille – comme jamais n’a été Don Juan.
« Je marche sous le ciel blanc comme une page », repris en anaphore, répond au poème de Mallarmé en exergue, floral comme n’est pas le livre, dont les roses fauves dévoreuses sont l’opposé de l’omniprésente de tous les bouquets littéraires.
Mais roman, pur roman réparateur (même si dans les dernières pages il culmine en poème), où l’acteur instruit à la danse son nouvel amour dont il « magnifie » la boiterie : « dans ses bras, elle accepte cette démarche chaloupée qui est la sienne, une démarche qu’il épouse, qu’il amortit » ; « ce tango tangue comme une ivresse ».
Très écrit, toujours au féminin : « Je désespère de repriser l’accord qui nous démaille » ; ou « Elle cache une grande sensibilité sous sa couche de fond de teint. »
Une lignée strictement féminine, d’aïeules assignées au silence, un prénom élu d’aînée en aînée (les plus mal aimées sans doute) sur des générations. Une légende espagnole qui se passe de féminisme. La métaphore des cœurs cousus (« c’est compliqué de désirer qui que ce soit quand on ne se désire pas soi-même »), hermétiques enveloppes de toile qu’on se repasse de mère en fille, contenant de petits papiers pliés comme pour un mur des Lamentations, court tout au long de l’ouvrage.
Prétexte du roman, le livre d’un livre : la narratrice n’écrit pas celui qu’elle avait prévu mais un autre en abyme, celui d’une écriture qui lui a échappé.
Entre ses échappées de poème, une œuvre qui happe de bout en bout. Une seule réserve : elle ne s’adresse qu’aux femmes. Encore un effort, ma camarade.
Gallimard, 352 p., 21 €, 2020.
Dans celles dont je n’ai que d’infimes notions (le russe ou l’allemand), traduits, bien traduits, comme à l’évidence des livres parlent, intensifient leur langue natale dans ce qu’elle a de singulier, unique, battu en brèche, à telle enseigne de scène qu’on n’en retient pas la pensée mais l’accent, la tournure de la pensée qui résiste à toute traduction. Accroupi je plonge les mains dans l’huile de machine dont je me redresse plus grand. Ce qui de l’auteur (Manfred Von Conta, 1931 – 2016, Der Totmacher, 1969, soit L’ Assassineur, 1971, traduit par Alain Huriot) transpire, semant les indices et les non-dits, en des raisonnements amples et serrés comme les brumes d’une mer du Nord, se joue des codes du polar pour dire l’incoercible soi. La psychanalyse y a sa part tardive, traduite de traductions plutôt que lue dans le texte. Plusieurs bibliothèques passées en revue, l’assassinat initial d’une prostituée nous tient en suspens de ce qu’a promis le titre sériel. Soit un premier roman, avec toutes ses scories et sa folle espérance, d’un correspondant de presse. Consulté internet, il n’a rien publié d’autre de notable.
J’avais un peu honte d’aimer Courteline, dont je viens de relire Les femmes d’amis. Ce dit humoriste, comme la plupart des écrivains de l’époque, s’est exercé comme poète et il n’en reste rien, mais rien, sinon quelques bons mots épais plus travaillés, plus riches d’échos qu’ils ne se donnent à lire, quelques chefs-d’œuvre de vie énergique et un accent viril à découper au scalpel
Je raffolais de cet auteur cru facile, tout en me gardant d’entrer dans le texte. Vingt fois, cent fois je m’en suis gargarisé – imperceptiblement nourri en passant sur l’essentiel. Quelle lectrice contemporaine supporterait de lire que « la femme d’un ami est sa chose, son bien, comme sa montre et son porte-monnaie », quel contemporain supporterait ses narrateurs successifs se vantant au passage de leur force herculéenne. Avec cela Les femmes d’amis est le pendant en prosaïque prose de Portraits de maîtresses enclos dans Le Spleen de Paris qui (ré)invente la poésie sans vers.
Des nouvelles qui composent l’ouvrage, L’île, un dialogue entre « Paul, dit Coco, et Virginie, dite aussi Coco », n’est pas la meilleure. Mais j’y découvre enfin pourquoi j’ai appelé Joëlle Coco plus de la moitié de sa vie, avant qu’il ne tournât en Fifi.
Je me délectais des femmes d’amis en myope, en presbyte, en hypermétrope. La charge, celle des sobriquets surtout, m’agaçait. Mais c’est que tout chez Courteline est chargé, de vie à outrance.
Pour Le Testament de Villon ou de Madeleine Santschi (1916 – 2010) , il est encore un peu tôt.
La littérature regorge de merveilles (et de rats crevés).
Madeleine Santschi, Pas de deux (2017) . Ne pas le commenter, m’en nourrir seulement.
Un livre testamentaire, à pleurer de bonheur. Monté à reprises, comme les étoffes dont on s’étoffe de bonheur. Dont s’étouffe la touffeur. Faire toujours le contraire de ce qu’on prétend.
L’imiter malgré les rimes, les allitérations et les paronomases qui me parasitent.
Monté à cran pour défaire les derniers crans. Les derniers seront les premiers. De la littérature une et vénielle. Et versatile. Asticotée de vers.
Interdit. Urbi et orbi. La ville Paris, ses trottoirs, ses flâneuses, ses quartiers où on les reconduit.
Un swing pour Madeleine Santschi, musicale entre tous, qui n’a guère eu que trois ou quatre amants, mais comme moi un grand amour. Qui ne sait pas ce qu’est un amour de sadien quand je sais un amour de Santschi. Un pas de deux.
La Ville, ses pavés inégaux regorgeant de flâneuses qu’un enfant comme tous les enfants a numérotées. Quand il ne savait pas qu’un harem vertical tombe à plat sans un amour unique. Où l’on s’est fait tout le bien qu’on a pu, tout le mal qu’on a dû, qu’on a dit, qu’à une addition une addiction a dit. Une touffeur de jazz où Madeleine Santschi est poète.
Teste âme en terre au funérarium. Un cancer si simple, un jeu d’enfant de 94 ans.
Nabokov dans Lolita : hyper-littéraire pour faire avaler la pilule ; pasticheur aux mille ressources, voire proustien ; tout en fleurs de langue pour figurer un personnage qui les aime en boutons ; juste un peu trop fleuri, nous ensevelissant sous une pluie de pétales, et se reprenant abrupt. Coruscant pour tondre une pelouse. L’anti-Sade et son digne émule. Sade en dilution homéopathique pour faire un scandale littéraire à la portée des Américains.
Nabokov, un écrivain russe passé en langue anglo-américaine et y amortissant, y exsudant tous ses éclats, tout son éclat.
Je suis un trentenaire alerte, dissipé. J’écris des livres scandaleux, précurseur Nabokov. Je n’ai pas comme lui une œuvre déjà fournie, jaillie et composée dans une langue natale d’une richesse fabuleuse dont les phonèmes liquides s’engendrent et se bousculent au portillon des mots, au renflé des phrases. Mais je sais que le français d’écrivain français est la bonne place. Je n’ai pas voulu migrer en Israël.
Je lis Lolita avec des yeux aveuglés par des siècles de glu qu’écluse mal mon peu de mise en pal de la balle des mots. Critique littéraire à Combat, je rends mon tablier parce que je lis mal, écris tant bien que mal.
Je le relis un demi-siècle après. La France qui donnait le la est devenue une province, presque aussi puritaine qu’une samaritaine, des États-englueurs d’Amérique. Mais j’ai derrière moi une œuvre pauvrissime qui a déballé la balle, dévalé l’aval des mots transcendants, immanents. En rifs je scande le scandale.
Céline, Féerie pour une autre fois (1952 – 1954) dont attire le titre, puissant, délicieux, féérique, désabusé. Mais dès que je le feuillette, l’écriture m’arrache les yeux, de la même tension surchauffée que Bagatelles pour un massacre, celles qui ont appelé le « détail » du
vieux Le Pen. Et le parallélisme provocant des deux intitulés, lui, saute aux yeux. Tout en points d’exclamation en dialogue, pendant à ceux de suspension en récit, comme l’autre en immersion forcenée dans la langue, la populaire, la savante, la littéraire, d’un même jet.Mais le nouveau, et bien ignoble, omniprésent, est la victimation, aussi pourpensée que le pamphlet antisémite, et cela dès l’exergue d’un livre dédié « Aux animaux / Aux malades / Aux prisonniers ». Avec une impudeur qui fait totalement défaut aux Juifs. Céline, un bon ancêtre du woke.
Dans son tohu-bohu railleur de réfugiés sens dessus dessous en cave où sont planquées les bonnes bouteilles lors d’un bombardement, il me fait remonter celui de Varsovie où maman a failli périr, enceinte de ma personne. La raillerie récurrente tourne et prend pour objet l’adoration pour la sienne (de personne) de celles du sexe retournée en rage à qui l’étriperait, l’empalerait et autres gamineries. Féerie me tombe des mains plus vite que Bagatelles, dont j’ai supporté une centaine de pages.
Dans son Journal de guerre, Ernst Jünger, cet authentique héros, indiscutablement antinazi, rapporte les propos tenus au quartier général allemand par un nommé Méline : « Et les Juifs, qu’est-ce que vous attendez ? », proches du « N’oubliez pas les enfants » de Brasillach, exécuté le 6 février 1945 au fort de Montrouge.
On a peine à rapprocher cette rage du souci de « construire la langue à partir d’une fréquence fondamentale » de l’amant d’une pianiste connue. Ni du goût des « formes féminines parfaites » de l’époux d’une danseuse, capable amoureux de grandes délicatesses.
C’est sans aucun doute à ses qualités littéraires que Céline doit d’avoir réchappé à un juste châtiment. Mais qu’il ait connu quelques angoisses dans le couloir de la mort d’une prison danoise, son extradition réclamée par l’ambassade de France, ne l’a à aucun moment conduit à se déjuger
Une mauvaise pensée pour Sollers qui vient de nous quitter, qui associait ce traître, ce chacal à Sade, ce racleur populiste des bas-fonds de la langue à l’aristocrate tout en « phrases », à notre pénultième philosophe, Nietzsche étant le dernier.
Sentant qu’il allait un peu loin dans sa célinolâtrie, Sollers n’a pas trouvé mieux que « l’antisémitisme est une connerie ». Un peu court pour l’époux d’une psychanalyste.
Le mimétisme fou de Sollers fut son sauf-conduit dans la vie d’écrivain.
Kafka, ou l’authenticité onirique, celle qui prend – ni aux tripes ni aux boyaux, non à la gorge ni à l’estomac, aux fascias peut-être, et qui infiltre ses romans, à commencer par le premier, L’Amérique.
Ce que fait remonter de moi sa lecture, impossible à quitter par son suspens vrai, le suspendu rêve éveillé qu’une angoisse tient à bout de bras, sont des bribes de mon âge le plus ingrat, celui d’un lièvre de mars qui a survécu au déchaînement martial. Comme s’il me tirait par les mots, comme si son angoisse à nu, son dénudé habillé d’épisodes et de phrases dépouillait mon adolescence longue de toutes les provocations accumulées qui ont fini par me tenir lieu de lymphe non de de sang, d’un entre-deux os à ronger, eaux à boire jusqu’à la lie d’un vin d’inextinguible soif. Comme si Kafka était mon vrai pendant de Sade, celui que je me suis toujours gardé d’explorer, dont j’ai fait litière sur lit d’hiers (sic). Comme si le revers de Sade dont je suis ourlé, qui me tient dans sa manche comme un saccadé sac à dés (resic, tous ces tics simple résistance à l’insoutenable) n’était pas plutôt Kafka que Rousseau ou l’anecdotique Masoch.
Kafka ou l’âme juive évacuant son pire fond d’angoisse en fonds de commerce suivi.
Kafka en qui mûrissent six millions de massacrés, antienne d’un mal sacré.
Kafka. Les bribes de récit de ses derniers cahiers, celles qui se développaient en romans, sont des rêves d’une dynamique à rebours que je connais, fuite ou chute en avant où tout vous lâche, où l’on ne rebondit que sur des aspérités trompeuses. Mais quand Kafka est irréprochable de lucide désespérance, l’échec à bout de bras comme son emblème, son drapeau en berne, filtre en moi du bonheur, perdu mais recouvrable, créance sur le grand Tout, crédence agglutinée à des débris de meubles d’époque.
Le moindre fragment est d’un grand écrivain où je bute et re but (rebut), jeu, set, match et des poussières d’ange.
1975, Marie Cardinal, Les mots pour le dire. La psychanalyse était à votre disposition, à votre main pour vous préserver de la médecine parfois criminelle, de la psychiatrie toujours débilitante. Un demi-siècle après, la déchéance : la psychanalyse vue comme une pratique haut de gamme inutile quand les preuves abondent, dans une langue il est vrai réservée aux spécialistes, que des gènes sont en cause que de nouveaux médicaments savent contrecarrer, et d’autres bientôt, encore plus prometteurs. La nouvelle barbarie.
Aménorrhée, ménorragie : hommes ne disposons d’aucun équivalent psychosomatique sinon l’impuissance ou l’expansion précoce. Anorexie, boulimie : nous ne les connaissons qu’en mode mineur. Les femmes sont notre corps à corps direct avec l’âme, elles parlent pour nous.
L’opération consiste à m’enfoncer un tournevis dans le cœur avec un marteau devant une grande glace murale, puis de tirer, ce qui déclenchera la révélation attendue, des nuées de jeux de garçons en arrière-plan. Mais cette fois-ci, alors que je me prépare à la seconde phase, le médecin ne paraît pas convaincu, s’apprête à renoncer. (J’arrive à un moment crucial de la psychanalyse dans Les mots pour le dire.)
Elle a quatorze ans, sa mère (« cette pauvre salope ») lui révèle que, l’ayant conçue en instance d’un divorce, elle a tout fait, vélo, cheval, médicaments, de ce qui n’est pas pénal et expressément interdit par la religion catholique, pour avorter. Quand dans sa psychanalyse (classique allongée, coûteuse, à psy mutique aux interventions décisives) cela lui remonte, ses pertes de sang cessent presque aussitôt.
Avec tous les parfums algérois lui remonte la beauté gestuelle des Blancs des colonies, alliant en une fusion parfaite la retenue européenne et la chaleur d’Afrique – j’y reconnais l’aisance de Schmidt, pourtant d’origine alsacienne et simple cadre migré à Casa, où il dirige de loin mon façonnier – Schmidt m’ouvrant les portes de son club réservé aux Européens et déployant son crawl magnifique à une époque où, souffle court, je ne sais que brasser misérablement.
Marie Cardinal qui m’éclaire jusqu’à Carole et son assurance, Carole descendante de colons née en Afrique qu’illumine son amour du soleil.
Marie Cardinal, son enfant qui bouge (« Un de ses genoux enflés ? Un de ses pieds difformes ? Ou son crâne de monstre ? Il bougeait à peine, comme une bulle monte à la surface du marécage […] Il bougeait comme bouge la lumière quand un nuage passe devant le soleil. »
Oui, la formidable réparation que je ne peux pas bouder, psychanalyste frayant mon chemin vers la poésie. Celle qui me lâcherait à son tour.
« J’aurais détesté qu’il y eût un instrument, un papier, un crayon entre lui et moi. » Ou une secrétaire, un intermédiaire quelconque rompant la relation exclusive, interférant avec le transfert. J’ai vite désappris de prendre des notes hâtives après le départ de l’analysant, mais c’est Joëlle qui l’introduisait plutôt qu’un système de sonnerie compliqué que je découvre tard, voulant faire de psy mon métier unique, être la norme.
Les mots pour le dire : une psychanalyse de sept ans, non didactique, mieux que didactique : dégageant la voie au polar entre tous, au pôle art (sic sic sic).
De Georges Perec (1936 – 1982) l’écriture une entreprise exhaustive, passée au crible de l’acharnement. En une pluie d’hypothèses balayer le champ d’olfaction de plusieurs espèces connues pour ne humer, pour n’arpenter que lui. Sans un mot du contenu romanesque de La vie mode d’emploi (1975 – 1978) , y baigner jour & nuit de la nuque aux phalanges, découvrant le non-secret du cancer dont est mort l’auteur. En quêter les moindres indices où il ne veut qu’enquêter, concasser. La vie mode d’emploi, mais connaît-il le métier de vivre ? La clope, drogue de l’écrivain.
La vie mode d’emploi. Jamais je n’ai su lire un mode d’emploi, me précipitant en aveugle, les mains en avant, jusqu’à ce qu’un voisin m’éclairât. De mon métier à main d’un siècle digital m’incorporer la machine jusqu’à ce qu’un deus ex machina s’élève.
Georges Perec, cruciverbiste, scénariste, cinéaste du dicible, n’a eu cesse d’étendre son champ lexical, sémantique sinon séminal. Laissant mon pianiste Mac Coy Tyner remplir de reprise en reprise toutes les cases vides, revenir enfant prodigue John Coltrane comme au premier jour. Pour que my favorite things, celles pour lesquelles fut embastillé mon ancêtre, ne soient plus jamais jugées singulières.
Il me faudrait une dizaine de vies pour connaître tous les mots qu’emploie Perec dans leur sens exact ou principal, se gardant bien de le figurer. Il me faudrait une longue-vue rétractile à souhait pour voir une aumône de ce qu’il voit, et encore une dizaine d’existences pour en trouver les mots justes. Cela dit, une ou deux vies à en jouer me suffiraient pour les souder à leur socle de concrétude à temps complet. Pour rembobiner mes moires en mémoire et en faire un film.
Pour être Georges Perec il n’eût pas fallu prendre sur moi de me taire quand je prenais des coups, rentrer en gorge tout ce dont je regorge d’éteint. D’étain en cuivre il eût fallu entonner mon cuivre à anche de tungstène ou autre métal rare qui me raréfie. Rare et fidèle à la seule Joëlle de ma bordée de coups, n’abordant plus coup sur à-coup que les géantes et les naines.
De Perec l’œuvre immense s’étend sur quarante-six ans auxquels manquent quelques jours et dont il faut défalquer l’enfance et quelque adolescence. Et rajouter un millénaire ou deux.
Perec est le surdoué juif dont mes touffeurs nocturnes déguisent mal, dont mes crases diurnes étranglent en vain la forfaiture sans pardon ni don sur ton.
La vie mode d’emploi, inlassablement, avec une érudition tous azimuts et l’humour fugace propre à l’oulipo, occupe, comme un puzzle savant et une devinette visuelle sans fond décrite sous tous les angles et à tous les étages d’un immeuble bourgeois des environs du parc Monceau dont on a retiré la façade, un buisson touffu des dernières années de la vie de Georges Perec, sujet principal ce puzzle lui-même imbriquant, dans des mises en scène et une mise en abyme tout sauf abyssale mais colossale réglée, régulée, une suite de polars, résumés de polars qui en sont les chapitres et s’emboîtent au gré des maniaqueries d’un collectionneur de soi, un soi écartelé mais vaste comme la somme des connaissances de l’univers. Il y a de quoi cloper.
Exhaustif. Exténuant. Ténus les fils d’intrigue d’aragne de l’horloge perpétuelle en ses tours de cadran. Surdoué cognitif l’auteur de l’œuvre d’art, une merveille mitée aux vers, de ceux qu’on n’écrit plus. Y appliquée mon âme jusqu’à ce qu’il en remonte ahan sur néant. La vie mode d’emploi ne suffira bientôt plus à conjurer les rimes de mon disque rayé, il y faudra la prise, la reprise de voix d’un jazz.
Et laisser se réemboîter la façade, tous ses oves, bucranes, consoles, cartouches vides ou trop pleins, acrotères, acronymes et sigles, et même dans les appartements se recoller quelques stucs.
Perec, élève surdoué s’arrachant à ses cours pour élever son porte-voix. D’âge en âge des misères, des mystères à mi-stère d’abois m’arrachent à mon cours des choses pour rembobiner ma voix.
C. O.M.M.E.N.T. / L.’I.D.É.E. /D.’U.N. T.I.T.R.E. / S.U.F.F.I.T. / À. D.É.C.R.I.R.E. / L.E. / S.O.R.T. / D.’U.N. L.I.V.R.E / C.R.E.U.X., de Philippe Jaffeux
Comme elles sont belles, ces langues d’Europe, dressées sur leurs voyelles comme de premières communiantes. A noir, I blanc. Et des bleus et des rouges, aux couleurs premières de l’arc-en-terre, dont rit jaune un clair de ciel. Breton et Rimbaud y glissent comme deux poissons solubles.
La vraie vie est la littérature d’un temps perdu, dressée sur ses titres, adossée à ses titres (de gloire).
De son fauteuil élévateur, Philippe Jaffeux m’a fait poster son dernier livre, intitulé C.O.M.M.E.N.T. / L.’I.D.É.E. /D.’U.N. T.I.T.R.E. / S.U.F.F.I.T. / À. D.É.C.R.I.R.E. / L.E. / S.O.R.T. / D.’U.N. L.I.V.R.E / C.R.E.U.X., et tend des verges, craignant qu’il ne soit creux.
Mais quand on a écrit, à l’orée de son œuvre, « Toutes les planètes sont rondes parce que l’univers n’a ni commencement ni fin », on n’est jamais creux.
Décrire formellement une écriture par ses lacunes est une contrainte qui dans l’œuvre de Jaffeux a été féconde, faisant jaillir des pensées sourdes, aveugles, anosmiques, non haptiques et, poussée ici à son paroxysme, le demeure car ce creux résonne de tous les tours de force d’une pensée – plus abstraite, on meurt.
Ici l’artifice revêt une fonction supplémentaire. Quand à une page affichant comme en-tête la lettre S « L’in cription d’un vide lapidaire décode le me age d’une phra e lacérée », le lecteur, invité à l’exercice rappelant ses petites classes, voire des jeux radiophoniques, de complémenter l’auteur, réécrit le livre avec lui, de même que se relisant, on se réécrit.
L’effort de lecture stabilise les mots au sortir de leur pochette-surprise de l’encadrement des lettres défaillantes.
Rapporté aux premiers livres héroïques (Courants blancs, 2014, Autres courants, 2015), l’accord des contraires en chute de phrase a pris du flou, du mou, de la bande, suivant l’évolution qui en plus de deux millénaires conduit du « Nous entrons et nous n’entrons pas dans les mêmes fleuves » d’Héraclite au « Les contraires sont des nuances » de Nietzsche.
Milagro, 118 p., 22 €
Je rouvre Cioran (Précis de décomposition, en poche). Et d’emblée je dis : c’est comme si je ne l’avais jamais lu. (Je devais lui garder un chien de ma louve de son passé antisémite.) Il est l’un des excellents du 20è siècle.
Quant à l’écriture du moins.
Laissez reposer votre manuscrit, recommande-t-on. Mais il en va de même de certaines lectures. Il y a ceux qui ne sont jamais assez lus cinquante fois – outre les nombreux qu’on est heureux d’avoir lus à fond en s’en imprégnant à plusieurs réveils, auxquels à l’occasion on peut revenir mais revient peu, sans compter les innombrables qui ne méritent pas d’être ouverts.
Mais Cioran !
Avant de repiquer tout vif dans ses pages, une dernière parenthèse : je me félicite d’avoir laissé dormir quasiment un demi-siècle Nietzsche et Sade qui m’ont marqué à vie, pour des raisons et de manière différentes.
Non, c’était la pénultième (parenthèse). Car je constate une fois de plus ce qui est mon quotidien de lecteur de poésie contemporaine : dès les premières lignes, à la dévirginisation dirais-je si je ne craignais d’abuser, le jugement se fait et ne trompe pas. Même si ce qu’on écrit dans la foulée est en général détestable.
Et parenthèse dans tout départ en thèse : voilà qui suffit à illustrer pourquoi l’e-book ne sera jamais qu’une denrée pour incultes, pour illettrés. Il faut ouvrir un livre.
Mais Cioran tourne court, passé le choc de son style fastueux, au foré métaphysique nourri par les siècles.
Cioran féru de « l’Histoire, ce mélange indécent de banalité et d’apocalypse », « une Histoire dont la stagnation serait telle que le doute s’y dessinerait comme un événement et l’espoir une calamité ». « Personne n’atteint d’emblée à la frivolité. C’est un privilège et un art. » La politesse d’être superficiel. L’athéisme, que notre morne indifférence assèche, a gardé chez lui tout son sens.
Pile, Dieu existe, et une éternité de vie. Face, il n’existe pas. Cela à dix ans. Et je trichais. Puis l’émerveillement pubertaire est venu, emportant la question dans les oubliettes qui l’englobent. Cioran fixé à mes dix ans ?
Qui l’englobent et la lobent : Dieu, set, match.
Cynisme un faible mot pour cette somptueuse mais systématique déréliction de « désarticulation du temps », « la matière élevée subitement à un lyrisme de négation ». Char en une phrase, La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil, a effondré d’avance tout cet édifice de néant. Ils n’ont pas fait la même guerre.De nuit en nuit, roulement de mes musiciens s’appelant par capillarité. De mois en mois, les peintres qui m’ont nourri, rééduqué, remontent comme d’un palimpseste. Je ne vais plus au cinéma, l’art urbain auquel le Covid a asséné un coup de grâce, mais tous les films dont Joëlle m’a imprégné dansent sur mes plages de leurs panoramiques et zooms intermittents. Le temps du livre a installé, instillé son zoom à plusieurs temps remontant comme d’un palimpseste.
(Je reviens sur Cioran). Désarticuler le temps n’est pas bien sorcier après deux siècles de traduction de concepts de français en roumain (c’est au 18è que le français est devenu la langue de référence des élites roumaines comme d’aucun autre pays de l’Est) et le gros d’une vie à les retraduire. Autre chose est de vivre l’espace-temps, envoyant Kant aux oubliettes, comme un siècle après sa découverte physique de rares poètes, surtout des filles (Sarah Kéryna, Hortense Raynal), un romancier, Sylvain Tesson, antisémite à mon regret, le savent. Cioran ? Un talentueux superficiel, animant avec brio ce qu’il reste de notre phrasé en Dieu, réellement superficiel quand Wilde déguise sous des paradoxes de futilité, de frivolité son tragique savoir.
Une feuille de papier à musique glissée entre deux plaques de verre. Ma vie à l’aune de mes lectures, mes lectures à l’empan de ma vie. Les lectures d’un viveur, ma vie de lecteur. Une BD cacatoès d’émulation joyeuse, de compilation jamais. Un pas en avant, deux empans en arrière. Ce qui se dévitalise tient dans un flacon de verre poreux de toutes ses ouïes. La vie par la grande porte de la littérature, la littérature à la poterne, qui se referme doucement.
Sonderkommando, de Marcel Nadjary
Un manuscrit de témoignage « jeté en terre » (Loïc Marcou) en novembre 1944 dans une bouteille enroulée dans une sacoche en cuir, à proximité du Crématoire III d’Auschwitz-Birkenau auquel était affecté son auteur, un Juif grec qui ne pensait pas survivre, en un acte suprême de résistance abondant en données chiffrées, « de structure parataxique, certaines phrases semblant ne jamais devoir finir où les propositions s’enchaînent, se bousculent, se télescopent » (Loïc Marcou) – et retrouvé seulement en 1980, neuf ans après sa mort. Un second plus développé, daté de 1947. Le premier fébrile et écrit dans l’urgence, écartelé, exclamatif, multilingue dont de l’allemand phonétique, transcrit ici page de droite en colonnes qui ressemblent à des vers, page de gauche l’illisible, brouillé d’ombres chères fac-similé de l’original, lequel a demandé des décennies et des techniques complexes d’analyse multispectrale pour qu’on le déchiffre ; le second développant un récit et imprimé naturellement en prose.
Après un long temps de latence, deux livres viennent de paraître, la publication courante que j’ai entre les mains, et une édition bibliophilique d’Artulis.
Pourquoi un livre pour bibliophiles ? Le plus sordide, le plus douloureux déni d’humanité converti en merveille huppée, contrecollée – comme une juste réparation. Pourquoi cette transcription en vers ? Peut-être pour dire que la poésie, qui semblait morte avec Auschwitz, peut dépouillée fleurette renaître au plus paradoxal. Pour que soit levée notre résistance, il fallait ce temps de latence – de loin supérieur à celui où il était peu parlé par les survivants de leur calvaire.
Un millénaire (plutôt que deux) de victimation sacrificielle expiatoire ayant culminé dans ce pogrom géant final, il a bien fallu un temps de latence d’une ou deux générations pour le situer, la moindre des choses dans le concours de victimation contemporain où les Juifs sont bâillonnés par la pudeur.
Sonderkommando : équipe spéciale, singulière, hors du commun, de Juifs chargés de la déchèterie du massacre industriel de leurs frères, en un comble d’humiliation au « nadir de la condition humaine » (Loïc Marcou). L’auteur un Juif sépharade, de judaïté deux fois millénaire, victime dans son ascendance d’un antisémitisme moins virulent que celui qui a marqué ses compagnons de détention ashkénazes, les plus nombreux les polonais. Du premier manuscrit ressortent, outre la révélation de l’incroyable (qui a valu à tel autre d’être interné quinze jours), des recommandations testamentaires et un patriotisme grec affiché. Le second relate son itinéraire de soldat et de résistant, d’un courage et d’une endurance à toute épreuve (des coups, des coups, des coups). Il a contribué à organiser la révolte finale du Sonderkommando où deux gardes ont été tués mais tous les fuyards repris – par chance n’a pu y participer et a eu la vie sauve en s’écartant et en se mêlant à d’autres détenus pour le marche ou crève final.
Des témoins, dont sa fille et son fils, rapportent ses traits d’humour, qui auraient fait rire jusqu’aux SS. Woody Allen jeune et Louis de Funès n’ont qu’à bien se tenir.
Je reste sur l’index final des personnages historiques, épilogue, dénouement si l’on peut dire, où se balancent au bout d’une corde, américaine pour la plupart et cela en 1948, ses tortionnaires en chef et principaux organisateurs du massacre.
De nombreuses contributions ressort celle de Loïc Marcou.
Signes et Balises, traduit par Loïc Marcou, 480 p., 28 €.
Au mont-de-piété, au Mont-Dore (au Mont d’Or) j’ai fourni les dernières décharges. J’ai même fait le SS pour maman.
Je me fâche avec ceux que je heurte.
Je suis l’un des derniers survivants des descendants de lâche oh ah. De la hache oh ah avec laquelle Hitler exécutait les souteneurs. Quant à cette dernière mesure l’adolescent l’approuve. Depuis j’ai rencontré plus frustré que moi. Et des compagnes de détresse en veux-tu en voilà. Les portes du château et le portail d’entrée. De quelques rehauts desserrées les lèvres de la plaie, de l’aplat.
Pour le cas où l’homme survivrait à la décolonisation en colonnes desserrées.
Pour le cas où je ne dirais pas pour une fois ce qu’il fait taire : Faire rire Hitler. Spasmodiquement. Jusqu’à ce qu’il en crache rate et boyaux par le nez.
Je suis l’un des derniers survivants de la première génération de descendants de survivants de lâches oh ah. Il y faut un courage dédoublé redoublé. À la génération suivante untel s’est défenestré d’un haut étage pour ne pas assassiner son amour.
Cela avant que ne meure le dernier vétéran du débarquement de l’homme sur les plages de l’hache oh ah. De lâches aspirés par le délitement en surnombre de l’homme.
Le vingtième siècle fut le siècle des masses. Voit-on ce qui s’est amassé là, s’est surmultiplié là, l’avion sans pilote qui depuis quelques siècles file droit sur le mur des Alpes.
De lire Gombrowicz par instants couramment dans le texte polonais infiltre dans ma prose un liant nouveau, comme si vingt ans après la révélation en poésie de ma langue prénatale et natale il s’avérait sur le long cours que tout ce qui émanait de ma bille de stylo, transformé ou non par des touches d’ordinateur, avait toujours été traduit, d’une langue que je ne connaissais pas, qu’importe, dont j’avais abandonné le développement mais dont me portaient l’accent, le rythme, la structure, l’entame de phrase – de la traduire enfin pour de bon faisant lâcher, sauter ce temps de retard, cette inadéquation à ma langue qu’« euh » exprime mieux qu’aucun phonème. Bref je bégaye moins, sans rouler de cailloux dans ma bouche comme Démosthène, et pour que des planètes inconnues surgissent je n’ai plus besoin de poésie.
Naturellement bilingue comme une feuille est bifide.
Écrire couramment, sans parenthèses ni tirets, ne m’est pas donné pour autant dans ma langue d’écriture, mais je peux y mettre quand il faut et omettre à l’occasion les points sur les i, voire sur les y. Je n’ai plus lieu d’outrer l’ellipse, lancer des zeugmes comme il convient en poésie où l’on ne se reconnaît que dans le grand écart. Une inflexion suffit, les regrets de peintre ne sont plus mon pain quotidien mais de la brioche. À défaut d’un éternel retour que seul Héraclite a connu (Nietzsche son plagiaire inconscient), me revient son antienne platonicienne, magrittienne, sur les parois d’une grotte ou caverne des quarante voleurs.
Des vers de Norvid exilé de Pologne, dans Vade Mecum écrit dans les années 1860, (heurtés liés 10 – 7 – 7 – 10 et surtout 11 – 8 –11 – 5 ) marient le pair et l’impair selon d’antiques traditions polonaises et ne doivent rien au Rimbaud de Fêtes de la faim, d’ailleurs postérieur.
À la lumière éblouissante de la trompette de Lee Morgan dans Flamingo (1958), dont à son acmé une citation se détache à bout de bras – le cortège funéraire de Jimmy Smith à l’orgue électrique, toute une section rythmique remplacée par son lent mugissement de fond. Et dès le morceau suivant (Blues for Doudou), la trompette se voile d’une distance sublunaire, nous parvenant comme au filtre des siècles.
Untel, écrivain polonais de fiction, ce pourrait être Norwid, ce n’est pas Norwid mais un contemporain, est condamné à l’exil à perpétuité, comme les anciens Grecs – pas par ses concitoyens mais par les Russes. M’exprimant en un polonais sans faute je lui parle du sang, krew, se déclinant en krwi. Quand je dis sang, à sangs mêlés, sang se prononçant comme cent ou sans, un plasma, des globules, une ascendance, sang comme consanguin, sang n’a pas le centième de la puissance de krew, pas le millième de de la virulence de krwi, dont la triphtongue arrache des siècles à la racine, par le rhizome, condamne aux morts les plus nobles, les plus ignominieuses, krwi dont il n’est pas de goutte à goutte mais des flots, ces « flots de sang » qui en français appellent des guillemets, tant ils sont éculés, l’envers d’une litote. Juif exclu du patrimoine polonais, interdit d’ascendance, je suis le temps de ce rêve aussi polonais dans mes fibres de langue et mes fibrilles que Norwid ou Gombrowicz. – N’étant pas szlachcic ni szlachciura, noble ni nobliau mais juif, je les revendique en pure perte, sans leur densité de langue mais à grand ahan, nageur mort, à ce seul titre vivant. Merci Guillaume.
Hélas non, je ne peux pas renier mon ascendance polonaise mêlée, mixée, fusionnée et fusionnelle, confondue avec la juive à cons fendus plutôt qu’à sangs mêlés : accents mêlés, dans une mêlée indescriptible et dans ce polonais traditionnellement pornographique qui
n’affleure ni à Norwid ni à Gombrowicz mais doit flotter à l’horizon de celui-ci, lequel s’affiche un peu trop szlachetny pour nos temps mêlés.Krwi : ce que ça m’arrache de cris qu’on me refuse un manuscrit que j’ai tassé, concassé du sang des siècles. Rimaillant altéré de l’inextinguible (!!!, sic & resic) soif des siècles, saecula saeculorum, dans leur génital génitif, le superlatif biblique, ce latin d’église que les Polonais ont toujours opposé aux Russes.
Florbelle, de Jacques Cauda
On sort magnifié de Sade – on ne sort pas indemne de Jacques Cauda. Le manuscrit des Journées de Florbelle, ce pendant tardif des Cent-vingt Journées de Sodome, détruit par le fils indigne du marquis, laissant libre cours à un sadophile de greffer sur ce titre son autoportrait d’âge équivalent – pris à la gorge on lit Florbelle en peu de traits d’une même goulée, quitte à y revenir beaucoup.
Une déréliction grandiose, l’antiphrase entrée au cœur du verbe retourné sur son erre, infuse vers sur avers de prose d’un plutôt noir que vert-galant qui pour « célébrer la mort par la mort de la mort [a choisi de] Peindre l’amour faisant la mort », soit son inverse.
Sade en Cauda fait feu de tous abois.
Profération ? Mais du fer dans la plaie, d’une langue tenue en glotte de son glossaire. Vaste culture, violence verbale, adhésion profonde que la ponctuation poétique suit, dont l’écriture se disjoint en free-jazz jusqu’à réinventer le vers, un vers sadien qui est l’âme du romanesque de Sade. Contractions et distorsions du poème.
En regard, les peintures (de l’auteur), toutes sur le fond noir d’« un blackroll, un rouleau noir Silling sur lequel [ses amies] s’abandonnent à la volupté d’être vues, revues et regardées. » Un pot-pourri de liquides organiques et de visages, une pornographie désarticulée, emblématique et quasi scripturale, de têtes d’hommes axées sur leur seul regard, vits, excavations pubiennes, fesses en pagaille ou en goutte d’eau, raies fessières, nu découlant d’une épaule, culs à cru – élue en rejet de tout élitiste érotisme.
Une abondance de citations (Rimbaud avant tout, Nietzsche, un sonnet de Shakespeare jailli tout armé du crâne de Zeus, Leiris, celui du Ruban au cou d’Olympia, Joyce, celui de Finnegan’s Wake, pastiché à tous les coins de rut, Rousseau en Confessions, mais Proust en pur rejet, laisse entendre que tout l’univers lettré est suspendu à Sade mais qu’il ne faut pas croire que la vraie vie est la littérature.
Car si tout en Cauda (« Entré au château de Silling à 17 ans, je n’en suis jamais sorti ») est Sade, versant Rimbaud, à commencer par son pseudonyme (in cauda venenum), aussi latin que celui de Sollers mais explicitement spécialisé, il n’est pas tout Sade, loin s’en faut, et présente sous tant de noir patte blanche : « Je n’ai jamais eu le goût des garçons. Les femmes sont mon occupation. » Sa passion affichée du tout-venant, de tropisme bien contemporain, n’en fait cependant pas un Restif, trop de douleur s’en mêle.
Celles de l’âge, bien sûr, à l’ubac d’une vie agitée de drogues (« Tous les matins, sur le chemin du lycée, je bois / Tous les bars sont à moi. Je bois du pastis. Du vin. / Et je sniffe de l’éther. Je mange de l’opium. Je me dérègle. Pour voir ! Voir quoi ? / C’est à Rimbaud de me le dire. » À sa nutritionniste de réparer : « J’ai pesé jusqu’à 130 kg, Sade II, énorme machine à jouir… Fumant trois paquets de cigarettes par jour et beaucoup d’autres la nuit ; mes artères bouchées ont mangé les têtes de mes deux fémurs, béquilles, prothèse de hanche, canne […] mon emphysème, mon diabète, mes défenses immunitaires en chute libre et mon foie en perdition sur lequel le corps médical se vautre […] le visage du crime sue par tous mes pores. » Obèse à l’instar de Sade, sans son enfermement.
(Mais Éros a la vie dure, respire sado-rimbaldien dans un échange de mails : « Le viok keski croit ? Lécher mon Q ? // J’insiste. Silence de la môme. Impératif : lui adresser un pavillon de viande saignante ! […] je pourrais être ton grand-père. Allez môme fais-moi bander ! […] Elle m’écrit ! Mon vieux Salo (sic) gros dègue ! et d’autres écœurements, des odeurs (elle me sent sale), des humeurs noires, elle se bile un peu, elle répugne à me dire, je suis trop vieille chose […] Tu me fais songer à la Maintenon. On l’appelait la fausse prude. C’est tout toi ! Tu me trouves poil sale cochon et tu selfises ta moule glabre à mon endroit. »)Et les douleurs premières que lui inflige sa mère surnommée « La Chie », ici surjouées dans des scènes insoutenables mais qui occultent les vraies, hors de portée de mémoire : « La Chie assoit son gros cul sur le pot. Elle y prépare mon bouillon […] – Tu vas tout bouffer mon salaud, rit-elle en lâchant son liquide breneux qui claque comme une gifle sur l’émail. Simone [la femme de chambre] y immerge un grand bol à petit déjeuner qui remonte plein jusqu’au bord. C’est ma boisson du matin. / Si je refuse, Simone fait chauffer le fer à repasser et La Chie l’applique à toute haine sur mon ventre, mes cuisses et ma bite. » Outre les supplices ingénieux de petits animaux ramassés dans les fermes ou d’un chien bâillonné de scotch et fendu dans le sens de la longueur dont le sang et autres liquides organiques s’écoulent sur l’enfant.
Mais « Il [Henry Miller] raconte sa peur de toi aux gencives de lutin. » Mais « “Je sais la beauté par peur”, disait Bellmer. » Car « pour le maintien de pitance jeunesse j’ai chassé fou parmi les herbes grasses. »
Tinbad, 96 p., 17 €, septembre 2023
Christophe Stolowicki