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Buissonnières
Entretien avec Claude Albarède, par Isabelle Lévesque

samedi 3 avril 2021, par Cécile Guivarch

Claude Albarède, Buissonnières
Aquarelles de Joseph Orsolini
L’herbe qui tremble, 2020 – 104 p., 14 €

 

© Joseph Orsolini
et L’herbe qui tremble

© Claude Albarède

Isabelle Lévesque : Le titre de votre recueil, Buissonnières, appelle un substantif : s’agit-il d’écoles (peut-être référence à votre profession) ; mais quelles écoles faut-il éviter ? Les poèmes évoquent-ils ce que la nature et vos longues marches ont pu vous apprendre ? Ou s’agit-il de notes ou de poésies écrites dans la plus grande liberté ?

Claude Albarède : « Buissonnières », idée d’échappée dans une nature archiconnue et toujours découverte. Les mots, les chemins qu’ils ouvrent, les égarements qu’ils permettent, circulent sans cesse entre les pierres, les ronces, les buissons, les ruines, dans un enchevêtrement de sensations, d’émotions, d’idées, que le poème doit savoir maîtriser. C’est là le travail du poète, les longues marches n’étant que l’élaboration du labeur…

Isabelle Lévesque : Dans Buissonnières comme dans vos livres précédents, nous arpentons le « causse » ou « Causse ». Nous voyons un village, un « moulin à plâtre », des lieux qui ne portent jamais de nom propre. S’agit-il du Larzac, du Méjean, du Causse Noir ? Pourquoi bannir les noms propres du poème ?

Claude Albarède : Le Causse du Larzac, comme naguère la Montagne Sainte Victoire pour Cézanne, n’est que le motif, et non l’itinéraire touristique du poète. D’où bannissement de tout terme local et propriétal. Le poème doit éviter les particularismes, et s’inscrire dans l’universelle émotion du Monde. C’est aussi pourquoi je bannis de mes poèmes le culte du « moi », et la narcissique volupté de s’écrire soi-même.

Isabelle Lévesque : Vos poèmes sont très enracinés dans une région précisément évoquée et décrite. Leur vocabulaire lui-même contient un lexique correspondant à des réalités régionales ou locales : on monte « jusqu’au crêt sur l’abîme » ; dans Le dehors intime, nous empruntons un « chemin provigné » et nous nous désaltérons à « la gargoulette / des souvenirs » ; dans Un chaos praticable, nous passons devant une « gariotte »…
Pourtant vous écrivez :

« Je retrouve au pays après son paysage
le dépaysement
que tout poème doit donner »

Comment ce double mouvement est-il possible ?

Claude Albarède : Mes poèmes s’enracinent dans leur motif. S’ils élaborent parfois un parfum régional, c’est que leur motif est une terre à parfums. Leur but n’est pas d’évoquer un pays. Il est plutôt de dépayser le lecteur. Pour moi le poème n’apporte pas au lecteur ce qu’il attend, mais ce qu’il est surpris, étonné, voire choqué, de lire et de ressentir. Ceci peut engendrer une ouverture d’esprit, un enrichissement esthétique et moral.

© Joseph Orsolini et L’herbe qui tremble

Isabelle Lévesque : Citant Rimbaud (« Si j’ai du goût, ce n’est guère / Que pour la terre et les pierres. »), Jean Tardieu écrivait à Guillevic : « Je pense […] à cette hantise du roc qui obsède les poètes d’aujourd’hui […].Cela semble être un signe de ralliement entre plusieurs. Vous lirez un jour l’étonnant « Galet » de Ponge. Et moi aussi, j’ai eu l’obsession du rocher. Nous nous étions donné le mot sans nous connaître » (lettre du 18 mai 1942 reproduite dans L’Expérience Guillevic – Deyrolle / Opales, 1994). Comment vous situez-vous dans cette confrérie des poètes du roc ?

Claude Albarède : Je n’ai pas l’obsession du rocher, ni celle de la confrérie. Le roc c’est aussi peut-être le rock dans la nature, si je peux me permettre ce clin d’œil à l’air du temps…

Isabelle Lévesque : Ce qui me semble très particulier dans les rocs de vos poèmes , c’est qu’ils contiennent et parfois libèrent l’eau vitale. « Forçons la pierre / pour exprimer / l’eau de la source », écriviez-vous dans Le dehors intime (L’herbe qui tremble, 2016), où vous évoquiez aussi ce « roc brisé / qui cogne encore / où gît la source ». Et dans Buissonnières :

« Dans la pierre une source
desséchée l’œil éteint

Qui nous fixe sans voir
qui nous voit sans pensée

Une source qu’il faut
mordre avant de la boire
qu’on doit creuser profond
pour la boire et y croire […] »

Quel est le mystère de cette source ?

Claude Albarède : Mais le rocher m’intéresse s’il libère une source, pour la soif, pour savoir, pour y croire ou ne pas y croire. Une source à la fois prometteuse et difficile, clairvoyante et troublée. Le poète est sourcier. Il sait découvrir les sources au pied des pierres. Il n’annonce pas. Il n’est pas prophète. Il donne une eau qu’il tente de maîtriser et dont il n’est jamais le maître. Une eau dont il sait évoquer les pleins de sa genèse et les déliés du hasard.

© Joseph Orsolini et L’herbe qui tremble

Isabelle Lévesque : Buissonnières comporte un véritable Art poétique. Pour vous le poète est-il prophète, médium, maître de la langue ?... Plusieurs poèmes laissent entendre que les poèmes sont en grande partie donnés et qu’il est bon de rencontrer le hasard. Comment naissent vos poèmes ? Leur forme (vers courts comme ici, ou prose comme dans Un chaos praticable) leur préexiste-t-elle ?

« Écrire
et soudain piétiner l’écriture
Chaque matin
écrire et piétiner

La terre s’en empare
un tas de poussière
vole autour des mots

Puis de l’eau rejaillit
une source ? une mare ?
où vient frétiller
la petite langue
qui brûle de dire. »

Claude Albarède : Les poèmes, vers ou proses, naissent ces deux forces en apparence contradictoires qui s’interpénètrent, comme s’interpénètrent un peu tout sur la terre : le chemin, la trace, le marcheur, l’écriture, la rivière, le buisson, le cri, le silence…

Isabelle Lévesque : Au fil des textes, il semble que le poème soit le chemin qui se trace, ou que le poète soit lui-même chemin, ou que le chemin pousse le poète en avant. La personnification est partout présente : c’est « la rivière aux longs cheveux » qui peut être « heureuse », on entend « les verbiages du buisson » quand « l’épineux jette un cri »… Ce monde du poème est-il panthéiste ?

Claude Albarède : L’interpénétration, pour moi, constitue le TOUT du poème. Un TOUT qui serait panthéiste s’il n’était pas, pour moi, en dehors de toute métaphysique. Toutefois le lecteur est libre d’apporter son eau au moulin sans Dieu.

Isabelle Lévesque : Peut-on considérer Buissonnières comme un livre de sagesse ? Sa quête est-elle celle du silence, de la source, de la beauté ?

« Rien d’écrit sur la pierre
où s’abat le corbeau
rien de plus que son cri
emporté par le vent

Rien d’autre. Et le poète
continue son poème
comme si le silence
n’avait pas dans la pierre

écrit l’essentiel. »

Claude Albarède : Buissonnières est mon dernier recueil. C’est-à-dire qu’il est « la mer toujours recommencée », pour reprendre un vers célèbre de Paul Valéry. On essaie de recommencer en mieux. De faire « des bruits neufs » comme l’écrit Rimbaud. Pas de bilan, mais du « bis-élan »… Le prochain recueil aura pour titre La marche égarée dont un aperçu doit paraître dans les revues Concerto et Diérèse en 2021.

© Joseph Orsolini et L’herbe qui tremble

Isabelle Lévesque : Après Alain Dulac pour Un chaos praticable et Marie Alloy pour Le dehors intime, c’est Joseph Orsolini qui accompagne de ses aquarelles vos Buissonnières. Comment appréhendez-vous cette collaboration avec les peintres ? Qu’apportent les peintures à vos poèmes et vos poèmes aux peintures ?

Claude Albarède : Les peintures qui accompagnent mes textes dans les recueils édités par les Editions L’herbe qui tremble ont été choisis par l’éditeur, mais à chaque fois j’ai donné le feu vert, ayant trouvé que les peintures proposées étaient des accompagnatrices dignes d’ajouter leur parfum au texte.

Isabelle Lévesque : Comme lecteur, quels sont les auteurs ou les livres qui vous accompagnent le plus fortement et durablement ?

Claude Albarède : En dehors des grands poètes classiques que je relis tout le temps, j’ai à mon chevet, en permanence, les poèmes de Rilke (en français), Valéry, Reverdy, Char, Celan, Guillevic, Thierry Metz, et surtout André Du Bouchet qui me rappelle sans cesse que si la poésie est un art, c’est avant tout un art de pointe.

Repères biobibliographiques :

Fils d’ouvriers et de petits vignerons des contreforts du Larzac, je suis né le 24 janvier 1937, à Sète, ville qui avait déjà donné à la poésie Paul Valéry et Georges Brassens. C’est pourquoi, fidèle à l’esprit de témérité qui caractérise à la fois les vignerons des Causses et les pêcheurs du Golfe du Lion, j’ai voulu être poète. Et à mesure que je le voulais, je sentais grandir en moi des élans qui me poussaient à le vouloir. J’ai donc, le plus souvent et à compte d’éditeur, fait publier une quinzaine de recueils. Certains sont passés sous silence. D’autres ont obtenu quelques « prix » : François Villon en 1980, Bourse Guy Lévis-Mano en 1984, Prix du Lion’s club en 1985, Prix Amélie Murat en 2005, Prix Aliénor d’Aquitaine en 2008.
Certains de mes poèmes sont régulièrement publiés en revues ou en anthologies (N.R.F, Sud, Le Pont de l’Epée, Concerto, Poésie sur Seine, L’Arbre à paroles, Le Journal des Poètes, Visages de Poésie, Diérèse etc.), et mon œuvre a été plusieurs fois présentée en lecture publique par des associations culturelles telles que Territoire du Poème, Le Mercredi du Poète, Jalons
Ayant vu mes ancêtres s’escrimer sur une terre ingrate et obtenir un vin somme toute acceptable, je continue d’écrire et de poétiser.

Claude Albarède

  • Le fond des choses, Gaston Puel éditeur, 1967
  • L’incandescence intérieure, Atelier de l’Agneau, 1973
  • L’ambigauche, Guy Chambelland éd., 1974
  • Pensées du Causse nommé Larzac, Fond de la ville, 1975
  • Lampe habillée d’autrui, Millas Martin éd., Prix François Villon, 1980
  • Cours fermées (non paru), Prix du Lion’s Club International, 1984
  • Mémoire à petits feux, Folle avoine ed., 1984
  • Jours ouvrables (non paru), Bourse de Poésie Guy Lévis Mano, 1985
  • Montants de Terre, Folle avoine ed., 1988
  • Les Trajets sous l’écorce, Folle Avoine, 1993
  • Les Reculées, Folle Avoine, 2001
  • Faux-Plat, Editinter, 2003
  • Ajours, L’arbre à Paroles, 2004, Prix Amélie Murat 2005
  • Fulgurante résine, Les Vanneaux, 2008, Prix Aliénor 2008
  • Résurgences, Folle Avoine, 2008
  • La Dépensée, L’Arbre à paroles, 2009
  • Un chaos praticable, peintures d’Alain Dulac, L’herbe qui tremble, 2011
  • Le dehors intime, peintures de Marie Alloy, L’herbe qui tremble, 2017
  • Buissonnières, aquarelles de Joseph Orsolini, L’herbe qui tremble, 2020

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