Cahiers d’essai : Ariane Dreyfus, « La lumière est arrivée, elle aussi veut/Être bougée » (Le Dernier livre des enfants).
À l’origine de Cahiers d’essai, un désir : celui de créer un espace réunissant des contributions comme il s’en partage lors de journées d’études organisées à l’université – chantiers naissants, travaux en cours, focus et études de cas... Ainsi, nous proposons à qui veut (critique, chroniqueur, écrivain, enseignant, chercheur, lecteur impénitent) d’aborder l’univers d’un poète contemporain par le prisme d’un vers ou d’un groupe de vers que nous aurons choisi dans l’un de ses recueils. À chacun de le recevoir et de l’explorer à sa guise, selon l’angle qui lui plaira…
Pour ce premier numéro, et selon le format quaternaire propre au cahier, quatre approches, quatre voix : trois lecteurs assidus d’Ariane Dreyfus, Bruno Berchoud, Florence Saint-Roch et Elodie Bouygues, et une de ses traductrices, Olivia McCannon. Et, puisqu’il est bon de rendre la poésie à la poésie, Annelyse Simao, en regard de notre proposition, a imaginé un poème en répons.
Bruno BERCHOUD : « Pour une littérature de l’hésitation ».
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Comme c’est parfois le cas chez Ariane Dreyfus, nous voici en présence d’une phrase qui intrigue. Et pourtant… Alors que je l’interviewais il y a quelques années en vue d’un dossier dans la revue Décharge (n° 136, décembre 2007), elle répondait ainsi à une question sur la lisibilité en poésie : « J’aime ce qui est limpide et précis, on voit, on va plus loin ainsi… ». Rejetant l’hermétisme et affirmant même son goût pour une certaine littéralité, elle tenait à préciser un peu plus loin : « Sans part d’ombre, le poème ne serait qu’un discours, je veux qu’il soit comme un corps vivant, qui serait un mixte de ma présence et de celle du lecteur (…) pas d’hermétisme non plus, pour que le lecteur puisse y entrer tout entier, avec des élans sans réfléchir… ».
Et en effet nous avons là juste ce qu’il faut de léger mystère pour que le lecteur s’arrête, revienne sur ses pas. Ce qui d’abord intrigue, c’est le pronom personnel et sujet grammatical elle, censé se rapporter au substantif La lumière. Ainsi, la lumière veut… d’habitude objet (on cherche, on allume, on éteint la lumière) ou tout au plus sujet du verbe être (Et la lumière fut). Notons d’ailleurs que ce elle se situe, d’un point de vue rythmique (7 pieds de part et d’autre), exactement au centre de l’énoncé : La lumière est arrivée, elle aussi veut/Être bougée ... On a là affaire, on le devine, à une question…centrale de la poésie d’Ariane Dreyfus : la polarité sujet/objet, l’opposition mouvement/immobilité. Qui agit, qui est agi ? Qui veut, désire, espère ? Qui est sujet, qui est objet du mouvement ?
1.Sur les traces du sujet
L’écriture d’Ariane Dreyfus, là encore, a recours au pronom personnel comme lieu d’une légère interrogation sur ce qu’il désigne. Nous voici face à l’indécidable du sujet, tout du moins si l’on s’en tient à une lecture rapide. Prenons pour exemple la seconde strophe d’un poème extrait d’un autre ouvrage (NNA) et intitulé On verra bien (p.11) :
(…) La fenêtre est pleine de clarté / Elle a laissé le couteau / Elle s’est essuyé les mains ici...
Bien sûr, il convient de faire retour vers le contexte antérieur pour éventuellement dissiper une ambiguïté. Voici donc la première strophe du poème cité à l’instant :
Poireaux et pommes de terre et leurs gouttes d’eau/Posés sur l’évier/ Elle est absente de la cuisine…
N’empêche. Peut-on dire que le doute est totalement levé ? L’agencement même des énoncés, la succession des formes linguistiques ne sont-ils pas de nature à faire naître, au moins de façon passagère, une hésitation quant à l’identité des « acteurs » ? L’absence (de la cuisine) est d’ailleurs suggérée dans la forme par le surgissement du pronom Elle au 3ème vers, en l’absence d’un nom (propre ou commun) qu’il serait censé désigner.
Pour autant, notre hésitation passagère sur le désigné du elle à la lecture du poème ci-dessus, est-elle totalement comparable à celle qui nous traverse à la lecture de l’énoncé-titre ?
Reprenons, donc, en déplaçant la focale sur un autre élément de l’énoncé : elle aussi veut être bougée. Il s’agit bien (là aussi) de se référer au contexte antérieur : c’est en effet cet aussi qui nous incite à aller chercher en amont dans le texte, à tourner la page à l’inverse du sens de lecture. Dès lors ce bref poème peut (doit ?) être lu comme la suite du poème qui le précède dans le livre. Poème intitulé La même nuit est à lui (p. 53-54), dans lequel on rencontre deux amants, il et elle. La lumière (qui) est arrivée serait donc l’aube, la « page tournée » de la nuit ?
Mais si, dans le poème cité précédemment, le doute peut être levé lors d’une lecture attentive (le elle désignant une femme, certes absente et mystérieuse, mais assurément un être animé et pensant, en cours d’action), le elle sujet du groupe verbal veut être bougé n’a pas dissipé son énigme. Ici, le pronom personnel elle ne peut pas a priori être identique au elle (la femme, l’amante) du poème qui le précède immédiatement : elle aussi … impliquerait a priori l’existence de deux elle(s) distinctes. [Dans le cas contraire, l’adverbe aussi se rapporterait au groupe verbal : elle veut aussi… ou bien : … être bougée aussi…]
Par conséquent, l’hésitation sur le elle qui demeure ici ne concerne pas tant le qui est désigné(e) que le comment ou le en quoi : En quoi cette poésie (le plus souvent sobre et dénuée de toute affectation) peut-elle faire de la lumière un sujet du verbe vouloir ? Avons-nous affaire ici à la « pensée magique », que l’on dit caractéristique de l’enfance, et qui prête sentiments, volonté, espoirs… aux éléments constitutifs du monde que l’on dit non-pensant ? Sommes-nous renvoyés à l’interrogation baudelairienne adressée aux objets inanimés : …Avez-vous donc une âme ?
2. Sujet et objet du désir
Nous n’en avons pas fini avec le poème La même nuit est à lui : plus nous le lisons, plus notre énoncé-titre nous semble pouvoir en constituer la suite. De quoi s’agit-il au fond, sinon du lent réveil de l’amante, de son retour au jour, à la lumière, de cet état intermédiaire entre sommeil et veille où corps et âme refont surface, où la conscience opère de nouveau la mise à distance et la séparation d’avec le monde et les éléments ? … S’il y a bien, grammaticalement parlant, deux sujets distincts, on peut « entendre » ici l’appartenance de l’être (l’amante, la femme du poème précédent) au cosmos. La coexistence de deux sujets possibles engendre un « flou artistique », au meilleur sens du terme : dans son acception esthétique. Les deux elle(s) (la femme, la lumière) sont liées par le aussi. Dès lors, davantage qu’à une naïve « personnalisation » de la lumière, on est là en présence d’un indécidable entre l’être et le cosmos, qui pourrait caractériser l’état intermédiaire entre la phase dormante/onirique (le monde qui nous traverse) et la pleine conscience de soi/du réel (le monde que l’on traverse).
Ce qui nous conduit à faire la distinction, face au texte poétique, entre sujet grammatical (élément linguistique interne au texte) et sujet ontologique (l’être désigné en tant que producteur de pensées, de décisions et d’actions). Qu’est-ce au fond que l’éveil, sinon le lent retour du sujet, que le sommeil nocturne avait temporairement « désactivé » ? – Signalons à ce propos que, si le français fait un rêve (étrange et pénétrant comme le fait souvent Verlaine), dans d’autres langues on a un rêve, ainsi que nous le rappelle le célébrissime I had a dream de M. Luther King (l’allemand dira aussi : Ich hatte einen Traum), nous donnant à penser que le dormeur est probablement bien plus objet du rêve que sujet et maître du « récit » onirique –
La tentation est grande (autant y succomber !), pour cerner ici la question du sujet, d’avoir recours à la terminologie psychanalytique freudienne qui distingue, à propos du rêve, le contenu manifeste du contenu latent. Toute parodie mise à part, nous pourrions distinguer ici le sujet manifeste, soit le sujet le plus immédiat, le plus « logique » – ici : la lumière – du sujet latent, soit la femme du poème précédent, qui émerge et revient lentement vers le jour.
Outre le plan grammatical, en vertu duquel le elle se rapporte à l’élément la lumière, il nous faut prendre en compte le plan poétique, qui autorise à ce que le elle renvoie aussi à la femme/l’amante de la page précédente, ce elle que le sommeil et la nuit ont temporairement confondu avec le monde. Rappelons quand même qu’il n’y a rien d’exceptionnel chez A. Dreyfus à ce que les éléments naturels apparaissent comme sujets grammaticaux. Ne serait-ce qu’à la lecture de certains titres, par exemple : La terre voudrait recommencer. C’est de cet ouvrage précisément, que nous citons, en illustration de notre propos, les extraits qui suivent (TVR p. 119, 127, 145) : … sous le ciel qui veut rester noir // …Et la feuille ? (…)/Tombée/Elle espère/Devenir un objet dans une maison/Être posée sur une table en bois… //… Même si le vent les a oubliées…
Notons d’abord ici la présence des éléments : la terre (qui voudrait recommencer), le ciel, le vent, la lumière : terre-air-feu. Notons ensuite que ces éléments sont le plus souvent sujets de verbes de modalité : la terre voudrait…, le ciel veut… (la feuille) tombée espère… Et dans l’énoncé-titre, la lumière veut (être bougée). Vouloir, espérer… Il est question de désir, le mot est lâché.
Ces quelques détours, on le voit bien, ne font que nous ramener à l’énoncé-titre. Et ils nous incitent à déplacer la focale sur le groupe verbal : veut être bougée. Elle est certes sujet du verbe de modalité vouloir. Mais la forme personnelle (conjuguée) du verbe « commande » un infinitif passif : être bougée. On a donc ici affaire à la coexistence du sujet et de l’objet. Dans cet énoncé très sobre, épuré, le elle est à la fois sujet et objet du désir.
Sujet d’un vouloir, la lumière l’est également d’un mouvement ? – Quand bien même ce mouvement se lit et s’entend à la voix passive.
Pour qui poursuit la lecture (DLE et d’autres livres), cette hésitation sur l’identité du sujet ne peut qu’entrer en résonance avec une hésitation plus tangible, l’hésitation dans les gestes : ceux de l’approche amoureuse, de la danse à la recherche du pas le plus juste, du funambule, de l’enfant qui apprend à marcher. Par exemple quand A. Dreyfus, revisitant les contes de son (de notre) enfance, cite en exergue d’un chapitre (TVR, p. 29) Charles Perrault et un extrait du Petit Poucet : « Ils coururent presque toute la nuit, toujours en tremblant, sans savoir où ils allaient. » Ce qui retient le regard et bouleverse, c’est bien ce marqueur de l’enfance : le pas qui hésite en chemin, le sujet qui se cherche – On peut citer ici un titre de Annelyse Simao : Nous chercher par les gestes (éd. La Dragonne, 2010).
3. La beauté du geste
Il convient de souligner les très nombreuses occurrences du verbe bouger sous ses différentes formes (personnelles, infinitives, à la voix active ou passive…), dans l’œuvre d’A. Dreyfus. Si l’on s’en tient au livre (DLE), d’où est extrait l’énoncé-titre, on notera d’emblée son apparition sur la 4ème de couverture : Les enfants bougent pour faire respirer leur solitude. Sans vouloir être exhaustif, sous peine de lasser, nous citerons, p. 97 : Si elle y pense la terre bouge, p. 116 : La coupe ne bouge pas, elle recueille / Ce qui se passe…, et enfin des extraits du poème Reprendre pied (p. 131) : Angèle ne bouge plus (…) ce soir sur le bateau/Son mouvement fait osciller les corps/Il faut qu’elle soit montée/pour que leurs sourires bougent ensemble…
Comment lire et entendre ces apparitions récurrentes du verbe bouger ? Verbe qui a bien souvent comme sujet (à l’instar de l’énoncé-titre) une entité inanimée (la coupe,… leurs sourires…) – Chose déjà présente dans des livres bien antérieurs : Le berceau se remplit, la maison a bougé … (MDD p. 19) – Nous retrouvons là le sentiment d’osmose entre sujet pensant et monde extérieur. Et nous voyons se confirmer l’importance du mouvement, dans cette poésie résolument non-descriptive. Les choses et les êtres ne se perçoivent que dans leur dynamique propre, dans la temporalité de leur mouvement : c’est ainsi qu’ils existent. Osons parler de poésie existentialiste.
Mais surtout : le verbe bouger nous intéresse tout particulièrement au plan sémantique. On aurait tort de le tenir pour un synonyme de (se) déplacer, remuer, (se) mouvoir…, et autres « équivalents », qui n’apparaissent que bien plus rarement chez A. Dreyfus. Ce verbe désigne certes un déplacement, mais bien souvent infime, à peine perceptible. On pense entre autres choses au jeu de Mikado, dans lequel chaque joueur doit se saisir d’une baguette sans faire bouger les autres. Ou bien à la grande aiguille de l’horloge, dont le mouvement ne peut être perçu que si l’on se met en situation de l’épier patiemment. Ou encore au « déplacement » du soleil sur le ciel, à la lente montée de la lumière !
Là aussi nous sommes confrontés à l’indécidable (La baguette du Mikado a-t-elle bougé ?), au « Je ne sais quoi et presque rien » du philosophe Jankélévitch. Car bouger se situe bien souvent aux confins de l’immobile et du mouvement, dans une sorte d’équilibre.
Cet équilibre nous apparaît du reste assez vite comme un élément-clé, une notion fondamentale. En témoigne entre autres le long poème Funambules (DLE, p.89)… poème qui se situe, de façon assez remarquable comme en équilibre : à l’exact milieu du livre. Comme si la composition du livre, sa « mise en espace », tentait de rendre visible le dit du texte.
C’est en effet dans le déplacement de l’humain (ce qu’on appelle le geste, mot qui implique une conscience) que les êtres nous apparaissent dans leur plénitude existentielle. Écoutons encore A. Dreyfus nous présenter une scène de danse, dans le poème intitulé « Le matin nous nous cherchons » (DLE, p. 71) : Le musicien s’approche à son tour,/Vérifie comment elle/Bouge elle aussi contre lui, pèse/Á ses jambes, à son pied/Puis il repart à sa place,/Déchaussé... La beauté du geste réside dans l’infime et dans la précision du déplacement, dans ce qui n’impose ni n’affirme rien, mais se cherche, pour être dans le plus juste équilibre en relation avec l’autre, avec le monde.
Nous venons ici de plaider indirectement pour une littérature de l’hésitation, prenant pour appui le bref extrait poétique, mais nous ne voudrions pas que ce mot soit confondu avec l’indécision velléitaire, qui implique une incapacité d’agir. Il nous semble plutôt que l’hésitation (le geste qui se cherche, ou bien la localisation incertaine du sujet) peut se lire comme une allégorie de l’écriture poétique. Un des marqueurs essentiels de la poésie, sa raison d’être même, est en effet de se situer aux antipodes du péremptoire, de l’assertion, de la « vérité » qu’on impose à l’autre, de cette certitude d’airain qui fonde les barbaries. L’écriture poétique avance à pas de loup, n’en finit pas de se chercher. Il faut lire, pour s’en convaincre, l’essai La lampe si souvent allumée dans l’ombre (José Corti, 2012), dans lequel A. Dreyfus évoque et donne à lire les différents états de plusieurs poèmes, les très nombreux « repentirs » (en particulier dans le chapitre intitulé « La poésie quand nous la faisons »). C’est une écriture qui trace son chemin avec lenteur et détermination, tel le funambule sur son fil. Elle s’efface, se reprend, pour dire au plus près et au plus juste. L’expression usuelle peser ses mots semble ici pouvoir s’appliquer fort justement à cette écriture… C’est ainsi que la lumière qui veut être bougée parvient à nous faire deviner la chaude proximité de la présence humaine.
Bruno Berchoud. Poète et critique littéraire. Chroniqueur depuis 2002 à la revue de poésie Décharge. A publié une dizaine de livres de poésie, notamment au Dé bleu, (Prix Max-Pol Fouchet 1998), l’Atelier du grand Tétras (Prix Jean Follain 2010), Cheyne. Son dernier livre : « Le dit des rides », paru chez Cheyne, (collection verte) en juin 2018.
Florence SAINT-ROCH, « Quand la poésie fait son cinéma ».
Ariane Dreyfus aime les images – celles, immédiates et spontanées, que lui offre la vie comme elle va, celles aussi que délivrent photos et tableaux (on se rappelle Nous nous attendons (reconnaissance à Gérard Schlosser)), et qui sont, à valeur égale, des objets d’étude autant que des sujets d’inspiration. Ariane Dreyfus aime aussi le mouvement : danseurs et circassiens, en inscrivant si singulièrement, si intensément leur corps dans l’espace, y gagnent comme un surcroît de présence et suscitent en elle une profonde admiration (là encore, on se souvient de La terre voudrait recommencer). Images mouvantes et émouvantes la mobilisent toute, et l’on comprend alors la fascination particulière qu’exerce sur elle le cinéma. Le Dernier livre des enfants est un hommage fervent à l’enfant chéri des frères Lumière : il affirme, page après page, la puissance de l’image mobile et s’enchante – nous enchante – des multiples explorations qu’elle favorise.
1/ Scènes d’enfants.
À l’origine du Dernier livre des enfants, donc, de nombreux extraits de films, les uns réalisés par de jeunes cinéastes français, et ayant pour la plupart reçus d’éminentes distinctions, les autres relevant de productions grand public tels Danse avec les loups ou Riches et célèbres, jusqu’à un téléfilm, Une tout autre épreuve. Justifiant cet éclectisme, outre les goûts personnels de la cinéphile, un dénominateur commun : tous ces films (certains sont des romances, ainsi Pauline et François, de R. Fély, ou encore au Dernier coup de marteau, d’A. Delaporte) mettent en scène des jeunes gens. En vedette, un des films culte d’Ariane Dreyfus : Un cyclone à la Jamaïque. Cette œuvre, roman et film à la fois, est, selon le mot de la poète, une « splendeur » à la force de rayonnement jamais épuisée. De ce film, onze scènes nourrissent chacune un poème, lequel peut se lire comme une forme de commentaire en voix off des images retenues. Le but n’est évidemment pas de raconter ce qui se passe, mais d’exprimer ce que suggèrent ces images – sachant qu’elles sont et resteront toujours au-delà des mots. D’où ces questions que réactive le recueil : si le mot intrinsèquement n’a pas la puissance de l’image, comment, sachant cela, continuer à faire effort de langue, et, par surcroît, comment imaginer faire œuvre de poésie ?
Pour aborder les choses autrement : les scènes choisies par Ariane Dreyfus sont pour la plupart des scènes muettes. Les protagonistes s’y taisent. Ce sont, à la lettre, des enfants : infantes, ils gardent le silence et leurs romances restent sans paroles. La poète parle pour eux, décompose minutieusement leurs gestes, sonde leurs expressions, invente leurs délibérations intérieures, produit une forme de script après coup : Le Dernier livre des enfants, tel un immense post scriptum… Poète est donc celle qui, prenant sa source dans le silence des enfants, fait émerger une langue propre à exprimer le fait même de l’enfance : face à toutes les ouvertures et à tous les possibles, cette merveilleuse aptitude à rester « au bord » - dans la proposition plus que dans la décision, dans la question plus que dans la définition. « Au bord » aussi, en panachage avec les poèmes, les productions écrites de petits élèves que la poète a rencontrés lors d’ateliers menés en milieu scolaire : des enfants de chair et d’os qui, avec cette pertinence souvent savoureuse que donne l’innocence, ont investi la formule de Patrick Dubost : « Aujourd’hui est un jour parfait pour ne pas mourir ». Quantité d’enfants, donc, constituent le « personnel » du Dernier livre, en composent l’importante distribution. Placée en exergue, cette affirmation de G. Deleuze l’atteste : l’aventure poétique, comme toute démarche artistique, est forcément plurielle, car « L’émotion ne dit pas je ».
2/ Tenir la caméra.
La caméra est une chambre d’images ; elle a autant à voir avec la prise de vue qu’avec la chambre des amants. L’amour n’est-il pas ce qui nous émeut, ce qui nous met en mouvement ? (L’Amour, texte premier et ô combien fondateur d’A. Dreyfus, aux éditions Ed de, le clame de dix façons). Le Dernier livre des enfants évoque des scènes amoureuses, décrypte des regards, déchiffre des étreintes : l’amour est le plus puissant mobile, le plus infatigable moteur du vivant. Les jeunes gens sont de grands enfants. Entre eux, il est parfois des réalités nues, mais sans jamais aucune violence ni laideur. Domine une grande clarté des sentiments : Pauline et Françoise, Angèle et Tony, Victor et Luna, et les couples d’Un cyclone à la Jamaïque ont conservé leur pureté. Même si parfois ces personnages bougent peu, il se passe beaucoup : dans l’espace intime de la chambre (et ces multiples déclinaisons que sont l’habitacle d’une voiture, la cale d’un bateau) – et sous l’œil de la caméra – surgissent questionnements intimes, gestes de tendresse, étreintes et baisers. Les protagonistes, indéfiniment, font connaissance.
Sur le texte figurant en quatrième de couverture, Ariane Dreyfus dit des amoureux qu’« ils s’approchent à tâtons, calculant à quel moment ouvrir les yeux sur ce que l’autre nous montre de nous-mêmes ». Et d’ajouter : « Il était temps pour moi de me risquer plus près du bord » : au bord de quels vertiges, devant quels bouleversements ? Écrit à partir d’un extrait de Tony et Angèle, d’Alix Delaporte, le poème « Reprendre pied » mêle étroitement aventure poétique et histoire d’amour : « Tony a avancé droit sur elle/Parmi les autres femmes/ Alors ils ont eu leur fête/Un peu entortillé/Dedans, là où ils vivent// Donc, ça va//Moi aussi, je vais// Je ne sais pas quand/Le dernier poème/Je me penche au bord de/Chaque jour/ […] Dites-le qu’il n’y a pas de/Dernier// Mais un baiser »… (pp. 131-135). Des équivalences similaires sont formulées dans « Funambules » : sur le fil et son ombre portée au sol, l’amour va graduellement s’inventant ; lors d’une évolution conjointement menée par une funambule et son compagnon, la relation se redit et se rejoue, s’affirme comme une puissance d’équilibre propice à une lumineuse élévation : « une jeune fille monte à l’oblique/si lente aux pieds nus. […] Ce sont des lumières que je raconte, de simples lumières » […] « Je vous raconte chaque lumière » (pp. 89-90). Nous voici au cœur de la démarche scripturaire d’Ariane Dreyfus : elle convoque et célèbre une lumière aimante, nécessairement mouvante, puisque « La lumière est arrivée, elle aussi veut/Être bougée ».
3/L’esprit d’escalier.
Le recueil, tel un film, bénéficie d’un montage fin et précis – un montage, puisqu’il s’agit, nous venons de le voir, de monter. Ce n’est donc pas un hasard si les deux premiers poèmes du recueil (celui qui est en position liminaire et celui qui ouvre la première partie, « Crépuscule »), convoquent l’un et l’autre un escalier : « C’était là,/Ma fille assise dans l’escalier, je la regarde entre les barreaux/Ne bouge pas/J’aime continuer » (p. 9) auquel fait immédiatement écho « Sans rien déranger du monde » : ce poème, écrit d’après un bas-relief de Donatello, plutôt que de se concentrer sur Salomé dansant lors du festin d’Hérode, fait de l’escalier un personnage à part entière : torsade appelante, volute aspirante, il incite au mouvement ; il rend « les jambes vivantes » : « c’est l’escalier le plus beau corps ici » (p. 15). Contrepoint à la proche perdition de Salomé (sa noyade en des eaux glacées), son enroulement élève, oriente et porte au meilleur.
Figure inaugurale, redoublée qui plus est, l’escalier pourrait bien modéliser la structure du recueil tout entier. Ainsi, les onze extraits d’Un cyclone à la Jamaïque (un cyclone aux tournoiements affolés) sont répartis au fil du recueil selon un schéma ascendant, formant des enroulements spiralés de plus en plus serrés : p. 21 ; p. 29 ; pp. 56-57 ; pp. 75-76 ; pp. 94-95 ; pp. 100-101 ; pp. 103-04 ; pp. 101-107 ; pp. 118-119 ; pp. 122-123. Parallèlement, les productions d’écrits des collégiens connaissent la même progression. Extraits de films et extraits d’ateliers d’écriture figurent les marches et contremarches d’un gigantesque escalier. Dans Le Dernier livre des enfants, on le comprend, il ne s’agit pas de faire se succéder des poèmes (on écrirait volontiers des images) ou des ensembles de poèmes, mais de les faire dialoguer ensemble. Les diverses « sources, si vives, d’inspiration » (p. 149) conversent entre elles, sans préséance ni hiérarchie : circulations, échanges, innutritions réciproques. De fait, même s’il est possible de lire chaque poème isolément, dans la progression du recueil, il se teinte fortement des couleurs des poèmes précédents : ainsi, Un poème contre l’excision est d’autant plus puissant que notre œil, au préalable, s’est imprégné des couleurs de la cruelle chanson enfantine (« La ronde ancienne » : « La grande main au-dessus de nous/A disparu/Posé, le couteau » p. 16) et de cet extrait d’Un cyclone à la Jamaïque où Émilie lacère « le blond Hollandais » de coups de couteau (pp. 106-107).
S’il était besoin d’une ultime confirmation de ce dispositif, les poèmes qui ferment le recueil (comme au miroir des deux premiers), nous les fourniraient : « L’alzette » s’ouvre par une question : « L’escalier s’est-il enfoncé ? » (p. 128) quand le dernier déplie un ultime petit escalier, une spirale enroulée : « J’avance un peu plus […] dans ma main s’agite la joie d’un ruban noir ». Le ruban vivant, mobile, chargé d’émotion, pellicule ou bande impressionnable, tout à son aise dans les hauteurs : « ses courbes aiment le vide généreux du ciel » (p. 147).
4/Silence, on tourne.
Le Dernier livre des enfants figure un tournant – cette inflexion nouvelle sans laquelle le recueil ne serait pas légitime. Les poèmes constituent des manières de remake, et pourtant, tout a toujours l’air de commencer. Dans leurs circonvolutions, ils permettent une saisie inédite – un saisissement inespéré. Les extraits convoqués existent une deuxième fois et produisent, pour nous qui sommes des lecteurs et non des spectateurs, un nouvel effet. Ce qui importe à Ariane Dreyfus, ce n’est pas de dire, mais de redire, et, dans cette redite, de dire à chaque fois une première fois. De réactiver sans relâche une formidable puissance d’étonnement – de cette force tonnante propre aux cyclones, surtout s’ils se déclenchent à la Jamaïque…
Pris dans le mouvement, les jeunes gens vont de découverte en découverte, parfois doucement (on songe à la danseuse qui, dans « Ouverture », se hisse légèrement « Ouverte, la trappe// La petite danseuse sort sa tête// […] Un pied se risquait, tendu, fort// Une blancheur » (p. 111)), parfois brutalement (on se rappelle la chute de John dans l’extrait d’Un cyclone à la Jamaïque « John cramponné à la poutre/pour tendre la main/avance encore et trop// La tête/Tombe la première » (p. 104). Car il arrive, en effet, qu’on tombe – comme si toutes les hauteurs n’étaient pas bonnes à gagner… Malgré une chute toujours possible, et, plus ou moins lointainement, une mort inéluctable, continuer à se mettre au bord, chercher à gagner les hauteurs : « Quelques échelons pieds nus/Encore plus haut se pavaner/[…] Le ciel toujours léger/Il y met sa tête » (p. 101). Et résolument écrire : « J’écris parce que je vais disparaître » (p. 9).
Intégrant la chute, tâchant de repousser notre disparition programmée (ainsi, la mort de John, annoncée page 101, « John pourrait vous dire/De quoi il est mort », a lieu sous nos yeux page 104), le film paraît un fil continu, un flux d’images sans rupture ni morcellement - comme une réponse visuelle à ce qui toujours se rompt et échappe. La fluidité cinématographique conjure, pour un temps, la nature éphémère, fragile, fragmentée, en suspens – indécise, aussi, de l’existence. De la nécessité, donc, d’une poésie qui cherche à produire ce même miracle, inlassablement.
La question de l’intégrité est prééminente chez Ariane Dreyfus – par ce terme d’intégrité, entendons l’honnêteté morale, bien sûr, et également l’intégrité corporelle, ainsi l’atteste « Un poème contre l’excision ». Soucieuse d’homogénéité et de continuité, « Ou bouger// Puisque c’est comme je veux,/Même nue, c’est comme je veux » (p. 166), sa poésie révoque les couteaux : ainsi, dans Le Dernier livre, ce sens si aigu du raccord dans l’enchaînement des différents plans, ces techniques si spécifiquement cinématographiques (qu’on relise le recueil en ayant en tête la grammaire de l’image mobile, champs et contrechamps, raccords regard, raccords dans le mouvement), cette recherche incessante de l’effet visuel. Sûrement mobile, doucement fascinant, le cinéma est image et métaphore à la fois. Il révèle et nous transporte ailleurs ; il montre, et à montrer, il s’offre le luxe de ne pas dire. S’inspirant d’extraits de films puisés dans sa filmothèque personnelle, Ariane Dreyfus leur ajoute un surcroît de lumière. Celle-ci, inépuisable, se réclame instamment, veut encore être bougée. Avec elle, la poésie devient cinéma permanent.
Poète et écrivain, Florence Saint-Roch aime à diffuser et partager la poésie vivante. Parfois, elle se souvient qu’elle a soutenu jadis une thèse de doctorat…
Élodie BOUYGUES, « Chauds et noués,/Dans la clarté d’un baiser immobile » : l’érotique éclairée d’Ariane Dreyfus
Recueil après recueil, chez Ariane Dreyfus, « très naturellement les corps le font ensemble ». Le font ? Ils font l’amour. « C’est chaud et c’est clair, très clair ». Dans L’Inhabitable (Flammarion, 2006) la poète s’avance comme Psyché, une lampe à la main : ici, on « fait » l’amour comme on « fait » la lumière, « avec une vraie joie sans raconter d’histoire », dans cette tentative d’élucidation que permet le poème.
Dans un entretien accordé à Tristan Hordé, l’auteure rapporte son émotion après la rencontre avec des lycéens de Clermont-Ferrand qui avaient lu, commenté et mis en voix certains de ses textes avec leur enseignante de lettres : « quelle joie de les entendre me dire qu’ils étaient heureux de lire des poèmes qui parlent ainsi de sexualité en dehors de toute pornographie, qu’ils attendaient cela en quelque sorte, c’est vraiment bouleversant à vivre. » Si elle se défend d’avoir pour projet d’écrire « de la poésie érotique », Ariane Dreyfus reconnaît que le véritable enjeu, « humaniser la sexualité grâce à la parole, à l’acte poétique », prend une dimension nouvelle dans le dialogue avec les adolescents : « je pouvais, faisant cela, avoir une certaine « utilité sociale » : donner un sentiment de beauté et de confiance à ces jeunes gens face à cette expérience centrale de la vie d’adulte, dans leur devenir d’adulte. » Le poème prend alors une dimension initiatique inattendue.
Aujourd’hui même, contre le règne des représentations pornographiques (corps avilis à l’outrance) et des clichés (corps standardisés, an-esthésiés), la parole poétique incarne une médiation, et non un « écran ». Au cœur de la société, elle assume un rôle de soutènement et contribue à ce que Marielle Macé nomme la « stylisation de soi », une façon d’être au monde forgée, en partie, par la lecture littéraire. Le (jeune) lecteur, la (jeune) lectrice d’Ariane Dreyfus peuvent rapatrier en eux une expérience de lecture pour la reverser plus tard, consciemment ou non, dans les situations de la vie. La poète expose en effet des expériences amoureuses qu’elle métamorphose en expériences d’écriture, et du vécu à l’écriture et à la lecture se met en place toute une circulation des désirs, sèves, humeurs et sentiments. Son expérience est tentative, tâtonnement, et non expertise. Rassurante, elle autorise la gaucherie, le fiasco (« Elle est si forte,/La maladresse de l’amour dans la vie/Ou quoi ? »). L’Inhabitable retrace ainsi plusieurs années de tourmente amoureuse, avec ce que l’existence réserve parfois d’émois, désespoirs, déceptions, euphories. Comme c’est rassérénant, quand on est adolescent, qu’une adulte parle avec honnêteté et abandon des failles de l’amour, et détraque un peu l’inoxydable conte de fées servi depuis la petite enfance (« sans raconter d’histoire » !).
Car Ariane Dreyfus offre un miroir inversé à l’Ariane d’Albert Cohen, et grâces lui en soient rendues… Être de chair et de mots, elle cherche dans le poème un moyen de participer à la réalité, d’en être à la pointe sensible : « Je ne perds pas une goutte du chant réel. » Elle s’oppose ainsi à l’Ariane de papier glacé, Vénus aseptisée sortie toute étrillée de sa baignoire avant chaque retrouvaille avec l’amant (et parfois je me dis qu’il faudrait interdire aux adolescents de lire Belle du seigneur). Chez Ariane Dreyfus, « Ni somptueuses étreintes ni gestes chantants. » La vérité toute crue des corps est même la condition sine qua non de la possibilité de vivre, d’être intensément au monde : « car faire l’amour, avec les cris, avec ce qui est mouillé, avec ce qui sent fort, fait que je peux. Mon ventre où vous êtes là, mes seins que vous comprenez puisque vous les sortez, mes cuisses très vite heureuses, tout cela fait. » L’absence d’objet et l’élagage de la phrase (« fait […] que je peux », « cela fait », sous-entendu, encore : « que je peux ») confèrent au texte un surcroît de sens : le sexe, dans la certitude tangible des corps, offre un sentiment de puissance comme intransitive (« À chaque fois que vous m’embrassez la vie est possible. »), « cloue au présent » selon l’expression de Zéno Bianu (dans son Anthologie de la poésie érotique publiée chez Gallimard en 2012).
C’est la densité et la vitalité du corps tout entier engagé dans l’acte amoureux que célèbre la poète, en le nommant des oreilles aux orteils, du visible (épaule, dos, jambes, cuisses, pieds, mains et doigts) à l’invisible (« J’embrasse les os, les muscles, les nerfs. »), sans craindre jamais de dire un corps très sexualisé : « tes fesses », « dans les poils », « une avalanche de seins », « du sexe le sperme, de la peau la sueur, toujours salive au moins langue », ses verbes (lécher, bander, gémir), ses chorégraphies et son théâtre (« Si tu me veux et je suis là, te voulant, le lieu se pliera toujours. Se soulèvera pour servir à l’amour. La mise en scène simple de l’escalier/Si tu le montes derrière moi, te découvrant le sillon,/Muet, lent./J’aime les lieux qui rendent possible la réalité./Où la différence des sexes a trouvé sa danse. » Avec Tristan Hordé, Ariane Dreyfus évoque un passage de L’Ange nécessaire (1997) de Wallace Stevens où elle dit avoir trouvé cette idée pour elle « décisive » : le poème doit à la fois résister et répondre à « la pression de la réalité ». Ainsi son poème est-il solidaire du réel quand il évoque les gestes les plus prosaïques, ordinaires et furtifs, habituellement exclus du champ lyrique (« Je te prends dans ma bouche – pas trop grand, pas trop petite – vite tu me redresses./À genoux, le menton qu’on essuie dans sa paume./C’est tout. »), nécessaires « entailles » à la poésie, comme autant de points communs, intimes et partageables, avec le lecteur. Et c’est par une image organique que la poète évoque la délicate pesée, dans sa langue, entre le lyrisme et une langue plus « naturelle » : « Certes, la poésie ne peut qu’être langue différente, mais elle doit être aussi en train de rêver qu’elle s’abouche à la langue de tous, sinon ce n’est qu’un snobisme parmi d’autres. »
Si Ariane Dreyfus se défend d’écrire « de la poésie érotique », c’est que son écriture toute entière est érotisée, dans et par le lexique et la grammaire. La métaphore florale, souvent reprise par la suite et notamment dans Iris c’est votre bleu en 2008, délicatement dit et ne dit pas (« Un homme gorgé de passé, je le caresse avec amour, une fleur revient à extrémité./Un poème pour empêcher qu’elle se ferme. »). S’inscrivant dans une longue tradition littéraire, la syllepse sur le mot « langue » creuse le sens du poème en le faisant basculer du récit de soi à la fabrique du vers, et inversement (« Est-ce à coups de langue/Qu’une femme peut sauver ?/Au milieu des mots debout comme moi/Comme Alice se croisant les bras dans sa chute/Baiser regardant à chaque solitude/Baiser pour ne pas dire son dernier mot. »). L’effacement de la référence biographique engendre d’ailleurs un jeu de voilement et de dévoilement – visages effacés et visages nommés, « contingents » et « miraculeux » (entretien avec Tristan Hordé) – qui autorise la projection voluptueuse du lecteur. La syntaxe fait l’objet d’expériences heureuses et subtiles, syncopes, bris, contraventions à la norme, qui là encore enflamment l’imagination (« Alors tu m’empoignes/C’est visage. Même derrière, visage. » ; « Plus il me pressait entre ses mains, poussait son sexe dans – plus mes larmes sortaient. » ; « Nous nous sommes ou nous allons nous embrasser. ») À plusieurs reprises c’est un brouillage énonciatif qui provoque le trouble, lorsque le « je » dont le point de vue domine le recueil se substitue à un « elle » et à un « tu » qui se regardent agir, à distance, dans la geste amoureuse : « La fleur que l’eau redresse./Elle l’embrasse d’abord au coin de la bouche,/Puis le sourire se serre contre toi tout entière. », emmêlement des corps et des pronoms, pour montrer qu’il est d’abord et avant tout question de l’autre, de la rencontre avec l’autre, et pas seulement du tréfonds de soi. Ariane Dreyfus parle de ce travail de gauchissement de la langue en termes photographiques ou du moins visuels, dans lesquels la question de la lumière domine : il s’agit bien pour elle d’aboutir à une « éclaircie » et même un « éblouissement » en créant des « contrastes » avec des « présences plus ou moins claires » (l’explicite et l’implicite, le prosaïque et le lyrique, le dit et le tu).
Aux antipodes de la figuration pornographique qui abolit à la fois la rencontre avec l’autre et le récit qu’on peut en faire, qui surjoue les sensations, qui gomme les aspérités, le poème rend la représentation de la sexualité à sa pleine dimension humaine. Là où l’image pornographique segmente et isole les parties du corps en annulant les personnes, le texte poétique fragmente par le travail du vers, de l’ellipse, du silence typographique pour aviver l’imagination du lecteur et créer de la présence, la densité d’une « histoire » entre des « personnes » de chair et d’âme (Ariane Dreyfus insiste sur ce dernier terme), histoire dont on se soucie peu qu’elle soit autobiographique ou non, tant sa reconfiguration fantasmée dépasse l’anecdote vécue : « Tu m’as très vite éloignée de la verdure pour le recoin plus sombre du béton, plus sûr.[…]/Ne saisissant de l’endroit que mes seins, aussi nus que tes joues,/La bouche s’en assure sous cet immeuble devenu caverne. Sexes dégagés près des parois. Des doigts les traces directes comme avant c’était l’art./Ornements sidérants, images actives. »
En exergue de L’Inhabitable, Ariane Dreyfus a placé une citation du poète américain Robert Creeley : « Le poème n’a pas peur de ce que je peux ressentir. » qui trouve un écho dans un des vers du recueil : « Le poème doit toucher. » Entre les deux pôles du livre, de celle qui écrit à celui ou celle qui lit, le désir d’un effet, d’une relation (au sens où l’entend Serge Martin). Les deux verbes, ressentir et toucher, ont en commun une double acception sensuelle et sentimentale. Pour les lecteurs adolescents (ou non !), ces verbes polysémiques affirment la possibilité de vivre et de dire la sexualité de façon tendre, respectueuse, leste, joueuse, complexe, sans tabou et sans obscénité, au rebours de certaines représentations brutales, muettes et dissociées de tout sentiment. Contre la violence, Ariane Dreyfus propose une lumineuse érotique de l’épanouissement où les amants se tiennent « Chauds et noués,/Dans la clarté d’un baiser immobile./Ce sentiment que le cœur agit./Peur très affaiblie, épaisseur transparente du seul baiser. » si bien qu’« Entre deux baisers/Personne n’a la place de passer. », et où l’étreinte sensuelle est indissociable du sentiment amoureux.
Ariane Dreyfus, « à coups de langue », se plaît à donner « des caresses au lecteur mais sous le mode de petites décharges électriques » (entretien avec Tristan Hordé). Ce court-circuit même entre vie et livre ouvre le recueil : « Pas long le poème/Viens vite ! », très proche de la remarque espiègle d’Yves Bonnefoy : « Le lecteur de poésie n’analyse pas, il fait le serment à l’auteur, son proche, de demeurer dans l’intense. Et d’ailleurs il ferme vite le livre, impatient d’aller vivre cette promesse. » (La Présence et l’image, 1983). On comprend bien qu’il ne s’agit pas simplement de délaisser le livre et sa prétendue abstraction, au profit du réel, ni de séparer aimer et écrire l’amour. Le continu de la littérature et de la vie est pour la poète un « entêtement » savalteur, une façon de rendre habitable l’inhabitable, une forme de probité morale et esthétique : « C’est encore plus beau/Votre bouche m’embrassant./Un sapin se penche ?/C’est seulement plus fort,/C’était votre langue agissant./Tellement les yeux ouverts si les arbres se font de grandes caresses/La beauté./Nous avons fait de la beauté. »
Élodie Bouygues est enseignant-chercheur à l’université de Franche-Comté. Elle co-dirige, avec Jacques Moulin, « Les Poètes du jeudi ». Elle a publié : Genèse de Jean Follain (Garnier, 2008), Comme jamais, poèmes de Jean Follain, édition revue et corrigée (Le Vert sacré, 2003).
Olivia McCANNON : « Ariane Dreyfus d’une langue à l’autre, ou comment traduire le mouvement et de la lumière ? »
RIEN N’EMPÊCHE D’AUTRES OISEAUX
Elle s’arrête quand l’eau lui arrive à la taille
Regarde, avance à nouveau, et la mer infinie
La suit, traîne qu’elle sent à peine, la robe elle l’imagine
S’effacent ses omoplates de petite fille
À chaque fois qu’elle lève les coudes et se hausse
Car il fait froid
Mais l’eau est calme, pas embêtante
Frileux les autres sont restés derrière
C’est donc un instant de princesse
Elle baisse les yeux, mais pas la tête
À cause de sa couronne qui pourrait tomber
Regarde comment ses pieds glissent
Sur le sable
Parce qu’il est très loin les jambes ont grandi
Elles se tordent à plein de reflets
Le soleil y va, en profondeur
Et plus en profondeur la pointe des pieds
Pour aller jusqu’au sol intouché
L’eau presqu’à la poitrine, elle étire ses bras
Ainsi flottent les mains
Puis s’allonger, sinon comment voir que le ciel
Donne un si grand vertige, et les nuages en forme de personne ?
A. Dreyfus, © Éditions Flammarion, Paris, 2016
HOW ELSE TO SEE THE SKY
She stops when the water touches her waist
Looks out, sets off again, and the limitless sea
Trails her, a train she wears lightly, sensing the dress
Gone, her little-girl shoulder-blades
Whenever she lifts her elbows to draw herself up
Because it’s freezing
But the water is calm, it lets her be
Too hot to get cold, the others have stayed behind
This, then, is her moment – princess
She lowers her eyes, but not her head
On account of the crown that might fall off
Looks at the way her feet go gliding
Across the sand
Because it’s so far down, legs must grow long
They twist away, kicking up glitter
The sun reaches there, where it’s deep
Deeper still, the tips of toes
Searching for the untouched ground
Water almost to her chest, she holds out arms
To make floating hands
Then she’s stretching out – how else to see the sky
Spinning round, the clouds the shape of somebody, nobody ?
Traduction © Olivia McCannon 2017.
Commentaire
Une fille, seule, sans nom, avance dans la mer. « Les autres » restent, sur la plage. Qui sont-ils ? Des hommes, ou bien des hommes et des femmes cachées dans le pluriel masculin français « restés ». Totale ou partielle, cette visibilité du genre (dans le verbe) existe en français, mais pas en anglais. Comment faire ?
J’ai cherché à compenser, à restituer ailleurs, sans forcer, un peu de cette ambivalence naturelle de la langue, des présences qu’elle pourrait contenir. À la ligne 7, par exemple, avec « it lets her be ». L’eau est froide, mais pas « embêtante », mot au ton enfantin et, peut être, de soulagement : la mer la laisse tranquille. La mer lui laisse sa liberté, à la fille, d’exister telle qu’elle.
Sa princesse n’est pas ce stéréotype pomponné de conte de fée, retenue et définie par ses corsets et ses baleines. Cette fille – avançant pour ne plus avoir pied, tirant derrière elle son sillage d’eau miroitante – contacte et canalise la grandeur des mystères profonds et féminins de la mer, et du soleil, source de la création : « Le soleil y va, en profondeur ».
Je me suis fortement intéressée à la relation de cette fille à son corps, aux attaches entre les deux, qui me semblaient apparaître et disparaître par moments, dans l’eau, dans la langue. Entre le premier mot du poème : « Elle », et le dernier : « personne », on suit les mouvements d’un sujet, un soi, ayant le potentiel de se déplacer dans les membres (« les jambes ont grandi », « Et plus en profondeur la pointe des pieds »), et à la dernière ligne, de se dissoudre, impersonnel (« puis s’allonger… »).
Je voulais voir dans cette incarnation et désincarnation du sujet (également contenues, si on tire doucement par les cheveux, à l’intérieur de cette personne finale : « somebody/nobody »), une expression du contrôle ou du manque de contrôle d’une fille sur son corps mûrissant, et de son conditionnement linguistique.
Dans le poème, des effets à la fois naturels et délibérés construisent une texture particulière qui fait ressentir, au niveau structurel, une résistance qui cède devant ou qui se réforme autour de cette fille. Comment recréer ceci, pour avancer, en anglais aussi, « jusqu’au sol intouché » ?
Prenons l’exemple des pronoms possessifs. L’anglais ne fonctionne pas de la même façon. En anglais : « her arm(s), her leg(s) ». Le genre du sujet est toujours visible. Alors qu’en français, langue au genre grammatical, le genre du sujet disparaît, « ses bras/ses jambes », « son bras/sa jambe ».
Me penchant de mon poste d’observation entre les deux langues, je me suis autorisée du coup à considérer la grammaire comme fluide, un système qui fonctionne non par défaut, mais par choix (ou bien, utilité). J’ai essayé d’importer du français du poème, des effets disons « non-possessifs », qui me permettraient de desserrer, en anglais, la relation entre le sujet et son corps.
Par exemple, une phrase telle que « les jambes ont grandi » m’a envoyée chercher des structures ajustées, mais jamais déformantes (« legs must grow long »), pour contourner les pronoms. Pour voir. Ça ne choque pas, c’est subtil. Mais ça change, et tout devient possible.
Prenant le tout premier et le dernier mot de la page, ce qui encadre l’étendue vertigineuse du ciel, l’horizon sans fin, la mer sans fond, du corps illimité du poème – c’est « rien », et « personne ». Une ouverture infinie, grisante. Dans l’eau, la fille laisse de côté la contrainte normalisante perceptible dans le titre français (« d’autres » oiseaux ?), et implicite, peut être, dans ce groupe resté sur la plage.
La mer lui propose un nouveau modèle d’existence, elle accède à la transparence sans effort. La traîne royale de cette fille, sa splendeur et son pouvoir, sont fluides, et invisibles. Au fur et à mesure qu’elle avance, son corps atteint un état d’apesanteur, de porosité – devient l’être pur.
Dans ce poème, Dreyfus ouvre un espace vaste et libre, où la langue nous fait de la place, dans lequel une fille peut se connecter à l’infini, où elle découvre l’évasion comme forme de résistance.
Tant d’ouvertures, de mouvements et de transformations qui résonnent avec le thème de ce numéro spécial, « La lumière est arrivée, elle aussi veut/Être bougée//Elle se met sur l’eau » (DLE p.55). Je ne peux pas m’empêcher de voir en plus dans ces mots quelque chose qui me concerne, en tant que traductrice.
Ayant eu le privilège énorme de correspondre avec Ariane Dreyfus sur une série de traductions de ce même recueil (parues dans Modern Poetry in Translation, No.3, 2017), j’ai eu l’occasion de bénéficier de sa générosité et de son ouverture envers ce processus si étrange et déroutant.
Un processus qui, pour le traducteur, consiste surtout à ne jamais éclipser, ni éteindre, ni empêcher, la lumière de la source. Il s’agit d’une lecture attentive et intime. Mais aussi d’une écriture sensuelle et ressentie, qui laisse/fait passer cette lumière par sa propre subjectivité, la laisse/fait bouger et se mettre sur l’eau de l’autre langue.
Cette lumière nous permet de vivre sans peur. Elle s’étend vers l’infini, elle vient illuminer les horizons des langues, nous appelant, en tant que traducteurs, en tant que poètes, en tant que lecteurs et êtres humains, à la suivre pour mieux se retrouver.
Olivia McCannon, née en 1973, vit à Londres. Son dernier recueil de poésie, Exactly My Own Length, (Carcanet) a reçu le Prix Fenton Aldeburgh en 2012. Elle poursuit actuellement des études doctorales à l’université de Newcastle. Ce travail de traduction fut une commande du journal de poésie internationale Modern Poetry in Translation, pour un événement qui a eu lieu dans le cadre du Ledbury Poetry Festival, en juillet 2017.
Annelyse SIMAO :
Clin d’oeil
Elle est à peine mon aînée, je la lis parmi d’autres.
Ouvrir l’un de ses livres, c’est me mettre en coin
A l’angle où devenir compagne d’expérience
J’observe silencieuse mouvoir dire d’autres êtres
Curieuse du fil lumineux la liant alentour
Son corps rythme vision bribes de paroles anodines
Au bilboquet narratif Toucher sentir penser respirer mots diverge
Se croiser par la pensée du lire dissémine
Ariane questionne je donne le jour
Or
La lumière offre singulières parcelles
chaque jour chaque nuit elle naît avec la terre à l’ouverture en ciel
où cosmos frappe et perce et brûle et bouge
Née en 1964, Annelyse Simao publie depuis 2000 à la Dragonne, chez Ancrage et au Dé bleu ainsi qu’en revues (Ficelle n°129 de Vincent Rougier, Décharge et Polder, Lettres Comtoises et N4728).