Crédit photo : Antoine LnP
Mon pote me dit
« C’est bien mais c’est trop court. T’as pourtant une vue sur le Rhône. »
C’est que les fleuves ne m’inspirent pas.
Peut-être une fois l’A7 qui passe tout près.
Si l’on considère que c’est sale pareil et qu’ça remue.
J’habite à hauteur des cimes
des arbres bordant les quais.
Pas même leurs feuilles mortes ou leurs bourgeons me font de l’effet.
Ya même des oiseaux.
Ils passent en l’air en battant des ailes
comme s’ils volaient.
Et des nuages.
Ya plein de nuages.
Et de la brume certains matins.
Et c’est joli tout plein
mais
j’ai pas la libido paysagiste.
Internet m’avertit constamment que je participe à des choses.
Et la petite métropole que j’habite
se rêvant carte postale
réhabilite le quartier d’en face
à grands coups de nuits sonores et de marteau-piqueur.
Le sol se lève et le ciment pousse
comme dans une contrepèterie.
Tout gronde.
Tout est en travaux.
Tout
coule et s’entrechoque au réveil et dans le jour.
Le Grand Rhône n’est qu’une flaque.
Alors je passe la main sur mes yeux
retrouve mon visage
retourne à mon travail
qui sans effort
s’abat sur moi.
Un poème qui commence comme une blague mais qui n’en est pas une
Trois poètes sont invités à un événement de poésie.
Ils trônent en un rang
de-trois-chaises placées derrière-le-micro-à-l’avant-scène
et lisent l’un-après-l’autre-dans-des-sets-de-5-à-10-minutes-chacun.Il y a comme un ancien ordre qui se déploie
quand l’un d’entre eux se lève pour aller déclamer.
Le pied de micro n’est pas réglé à sa hauteur. Il se débat, seul, contre lui.
Aucun régisseur ne l’aide.Les deux autres à l’arrière préparent leur corps à écouter. L’un
se relâche et s’affaisse. L’autre
se raidit sur sa chaise, la main sur le menton il tend l’oreille.
Parfois les yeux se ferment, rarement en même temps.
Tout ça sur scène, dans la lumière des projecteurs, derrière celui qui litcomme s’ils faisaient partie de son show.
20**
La thérapeute pose ses mains sur la zone du
problème Elle dit
je pose mes mains ici mais le problème n’est pas là
A bon
je le rattache à
Elle le rattache à
je le rattache à un ailleurs dans le corps plus loin dans le temps
Elle le rattache à un ailleurs dans le corps plus loin dans le temps
Cette douleur à l’épaule est liée à
Oui
novembre
Oui
de l’année 20**
Dans sa bouche, l’année 20**
arrive aux oreilles masquée par deux astérisques
comme si l’esprit avait déjà classé l’affaire
et refusait au corps de savoir.
Un samedi soir en ville
Nous étions tranquillement
en train de faire une pyramide humaine
(je propose souvent à mes amis de faire des pyramides humaines
c’était enfin mon tour d’être au sommet
j’étais à peine installé)
quand soudain
le type du kebab nous signala par un geste que nos sandwiches étaient prêts.Mes amis me lâchèrent sauvagement
et rappliquèrent vers le comptoir
tels des gnous tentant d’échapper aux guépards
me laissant ainsi
seul
là-haut.Pas grave me dis-je
je ne peux forcer personne
à préférer les pyramides humaines aux sandwiches.Je dépliai alors les jambes
m’allongeai dans le vide
au niveau des toits
en jetant de temps à autre
des coups d’œil furtifs
aux gnous en bas
qui se disputaient les sauces.
Province Seul en selle
L’industrie de la musique et moi nous ne nous
connaissons pas Il semblerait que je sois
au-delà d’un périphérique Trop Loin
dans la province Seul en selle
des étoiles aux talons et l’estomac
sous un ciel d’éperons s’étire dans un hamac
le barman s’appelle sifflement
Il me sert de l’eau qui pique On étanche
notre soif quand on peut
comme on veut Nos joies sont du stress
que nous distribuons volontiers aux plateformes de streaming
Elles garantissent entre nous le respect
de la distance de sécurité On s’éloigne bien les uns des autres
Où sont-ils les corps dans tout
dans tous ces zéros et ces uns, hein ? Pourquoi
croyez-vous que je rêve tant de pyramides humaines ?
Où sont les corps Sont-ils ? Je travaille.
Le milieu est comme une image
sans mot sans chair sans fabrication faite main
une brume comme une poésie française Où ?
Où sont vos corps et je cherche toujoursLe mien ne traîne pas loin.
Mini-entretien avec Emanuel Campo par Clara Regy
Vous semblez vous définir plutôt comme « un homme de scène », ou « un homme venu de la scène » en quoi cette « appartenance » pèse-t-elle ou au contraire allège-t-elle votre écriture ?
La lecture en public a pour moi autant d’importance que la publication. Quand on me demande de me « définir », c’est toujours pour la bio-biblio d’une publication ou d’un programme. En cinq lignes. Alors les raccourcis sont fréquents. En gros, j’écris des textes, et ces textes atterrissent parfois sur une page, parfois dans un spectacle ou sur une musique selon les projets. Je travaille avec des compagnies en vue de créer des spectacles pour lesquels j’écris des textes qu’ensuite je joue ou interprète sur scène. J’ai aussi un parcours d’auteur-interprète dans le cadre de projets musicaux. À cet endroit, je sers une dramaturgie, la construction d’un spectacle ou d’un morceau. Il s’agit aussi d’écriture mais pas toujours de poésie.
Quand j’écris mes p’tits trucs estampillés « poésie », c’est dans une autre énergie, un autre plaisir, une nécessité personnelle. C’est davantage l’expression d’une singularité que d’un travail de groupe. J’ai d’abord été amené à faire majoritairement de la scène (théâtre, lectures publiques). À 21 ans avec des textes non-publiés sous le bras, j’étais plus du genre à courir de scène ouverte en scène ouverte pour les lire devant un public plutôt que travailler seul le manuscrit d’un recueil (qui est en soi un autre travail). J’ai donc d’abord évolué autour de la notion d’oralité : écrire en vue d’être entendu, et non lu. Ça m’a amené à m’attacher à la notion d’adresse. Sur scène, on adresse en corps un texte au public. Aujourd’hui, j’essaie d’intégrer ce geste à l’écriture. Dans un poème, l’adresse est fondamentale pour moi, l’attaque du premier vers, la première phrase. Ils déterminent souvent la suite du texte. J’essaie de glisser une voix et un corps dans cette technologie qu’est le poème pour ne pas que le lecteur y voit uniquement un nuage de mots. Mon écriture s’y prête puisqu’elle vient du langage parlé et familier d’un quotidien biographique. J’ai beaucoup de plaisir à essayer de traduire cette adresse lors de mes lectures publiques.
En lecture, je ne respecte pas toujours la versification manuscrite du poème puisque celle-ci est conçue pour la page, et donc pour la lecture intime. Je lis en fonction des conditions, de l’acoustique de la salle, du bruit du bar, du rythme de l’instant… Il m’arrive de modifier des textes uniquement en fonction de la sélection que je vais lire. Je conçois volontiers la lecture en public comme une action artistique en soi.
Qu’entendez-vous par poésie narrative ?
Elle doit bien remonter jusqu’à l’antiquité, non ? Je me dis que c’est un genre poétique qui, comme son nom l’indique, ne se prive pas de raconter une histoire, une anecdote, une blague, une trajectoire. La narration est une manière d’adresser. Disposer l’« essence » du poème dans un récit est un moyen de l’acheminer au lecteur. La poésie narrative, c’est un peu comme un conduit de cheminée : un tuyau comme un autre.
Puisque vous semblez faire la différence entre les deux, la question est tentante : quels sont vos « maîtres en écriture » et ceux qui vous accompagnent au quotidien ?
Au fur et à mesure des années, la liste ne s’est pas allongée, mais renouvelée. À ce jour, mes cinq recueils essentiels : Je m’ennuie sur Terre de Jean-Pierre Georges aux éditions le Dé bleu, Bon baisers de la grosse barmaid de Dan Fante chez 13e note, Fac-similé de Louis Calaferte chez Tarabuste, Ne sois pas un poète sois un corbeau nous sommes une poignée de corbeau sur la Terre de Serge Pey aux éditions Dernier Télégramme. La vitesse foudroyante du passé de Raymond Carver. Non, en fait toute la poésie de Carver. Et je rajoute les poètes et écrivains dont les livres et les blogs m’accompagnent au quotidien. Il s’agit pour certaines et certains d’entre eux, de femmes et d’hommes que j’ai la chance de fréquenter ou d’avoir croisés. Pour leurs noms et mes coups de cœur, des pistes sur mon blog.
Au niveau roman, Luc Dietrich, John Fante et Louis Calaferte m’ont le plus marqué.
Vous dites écrire peu, mais quelques rites vous sont-ils nécessaires ?
Je dois être chez moi. Le voyage et les délires en wagon, à regarder les vaches passer par la fenêtre, je n’y arrive plus. Plus jeune il me fallait de la musique. Aujourd’hui pas question. Jamais au stylo. Ça se passe au clavier. Word, avec toujours un ou deux onglets ouverts sur une navigation Internet. Je n’arrive que très rarement à me concentrer plus d’une heure. Je me lève, je marche dans l’appartement, je grignote, je regarde un clip sur YouTube, je réponds à un mail, le téléphone sonne et je m’y remets.
Et ce jeu : définissez la poésie en trois mots...
Ça implique de trouver une formule qui ferait mouche. Or, faire mouche ou trouver le « bon mot » : tout ce que je fuis en poésie. C’est un jeu d’esprit trop difficile. J’ai du mal à faire des choix. Tiens, le mot « choix » pourrait inaugurer la liste…
Bio-bibliographie
Emanuel Campo, né en 1983, habite à Lyon. Il écrit, dit, et joue. Débute son parcours artistique à Dijon où il s’investit dans plusieurs collectifs allant du théâtre au spoken word, en passant par l’animation de soirées de poésie et de scènes ouvertes, notamment au sein du collectif Casse La Rime. Fondateur de la compagnie Étrange Playground, il crée son premier spectacle « Identité M.C. » en 2011 au Théâtre Mansart à Dijon et « On est là » en 2015 au Centre Culturel le C2 à Torcy (71) avec Paul Wamo, poète kanak de Nouvelle-Calédonie. Auteur et interprète, il participe à des créations scéniques et performances avec les chorégraphes Natacha Paquignon, Rafael Smadja et les metteurs en scène Marion Chobert (Cie Esquimots), Éric Massé (Cie des Lumas) et Bertrand Dessane (Ilimitrof Cpg). Parallèlement au théâtre, il mène des projets musicaux. Il cofonde en 2013 le groupe PapierBruit qui sort en 2017 le EP « Giratoire ».
Recueils publiés
- Maison. Poésies domestiques - Editions la Boucherie littérairen - 2015
- Maison. Poésies domestiques (édition revue et augmentée) - Editions la Boucherie littéraire - 2016
Publications en ouvrages collectifs
- Perrin Langda & Compagnie, ouvrage collectif, éd. mgv2>publishing - 2015
- Emprunts d’écrits, ouvrage collectif - Editions La Passe du vent - 2010
Publications en revues papier
Revue Métèque, Basse_déf, Bacchanales, Microbe, DeZopilant, N4728, Némésis
Publications en revues numériques
Realpoetik, Cohues, Revue Méninge, 17 secondes, Ce qui reste, Terre à ciel
(Page réalisée grace à la complicité de Roselyne Sibille)