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Ce qui la nuit, d’Emeric de Monteynard

mercredi 12 juin 2013, par Cécile Guivarch

« Je t’écouterais religieusement dans la nuit ;
je perdrais le sentiment de mon ignorance ;
je ne comprendrais pas tout ce que tu dirais,
mais je l’aimerais tellement,
avec un si grand désir que cela soit la vérité,
avec un si grand ravissement de l’esprit,
que je ne puis concevoir bonheur plus sûr,
moments plus incorruptibles… »
(Paul Valéry, Dialogue de l’Arbre)

« Mais tu deviens toi-même un arbre de paroles… »
(Ibid.)

Dès l’entrée du livre, nous voici plongés au cœur de la nuit grâce à une encre de Madeline Deriaz, représentant la nuit constellée d’étoiles, ce qui nous installe dans une ambiance de contemplation et de silence propice à la poésie. Une citation d’Alejandra Pizarnik placée en exergue évoque les zones ombreuses de l’âme humaine : « Elle dit qu’elle ne sait rien de la peur de la mort de l’amour  » […]

« À l’origine de tout, la Peur. […]. Placée à l’origine, elle a une valeur de méthode ; d’elle, part un chemin initiatique. » (Roland Barthes)

Quel « chemin initiatique » le poète nous propose-t-il d’emprunter avant de parvenir à la citation finale, de Guillevic cette fois : « Nous deux / Nous voulons trouver. » ?

Entre l’ignorance et la volonté de trouver, s’établit un parcours en 73 poèmes comme autant d’étapes. Il s’agit bien d’une quête parsemée de questions (laissées sans réponse) et de doutes : « Qui t’a dit / Que voir est terrible // Inique et si dur ? // Et qu’il est temps / Et temps // Que tu trouves / Et non / Que tu cherches ? »

Que voulons-nous trouver, que trouvons-nous ? À chaque lecteur de répondre. « Mais, pour l’heure, une voie. L’entrevoir et / Choisir // Affluer. »

*

En cours de route, nous relevons les noms de dédicataires, parmi lesquels, comme des clins d’œil ou discrets hommages : Gaston Bachelard, Francis Ponge, Eugène Guillevic, Henry Miller... Chacun de ces noms mériterait qu’on s’y attarde. Ils aident à situer Emeric de Monteynard dans des sillages sinon d’influences possibles, du moins « à la croisée des chemins » de pensées ou d’écritures différentes de la sienne mais importantes pour lui à un moment ou à un autre de sa vie de poète.

*

Il est significatif que le premier poème de Ce qui, la nuit s’ouvre par ces mots : «  Ne pas laisser rater le feu  », car le feu (et les mots associés, brûler, incandescent…) apparaît comme un mot-clé fondamental du poète. Comme l’acte 1 scène 1 d’une pièce de théâtre, le décor est donné : à l’intérieur d’une maison, le soir, devant un feu qui brûle doucement dans l’âtre. Le feu éclaire, le feu réchauffe, il donne ici une image d’intimité. Dans la pénombre, on ne distingue, au début, qu’une main qui « Dort et se resserre »…

Le poème suivant est une méditation sur « Après la mort  » dans un moment de solitude : « Profitons / D’être seul / Un moment, // De pouvoir / Être seul. »
Lui succède une scène-poème d’amour où le corps de l’aimée est comparé à une mer déchaînée « qui s’offre à ses falaises » avant de sombrer dans le sommeil et le rêve.

*

Le poète distille ses mots, ses vers, ses poèmes, savamment choisis et assemblés, autour des thèmes qui lui sont chers : le temps, l’amour, le silence, la solitude, la nature (les grands espaces de la mer, du désert…) aussi bien que les quatre éléments ou les motifs de la pierre, de l’arbre, etc. Ce que Bachelard appellerait « la dialectique du jour et de la nuit  », ou de l’ombre et de la lumière, s’étend à tous couples de contraires : la mort et la vie (ou la renaissance) (« Mourir ou bien renaître / Qu’importe »), le mouvement (« Dans le désert / Ou sur la mer // Tout est mouvement ») et l’immobilité (« Sache / Immobile, sentir un silence »), l’urgence (« Mais vite. Vite ») et la lenteur (« Contempler / Lentement // Le temps qui déboule »), les veilles (« Il y a les veilles ») et le sommeil (« Il me reste encore à te verser du sommeil »), ce qui s’ouvre (« Où le cœur, / À l’étroit, // Entend, / S’ouvre // Et compose ») ou qui se ferme (« Quand l’œil se détourne/ Ou que l’autre – l’objet // Se ferme ou s’éteint ? »), la force ... (« Et la force des morts / Sous la terre des mots »), et la fragilité (« D’attentes fragiles / À redire »), l’absence et l’abondance, etc.

*

Même si ces oppositions ne sont pas toutes en rapport explicite avec la nuit, le fait qu’ils apparaissent dans Ce qui, la nuit les « donne à voir » sous un aspect particulier et implicitement nocturne ; ainsi, l’arbre (ou l’homme) dans Difficile de tenir, vu de nuit, se rapprocherait-il, par exemple, de Nâzim Hikmet : « L’arbre, ça se contemple la nuit, » Il neige dans la nuit) ou d’Emmanuel Müheim : « Devenir le corps l’arbre la nuit ) » (La nuit comme une épouse).

*

Dans Ce qui, la nuit, les dimensions sensorielle et fortement sensuelle, égalent la dimension spirituelle. Bien souvent, comme dans Je voudrais, il n’y a pas de séparation entre les deux. « Un dimanche de Pâques à La Roche… » est immédiatement suivi de : « Je voudrais qu’ils sentent un ventre de femme qui se dresse …  »

Qu’il soit profane (Quand ta chair, À la croisée des chemins) ou sacré, c’est l’amour des mots qui habite le poète : un peu à l’instar de Pierre Emmanuel qui confie : « Je voudrais aimer les mots si profondément que chacun me devînt une prière », Emeric de Monteynard écrit : « Tout pétri de vos feux // Mon corps / Est prière. // […] Tout pétri de vos feux, // Mon corps / Est labeur » Prière, labeur, cela rappelle l’adage cistercien Ora et labora. La voie cistercienne est d’ailleurs évoquée dans Où serez-vous, non sans ambiguïté, sur « Ces fous de Cîteaux / Qui, / La nuit, // Se lèvent / Pour prier ? / - / Et qu’ils prient, ces fous, / Qu’ils prient ? » Le poète fait allusion à l’expérience de la clôture, du renoncement, à la théologie de l’ombre et de la lumière. « Ces lumières auxquelles / On renonce // Et l’ombre / Qui l’emporte ?  » tandis que le poème qui suit entrevoit la victoire possible du jour sur la nuit : « Il se peut qu’un jour / Le jour l’emporte sur la nuit  » et plus loin : « Plus l’ombre est dense » / Et danse à tes pieds, // Plus tu touches au but / Et te sais du soleil. »

*

Quant à la question de savoir si ces poèmes sont ou non porteurs d’un « message », « Tant me garde de conclure // Et me dit / De céder »… Nous préférerions quoi qu’il en soit, parler - moins de communication que de communion, ou de télépoésie (Bachelard).

Nous pourrions aussi y voir une sorte de jeu, mot présent dans Ce qui, la nuit : « Quand la mer / Est si lourde. […] / Que le vent te fatigue / À l’excès - // T’égalise, // C’est que le temps / T’élude. // Un jeu. »

*

Peu à peu, la poésie d’Emeric de Monteynard, nous devient plus familière, mais elle garde heureusement une part de son mystère et de son secret, ses « points aveugles  » (Marie-Claire Bancquart). Le poète aime moins les réponses que les questions. Il veut avant tout ouvrir des portes, ou des chemins.

Certains assemblages de mots nous semblent toujours assez énigmatiques par exemple : « La distance / À éclore  » ou « À palper / L’épaisseur »… De quelle épaisseur parle-t-on ? S’agit-il de l’épaisseur des mots, des choses, de la nuit… ? De même pour le mot « signe » : « C’est un signe qu’on vole / Et descelle des sables. » Un signe est un marquage, une marque. Mais « Signes de quoi, signes à qui… ? » s’interroge André Frénaud :

« Mais celui qui, fortuitement, s’est trouvé charmé par telle activité ne tarde pas à se prendre au jeu, je veux dire à faire autre chose que s’y divertir. Il n’est pas d’acte gratuit et tout ensemble de gestes recèle un monde de significations. À peine engagé dans cette démarche, et avant toute réflexion de l’auteur, il me semble y déceler un signe de reconnaissance de soi à soi et une volonté d’appréhension symbolique du monde. Avec le désir de s’y insérer… […] Témoignage de soi, comme une signature en somme, et fût-il reconnu par nul autre. » (Cf. Ubac et les fondements de son art).
Ces lignes nous éclairent pour notre lecture du poème d’Emeric de Monteynard que nous venons de citer et qui se termine justement par : « Qu’importe ce qu’on dit. / C’est toi qui l’entends. // C’est toi.  »

« Signe de reconnaissance de soi à soi  »… On n’est peut-être pas éloigné du but de notre « trekking » poétique à travers Ce qui, la nuit.
« Rien ici / N’est jamais inutile. / Chaque souffle / Et chaque rai, / Exerce, / A du sens. / Nul besoin // De rappel, / De milliers / De livres, // Pour voir / Ce qui vient, // Pour avancer / Sans croire, // Jusqu’à temps // D’être // Et d’être / À soi. »

*

Nous cheminons dans la nuit, dans les mots des poèmes qui continuent pour nous de susciter sans cesse de nouvelles lueurs et éclats de lumières. Des indications nous sont données, le mouvement « vers le haut », les verbes d’action, avancer, danser (« Ne plus pouvoir / Cesser de penser / Autrement qu’à une danse »), « bouger juste », s’élever, incluant des mots d’ordre « poéthiques » « Veille à puiser, te dresser et ne pas t’effondrer, à / Ne rien céder non plus, à l’impatience. » « Et fais-les donc, ces feux / Dont tu parles, // Et qui te manquent. »

C’est la recherche de l’instant, de l’éclat, de la beauté, de la douceur - « Et recherches en tout / La douceur  », l’ascèse du silence (« Sache te taire aussi  »), de la distance qui lie et élève, conduisent à l’apaisement, au repos jusqu’au lâcher-prise.

Les derniers vers « Évitons d’ajouter / De l’effort à l’effort  » ne sont pas solution de facilité mais réfléchissent en nous ceux de Fernando Pessoa : « L’art de rêver est difficile parce que c’est un art de la passivité, où tout l’effort se ramène à la concentration d’absence d’effort.  » Ou bien de Guillevic : « Maintenant / Je n’ai plus d’effort à faire / Pour sentir pleinement le monde / Seconde après seconde  » (Quotidiennes).

*

La racine du mot sens que nous retrouvons avec ses dérivés polyphoniques et sémantiques n’est-elle pas parmi celles qui résonnent le plus et nous éveillent au sens de la nuit ? Un écho qui, loin de s’estomper dans le vide, « compte et t’édifie ».
Et si nous tentons de faire écho à notre tour à Ce qui, la nuit, n’est-ce pas pour apporter, en tant que lectrice, notre modeste pierre au bel édifice que bâtit Emeric de Monteynard avec sa puissante sensibilité, et qui, croyons-nous, occupe et occupera de plus en plus une place essentielle dans le paysage varié de la poésie contemporaine ?

À la croisée des chemins
Un, l’odeur de tes jambes
Et deux, celle du soleil.
Et les clameurs
Enfin,
Celles de la terre
Encore humide,
Celles des lèvres
Qui s’épuisent
Au goût
Des fontaines,
Au sel,
Au sang
Qui brûle
Et qui aiguise.
Aux lèvres, tout bas –
Tes lèvres,
Les miennes.
À la croisée des chemins,
L’odeur de tes jambes –
Ou bien celle
Du soleil.



Dans le désert
Ou sur la mer
Tout est mouvement
Qui vit, renonce
À disparaître
Qui l’ondule
Et le dit.
L’absence
À chaque instant,
S’y fracasse
Et s’accumule :
C’est l’abondance !
Dans le désert
Ou sur la mer,
L’épreuve est manne
Ou bien pire,
Aubaine
La nuit seule
Délivre ou le peut.



Références
Emeric de Monteynard, Ce qui, la nuit, Amay, l’Arbre à paroles, 2012, 110 p. ISBN : 978-2-87406-543-9.
Emeric de Monteynard, Aux arbres penchés, Amay, l’Arbre à paroles, 2006, 104 p. ISBN 13 : 978-2-87 406-365-7. Prix Amélie Murat, 2008.
Site d’Emeric de Monteynard
Présentation sur le site de l’éditeur

Remerciements
Nous adressons nos plus vifs remerciements à Emeric de Monteynard et à l’Arbre à paroles.

Voir, entendre, Emeric de Monteynard lire sur le site Bates college

Nathalie Cousin


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