La tentation de ne s’intéresser qu’au jardin (occupation du troisième âge d’après les sages japonais) vient en partie de la reconnaissance que l’on éprouve envers les plantes enracinées qui ne vous quittent pas. Il faut au moins, si on a le privilège d’assister au spectacle quotidien de la beauté du monde, savoir le célébrer. À quoi servaient les papiers buvards étroits qui viraient de couleur, du bleu au rose ? Ainsi le ciel en ce moment, le rose très dilué parce que la nappe nuageuse qui peut attraper la lumière est une gaze très légère en suspension. Cette transparence sans contours est ce reflet peut-être d’un ciel sans idée, sans projet. Bien que le projet du soleil soit un projet bien défini, on ne peut plus constant. L’humain, bien qu’il ait lui aussi une structure (comme un arbre), une charpente et un projet essentiel, celui de vivre et de mourir, étrangement, ne se suffit pas à lui-même ni à la société sans projet supplémentaire. Et bien que tous les projets puissent apparaître comme dérisoires selon les points de vue, on ne peut échapper à la nécessité d’en avoir un.
- Le ciel est d’un bleu presque violet encore, ce bleu des papiers de camouflage ; il enveloppe encore toutes les choses ; les oiseaux qui distinguent les branches encouragent la lumière naissante par leurs chants. Il y a plus à dire ce matin qu’hier, semble-t-il. Serait-ce parce qu’il y a eu orage cette nuit, éclair et tonnerre ? Le bleu du ciel est vraiment incroyable, je crains d’en perdre une nuance en regardant mon cahier et en écrivant : plus dense naturellement à gauche de la fenêtre, qu’à droite, côté du levant. L’encre bleue a aussi ces tons violets, un flacon de verre de cette couleur serait de toute beauté. En tournant la page, la découverte d’une petite fleur séchée de bégonia est quelque chose d’attendrissant. Elle est si simple, si rudimentaire ; dans le pot sa tige dépouillée et sèche soutient encore une grande feuille. Un chat sur la terrasse pleure son envie de femme – c’est la deuxième fois que je l’entends. Le ciel s’est suffisamment éclairci pour que l’arbre se découpe sur ce fond de façon aiguë et tranchante, tracé noir comme à l’encre de Chine et à la plume. Vigueur du trait qui va s’adoucir avec l’apparition de la couleur. Hier sur Arte explications au sujet de la couleur variable des ailes de papillons. La nature, qui est sans cesse en train de changer de couleur, doit avoir une sensibilité particulière dans son rapport aux pigments et à toutes les variations et nuances. (Émotions des animaux, lors de l’éclipse, relation à la couleur.) Les nombreux mécanismes de la couleur me paraissent encore mystérieux (acheter un livre aujourd’hui chez Gibert). Voilà ! Maintenant le ciel a sa robe claire. L’esprit s’évade dans le coin, comme libéré, la vision s’élargit, l’arbre ne paraît plus enfermé dans une bouteille. La légèreté est en train d’offrir ses gracieux services à la pensée vagabonde. Et, comme pour confirmer mon impression, une petite brise d’air et les branches se balancent un tout petit peu. Le tronc et les branches de l’arbre deviennent gris et du coup tout est flou. Cette ouverture en éventail permet de prendre conscience de la précision de la vision précédente, beaucoup plus concentrée. Le bocal du jardin maintenant est rempli d’une très légère brume qui adoucit tous les contours, on dirait la bulle de savon remplie de la fumée de cigarettes de papa. Je réalise après m’être levée que tous mes sentiments seraient très différents si ma fenêtre était orientée vers la cour et si ce que j’observais, c’était le bouleau, avec son écorce blanche et ses branches si fines qu’on dirait une chevelure étalée.
- Un nuage rose comme une énorme barbe à papa dérive d’ouest en est, semble s’accrocher aux branches un instant, les tourterelles roucoulent et les oiseaux au buffet s’invectivent avec vivacité : « Va-t’en, c’est mon tour ! Je vais te faire peur, tu vas voir. » L’un s’envole prestement, l’autre s’installe, mais pas pour longtemps, car un troisième larron vient le chasser. À propos de l’immobilité, les plus grands malades ont fait les plus belles œuvres – Proust, Kafka.
- Je réagis avec une sorte de dégoût aux livres qui ne livrent rien sur l’essence de l’être. Ce n’est pas la psychologie qui me manque, mais le rapport physique, la perception du monde, la trame qui nous unit aux choses. Trame directe du présent, comme le fil de l’araignée, brisé, à retendre indéfiniment ; changement de lien, mais le même dessin. L’arbre est une immense araignée, il est la toile tissée, la corde et les nœuds, il câble sous terre et dans le ciel, capteur et distributeur, transformateur. Je voudrais capter, transformer, distribuer, comme lui, mais j’ignore tout de mon usine interne et de la qualité de mes circuits. Quand je respire, pourtant, il me semble que cet échange a autant d’importance que la respiration du jardin. Je ne sais pas ce qui remue à l’intérieur de moi dans mon jardin intérieur – la vie, ma vie ou une multitude de vies auxquelles je suis attentive ?
- Retour au bureau après avoir rangé le grenier où je serai bien, je crois (parce qu’il ne fait pas froid). La vue, du bureau du haut, est très différente, mais je ne vais monter mes cahiers et mon encrier que vendredi soir. Écartement des branches, écartèlement du ciel, déchirures dans le tissu uni, boursouflures des nuages, de la condensation de l’eau. Le dur, le transparent et léger, le mou le mouillé, les éléments se combinent, l’arbre rime en lui-même symétriquement et s’arrime au ciel et à la terre. Il est le poème initial, la première conversation.
- Le jardin est complètement trempé : des rubans de pluie s’écoulent des gouttières. C’est un peu étrange pour moi de voir la fourche du marronnier d’en haut. Changement de perspective qui perturbe un peu. Avoir les pieds au niveau du sol et des racines des êtres contemplés cela donnerait une plus grande impression de justesse, ou est-ce l’habitude ? Je ne crois pas. Je ne suis pas un pigeon qui va se percher sur cette grosse branche, je ne domine pas l’arbre non plus. Le remue-ménage en bas m’incite à descendre pour m’occuper des taches nécessaires, attiser et charger le poêle, etc.
- Un merle noir est assis au bord du toit près des cheminées. Le voilà maintenant perché sur le haut de la cheminée, se détachant sur le ciel. Je le dessine un peu plus rebondi qu’il n’est, presque un pigeon. Une autre jolie image dans sa simplicité, la flamme de la bougie qui se reflète sur fond de tuiles. Plus difficile à rendre à l’encre de Chine, pourtant cela devrait être possible. L’une des images comme inverse de l’autre. La forme noire très réelle, très découpée, l’autre reflet, ombre d’une flamme virtuelle et bien vivante, qui imperceptiblement monte et descend. Comme une girouette découpée dans le fer. La véritable bougie, elle, est encore plus intéressante : la cire translucide traversée par la lumière de la flamme comme de l’albâtre, la matière laiteuse, éclairée par le dedans, avec des reflets couleur pêche, comme le ciel à l’aurore, comme le teint très pur d’un visage de Madone, ou d’enfant. Transparence des doigts de la main beaucoup plus rosés lorsque je les approche de la flamme.
- Mes plantes ont prospéré pendant ces quelques jours d’abandon (à Paris, puis au grenier). L’avocat commence à ouvrir ses premières feuilles à 18 cm de haut ; la fleur de la passion a atteint 44 cm et le haut du tuteur ; et a vingt-deux feuilles. Une nouvelle installation s’impose, un arc en fil de fer ? Le bégonia de droite (petit pot) voit pointer 4 nouvelles feuilles, celui de gauche quelques-unes aussi, moins caractéristiques. Souvent, ce ne sont pas des feuilles qui sortent mais une sorte d’accompagnement feuillu à la base des tiges existantes et qui peut disparaître. Le tamarinier a déployé trois feuilles mimosa en éventail. La tige qui les supporte commence à sortir du creux des cotylédons qui ont verdi, ont maintenant une belle couleur de jade. Les feuilles aussi verdissent un peu. Le chêne lui est immobile, stationnaire ? Non. Tout doit se passer à l’intérieur du pot, sous terre.
- La sinuosité de la pensée, comme les vrilles de la fleur de la passion, s’accroche tout à tour aux divers supports. La plante s’élève. S’élève comme le haricot magique, qui monte vers le ciel. L’idée me vient de coller un fil à la poutre du plafond et de l’attacher au tuteur, cette fleur-là, restera en permanence devant cette baie vitrée, en fera peu à peu le tour, fleurira un jour, et avant de la laisser ainsi s’installer, il faudrait sans doute que j’achète un énorme pot pour qu’elle soit à l’aise définitivement. À Froissy ? À Rémérangles ? Un moment, la vision de ce très grand pot sur ma table m’effraie – je l’installe en pensée au bord gauche de la table, la plante, en grandissant comme tout enfant, devant quitter le lien de proximité qui m’a permis de la couver du regard jour après jour. Dans le pot, la belle pierre fossilisée d’une plante corail très ancienne (la montrer au Muséum) et le bijou de Manon. Louise a repéré dans l’autre pot son escargot à ombrelle et se l’est aussitôt approprié. Elle ne laisse rien passer et sait très bien qui est qui, ce qu’il fait, ce qui est à qui, etc. Petit tour rapide dans le jardin pour voir l’ail et les échalotes (pas terribles) et les delphiniums, qui ne sortent pas encore (les préférés de Caroline). En chercher à Courson en mai si elles ne sortent pas – ne soyons pas pessimistes ! Versé aussi des graines et oublié une brique posée sur la table juste devant mes yeux et qui m’empêche de bien voir les oiseaux. Autrement, le temps est doux.
- La lecture des Mille et une nuits ou toute autre lecture est quelque chose qui relance la pensée en spirale. Arrêter de penser en regardant le jardin, c’est comme de prendre un bain de mer, sauf qu’ici c’est une pelouse (pleine de mousse), une étendue qui n’accueille pas spécialement, n’engloutit pas, mais au contraire repousse (jeu de golf, jeu du rebond au loin de la balle qui vise pourtant le petit trou). Le mystère de l’étendue vivante qui repousse (elle repousse elle-même, l’herbe qui pousse au printemps, je la vois maintenant par endroits, des touffes qui se forment). À l’idée de décrire, ne serait-ce que la baie vitrée et le contenu des huit cadres pour la revue L’Animal, je me sens dépassée par la complexité de l’entreprise en quelques pages succinctes alors que les deux cent cinquante-six pages déjà écrites témoignent de l’incroyable richesse de ce spectacle qui s’alterne entre le dedans et le dehors. L’ennui ? L’angoisse me prend si je ne peux m’autoriser ce stationnement quotidien, interdit peut-être puisque toujours un peu accompagné de culpabilité, comme si je transgressais quelque chose de convenu. L’immobilité peut-être qui n’est plus de mise. Les mésanges, la bleue, la charbonnière, se succèdent au buffet à nouveau rempli. Elles se chassent puis vont sur les branches du marronnier s’aiguiser le bec. Hier j’ai entendu pour la première fois un chant très particulier, printanier, je suppose que c’est le chant des épousailles (un couple un peu en avance ?) et une incitation à construire un nid. Les nids ayant été probablement endommagés par la tempête, cela pourrait expliquer un empressement un peu prématuré.
- Cette nuit encore beaucoup de vent. Maintenant le ciel est dégagé avec de légers nuages roses, comme une légère condensation, un poudroiement d’humidité, une houppette qui aurait perdu des plumes (duvet). Les boîtes anciennes rondes en carton, recouvertes de papiers décorés, boîtes à poudre qui, lorsqu’on les ouvrait, laissaient échapper un léger nuage qui pouvait faire éternuer, remplacées par des poudriers en métal, puis par poudriers avec des cakes, puis par des bouteilles de fonds de teint et des tubes.
- L’avocat grandit terriblement ; après avoir cherché la lumière, il se redresse maintenant ; se sentant devenir arbre, il tient à être droit. Il est vraiment comme une lance. Les tourterelles viennent maintenant au buffet sans crainte, entourées des moineaux voraces. Le corps est lourd, installé sur la chaise ; sensation d’être au bon endroit avec, à l’intérieur de ce poids essentiel, le sien propre, des échanges qui se font naturellement. Le rhume terrassé en deux jours, cela signifie sans doute que je suis en bonne santé, mais le désir est d’en faire un minimum – la position au bureau me suffit. Autour de moi la maison demande du ménage que je n’ai pas envie de faire ; toutes les heures pourraient y passer (ce que dit André quand Béatrice n’est pas là). Il tombe maintenant une pluie épaisse, sorte de mélange d’eau et de grêle qui frappe en biais le jardin. Le vent qui vient de l’ouest fond du jardin, plie les troènes, la lumière extérieure est triste et glauque. J’allume la lampe, ça va mieux aussitôt. Quel contraste entre les choses de la nature qui s’accommodent des intempéries et l’animal humain dont le corps se protège dans le velours et la laine, se met à l’abri et sous cloche dans sa maison avec son chauffage et sa lampe, éternue, se mouche dans des Kleenex... boit son thé dans une tasse anglaise !
- Le jour est complètement levé, le ciel rose tout autour des haies. Très pâle au-dessus. De la gelée blanche. Dans la cour, les tulipes qui sont sorties (une vingtaine) se distinguent bien maintenant. Dans la chambre, les arbres (ébène, fromager, tamarinier) poussent bien, ces derniers plus intéressants que celui du bureau, trop enterré et dont les feuilles traînent encore au-dessus de la terre. Les autres portent haut leur cotylédon, ce qui est très joli à voir ; je vais en transplanter un plus tard. Autrement, mélodie d’un oiseau et roucoulade de pigeons. Le soleil commence à toucher la cime du noyer qui s’illumine.
- Bien dormi après avoir regardé longtemps la soirée thématique d’Arte sur la mondialisation. Jérôme, venu hier soir, m’a débarrassée de plusieurs monstres : sacs de charbon, machines inutiles dans la salle de bains, radiateurs électriques usagés. Restent les fenêtres de l’entrée à mettre dans la grange. Sa mère vient faire le ménage à 13 h 30. Terreau sur la terrasse, premiers semis en perspective. Thé au miel dans une tasse bleue de Grand-père. Les plantes sont magnifiques, en particulier l’avocat ; ses feuilles régulières sont très fines et laissent passer la lumière. Dans les pots, les petits nouveaux sont encore mystérieux ; le tamarinier, trop enterré, n’a pas l’allure fière de ceux de la chambre, qu’il va falloir que je mette en pot. Les trois autres : le chêne ne bouge pas, l’ébène et le fromager – l’un ressemble à un bégonia, l’autre, plus simple, feuilles plus épaisses que l’avocat, plus en cœur, lui ressemble par le port droit avec deux feuilles au bout. Je pense qu’il va être rapide comme lui.
- Petit-déjeuner sur un plateau, puis recherche de mes CD dans les piles d’Adrien, retrouvé heureusement mes CD de bruitages pour les ateliers. D’en haut, avec le ciel un peu couvert de moutons gris et pêche sur fond bleu et argenté, le jardin a l’air d’un grand aquarium avec ses arbres comme de grandes algues en suspension. L’élément liquide est de toute façon globalement dans l’atmosphère. Les pluies rosées viennent du ciel, tout baigne, il y a une légère brume, comme un gris perle très léger qui estompe les lignes. Je m’aperçois que c’est aussi un peu la pellicule de fumée sur les carreaux (qu’il faut faire). Roucoulement de tourterelles sur trois notes : dou-doutut, dou-dou-tut. Les branches sont l’essentiel de la communication, des échanges et, plus il y a de ramifications, plus il y a d’échanges, de fleurs, d’oiseaux posés dessus, de graines. Comment le travail peut-il remplacer l’amour ? Par la multiplicité des échanges et l’éclosion des talents, les taches jolies des fleurs, des graines sur le macadam de Belleville. Faire naître là de la poésie, semé dans un bac sur la terrasse des graines du Jardin des plantes, sur le talus préparé par Jérôme des pavots annuels. Et entre les bambous des tournesols géants avec du fumier de cheval dessous. Triste en pensant qu’Adrien ne verra pas le jardin fleuri. Soleil, vraie journée de printemps. Les cerisiers vont bientôt fleurir.
- Adrien me laisse un message sur le portable : peut-être, dit-il, qu’il reviendra. L’énergie revient. Je l’appelle de la cabine. Il écrit ses sketches. Je sème sur la terrasse en revenant des pois de senteur dans les grands bacs, des titonias avec du fumier et du terreau. Planté les petits rosiers dans la grande allée, trouvé des delphiniums en train de se former, les ai replantés à côté. Mis les petits arbres de la chambre blanche dans des pots sur l’étagère à épices de la cuisine, fait deux lessives, relu le Claudel.
- Le soleil couchant éclaire le mur de la cuisine et le tronc du marronnier. Si je regarde bien à quelle distance du bord de ma baie vitrée sont les bourgeons, peut-être que je le verrai grandir comme je vois grandir mes plantes en pot, que je mesure aussi en fonction du cadre. Ma fleur de la passion, mesurée tout l’hiver avec la règle, grimpe maintenant sur le bord droit, le long du fil de fer que j’ai fixé tout autour du cadre, et va bientôt tourner à l’horizontale car elle atteint le rebord le plus haut. De l’autre côté, sa jumelle, plus paresseuse, entreprend l’ascension. Le pic épeiche ce matin était perché dans le marronnier, j’en ai parlé aux enfants en écrivant une lettre d’amour imaginaire.
- 19 h. Il faut faire une petite soupe. Réveil à 5 h. J’écris un texte au lit sur les mouettes en mer pour les enfants de Froissy. Je me rendors. Il y a un peu de gelée sur le pare-brise de la voiture quand je vais chercher le pain. Après le thé, j’écris une lettre à Edik. Le jardin baigné de soleil, des fleurs un peu partout : forsythias, cerisiers roses, scilles, giroflées, bientôt les tulipes. Edik, dont les analyses sont mauvaises (cellules cancéreuses), verra, je l’espère, le jardin, cet été, entre deux traitements.
- Je veux aller dans le jardin. Je reviendrai peut-être dans le bureau si j’ai froid. Semé mes pavots, pivoines, sur les talus préparés par Jérôme. Dans la cour, deux nouveaux delphiniums ; peu à peu, ils sortent tous. Je suis rassurée, je les entoure de crottin. Hier avec Jérôme nous avons déplacé deux pruniers à quetsches qui poussaient sous les tilleuls et étaient déjà assez grands. Les bourgeons laqués du marronnier luisent. Le merle noir vient se poser sur une haute branche ; il poursuit sa femelle qui est aussi perchée là, mais qui s’envole aussitôt. Hier, un peu avant Thieux, un oiseau étonnant, jaune, plus gros qu’un passereau, un peu moins qu’un merle, qui volait en ligne ondulante, plongeant, remontant, replongeant régulièrement. Je n’avais jamais vu cela. Tétons de caramel luisants au bout des branches, le marronnier en forme de sein pompe le lait bleu du ciel et serre ses petits poings fermés sur des bouquets minuscules et comprimés de froufrous roses, de robes affolantes pour les flamencos des bourdons demain. Pas d’impossibilité, pas d’indifférence non plus, les ramilles nombreuses s’offrent à la lumière ; la caresse est toute réciproque, la patience grande se prépare à exploser de toutes parts, l’arbre voluptueux et tranquille brille. Les oiseaux se poursuivent, comme effarouchés par les pièges d’amour ; les nids ne sont pas encore construits, on se bouscule, on s’échappe, virevoltes, galipettes dans l’air de l’innocent printemps à son premier jour. Badines ou cravaches d’argent, ailleurs vernies de laque rouge ou orangées, les premières pousses sont tendues en attente des bourgeons dents de lait, croque-soleil. Les petites langues vertes des saules sont dépliées un peu plus loin. Les premiers galants du printemps ouvrent en plein air leurs petites braguettes.
- Gelée blanche encore sur le jardin, mais en sortant une tout autre atmosphère : le thermomètre est encore en-dessous de zéro et les vivaces confites (certains delphiniums, des campanules, des rosiers) attestent qu’il a fait froid cette nuit. Pourtant j’ai seulement une impression de fraîcheur, la température va remonter dans la journée – la certitude de cela modifie ma perception du froid. Il y a une anticipation de la douceur qui réchauffe encore mieux le jardin que les premiers rayons du soleil. Le corps se dispose de telle ou telle manière s’il s’attend à un bonheur ou à un malheur, au froid ou au chaud, le bien-être intérieur est aussi décisif et modifie la perception. La clarté d’opaline du ciel, les résidus de nuages impalpables, mais qui gardent encore dans leur fine vapeur la couleur pêche du soleil levant, les arbres qui s’illuminent, la pellicule blanche sur l’herbe de jade, tout cela, léger, transparent, malgré les racines et la permanence de tout. L’intranquillité est du côté de la mer, avec ses vagues, ses allers et retours, ses naufrages. Ici, sourires, gazouillis des oiseaux, fragilité des plantes au froid, au feu, à la sécheresse, à la hache... Elles sont là, mais les variations de la lumière indiquent l’effacement toujours possible du tableau, comme une peinture sur verre, peinture à la gouache, qui pourrait disparaître avec un coup d’éponge. Le coup d’éponge est déjà donné, comme ce matin, par cette légère couverture de givre qui efface les couleurs vives, par la pellicule de nuages qui cache le bleu du ciel. Il est presque impensable que cet univers regorge bientôt de pollens et de sucres, d’abeilles, de mouches et de toutes sortes d’insectes, de larves, de chenilles, que ce tableau, comme un verre posé sur la couche, recouvre la fermentation de tout, le grouillement insensé de la vie. Aujourd’hui, un coup de bêche et je sors un petit écheveau de racines pas tout à fait au repos puisqu’elles retiennent un œilleton blanc. Je les remets en terre prestement. Il sortira un delphinium, royale fleur qui va se multiplier par le pied tout au long des sept mois à venir, et si je lui donne du fumier, elle va devenir énorme. Le goût des plantes pour le fumier est étonnant. Cette gourmandise qu’elles ont. Dans un jardin, on est déjà en pleine cuisine : tout le monde s’affaire, se nourrit, pompe et suce, dévore, grignote, digère, grossit, se multiplie, envahit, pousse l’autre ou l’étouffe, l’encercle, l’anéantit, triomphe. Et tout cela dans ce calme apparent, traversé seulement par les exercices vocaux des oiseaux. Quelle serait l’épouvante si les vers et les larves avaient une voix et une rumeur ! Le jardin serait alors gonflé de sonorités sourdes et on ne peut imaginer cette rumeur qu’ondulatoire comme le son de la scie musicale, mais en plus mat, et scandée par des milliers et milliards de prout prout. Le Créateur a été bien inspiré de nous épargner cela. Je m’étonne un peu d’avoir choisi d’être là alors que j’aurais pu partir hier soir, aller au Salon du livre par exemple, que je ne visiterai donc pas cette année (ce soir, dernier jour, et moi je serai à Belleville). La semaine dernière, je partais d’ici en catastrophe, ne pouvant supporter d’y être seule et j’étais heureuse de voir Paris, les façades avec leurs fenêtres, derrière elles tant de présences, et dans les rues tant de visages. Et puis, au bout de quelques jours, fuite de Paris pour ne pas passer la soirée rue Panoyaux ou sans amis. Gare du Nord glaciale, train froid et l’arrivée ici de nuit pour trouver le livre de François Cheng. Maintenant, sous mes yeux, lecture du contraste de la lumière pleinement advenue, toutes les branches mi-vermeilles dorées côté soleil, mi-noires côté ombre. Au lieu de la présence discrète dans le matin légèrement brumeux, c’est la présence vigoureuse, tout en contrastes, une force étrange et nouvelle qui se dégage de cela, l’arbre ne flotte plus au-dessus du jardin, il part à l’attaque du ciel. Ainsi peut-être de moi-même, suivant les jours, les heures, les lieux, les paysages ; tantôt dans la quiétude, rassemblant mes forces, ou dans l’inquiétude, allant les chercher ailleurs, puis, les forces récupérées, aller là où il y a de l’échange, chercher à en faire passer un peu dans d’autres corps. Je pense à Caroline, le théâtre, c’est cela aussi, un concentré de forces sur scène pour dynamiser le public. Un oiseau se perche sur une haute branche, je vois son ventre d’un rose très foncé tirant sur le carmin. Est-ce un pinson mâle ou un bouvreuil ? Pas le temps de m’en assurer, il s’est envolé. Tous les oiseaux, y compris les mésanges, ont tendance ces jours-ci à se percher très haut. Pourquoi ? Pour avoir une vue d’ensemble du jardin et des allées et venues des uns et des autres, avant de décider du meilleur emplacement pour le nid ?
- Malgré la gelée blanche et le thermomètre à 2°, de nouveau impression de temps doux en sortant pour inspecter mes delphiniums. Le zelkova laisse pointer du vert entre les écailles de ses petits bourgeons, une touffe de marguerites est très grosse et je vais la dédoubler tout à l’heure. Une mésange huppée fait des exercices périlleux depuis hier dans les ramilles du bouleau et du marronnier – un bébé marronnier, qui sort dans le bac de la cour et qui est encore recourbé, ressemble à une grosse crevette.
- Échappée dans le jardin ensoleillé, maintenant le ciel se couvre. J’ai changé de place les delphiniums, un dans la grande allée et un dans la cour, mis tous les deux dans le trou, mélange de terreau et de crottin. Voir s’ils deviennent les plus beaux. Sorti le gros plant de marguerites dédoublé, mis en place dans la grande allée certains morceaux avec de la poudre à bouturer. Les racines des delphiniums sont très importantes, cela explique qu’elles aient donné les plants vigoureux, bien que complètement cachés en hiver. Le soleil réapparaît. J’ai téléphoné à Ansauvillers pour dire que je n’irai pas au musée.
- Il a beaucoup plu cette nuit et le jardin se réveille dans la brume et la buée. Les feuilles du marronnier sortent par petits bouquets fripés de leurs bourgeons. Avant-hier encore, l’arbre, avec ses branches, toutes terminées par des bourgeons bien gonflés, ressemblait à un éventail de baguettes de tambour, mais l’éclosion change cela ; au bout de chaque branche maintenant, un « chouchou », comme disent les enfants du primaire. Dans la cour, trois marronniers en pot. J’en ai planté cinq sous la croix en pépinière, pour libérer le bac où j’ai repiqué mes plants de tomates.
[Morceaux choisis par Matthieu Gosztola]