(Extraits du recueil On est bien là)
Ça paraît mort
Le corps se relâche
se creuse
se videComme une maison que
l’on quitteOn fait nos bagages
plie nos valisesPart et
ne revient plus
jamais*
Ça paraît mort
fait le mortUne simple encoche
Voir si le camélia rouge
aux branches nues et sèches
est là-dessous
encore vert vivant sous
les cendres apparentes*
Se vêtir d’un costume
gris cendrevivre posthume
*
Une entaille
Voir si le corps est
en bataillelà-dessous
en vie*
La sève continue-t-elle de couler
sous un air morne et blafardLa peau pâle du mort recouvre-t-elle
sous ces apparats
quelques somptueux trésors*
On récolte ce que l’on sèmeEt que recueille-t-on
d’un corps en fanaison*
Reste les habits
les lunettesComme s’ils soutenaient encore
le corps péri
Une nouvelle naissance
On ferme les persiennes
paupièresFaire sienne
une nuit passée
sans prière*
Il y a bien le saule argenté qui
somnole
en même temps qu’il veilleVeillée funèbre
Éclats de lumière
Cortège
par la fenêtre
*
Roulé dans les ténèbres
lumières
airsPoussières
*
Sur la route
Le repos c’est sur les airs
*
Sans cesse il faut
se remettre dans le bainSaisir
Retenirle souvenir
Ici par les mots
Ce peu de mots
Un filet d’eau de
mots qui tend à
s’effacer
disparaître
pour laisser place au
silence
déposé
sur les lèvres
closes*
Baignade matinale
dans une chaleur vieillissanteet une certaine jouissance
comme une étrange nouvelle
naissance*
Sortie des eaux
Sortie des cendres
*
Fraîcheur à mes pieds
aucun labeur
juste mettre le pied à l’étrier
Entretien avec Clara Regy
Votre découverte de la poésie ?
Mes premiers poèmes sont enfants du silence.
Je crois qu’on écrit vraiment quand on commence par ne pas écrire. J’ai d’abord été habitée par le silence (des mots) ; dans l’attente, qu’un jour, ils se vêtissent – prennent corps dans la langue. Les mots sont d’abord ce corps silencieux et nous en sommes imprégnés (« ça travaille secrètement en nous »). Je me souviens, enfant et adolescente, avoir toujours eu cette volonté de s’asseoir à table pour écrire mais je n’étais pas prête à accueillir ce qui me traversait, me touchait, m’affectait. Ce corps silencieux a toujours été mon refuge ou mon repli, ma résistance, mon ouverture ; - ma vérité. Comme un rideau de lettres flottant dans les airs, des particules ou des éléments poétiques, un autre monde qui s’ouvre, une autre dimension silencieuse et véritable. C’était un espace dans lequel je me logeais – me nichais mais je n’avais trouvé ni la voie ni ma voix. C’est dans le silence, la solitude et l’ennui liés à l’enfance et à l’adolescence, et particulièrement, ressentis dans la maison et les paysages ou les territoires du Nord, que la Poésie m’a (été) révélée, que l’écriture que j’appelle « première » ou « en cours », m’a été donnée. C’est en éprouvant l’existence (expériences mêlées de vie et de mort) qu’une porte s’est entrouverte : des espaces des possibles qui sont, pour moi, le lieu même de l’écriture. J’étais comme un point immobile dans un « Tout », dans le cosmos (je pense ici à Gaston Bachelard).
À l’adolescence, j’ai (dé)posé des mots sur ce qui me traversait mais de manière fragmentaire, parcellaire et discontinue, dans des lettres, un journal inachevé, des courts récits... Je n’étais pas en mesure de capter ou d’enregistrer.Et c’est longtemps après l’enfance et l’adolescence que la partie émergée de l’iceberg est apparue. Elle a mis son temps et ce sont des évènements, des chocs (quel que soit leur nature) qui m’ont amenée sur le chemin de l’écriture – lorsque j’ai senti une fente – une scission dans le réel. A partir d’une faille, d’un manque, quelque chose s’entrouvrait. Il me fallait « lire voire écrire entre les lignes ».
J’ai écrit, pourrait-on dire, il y a une dizaine d’années. Avant, les mots étaient comme « empêchés » ; puis, ils ont fini par transparaître, remonter à la surface de l’eau tout en préservant les profondeurs dont ils provenaient, dont ils ruisselaient. Ils ont été comme une délivrance.Fin 1990 et début 2000, lycéenne, j’ai été profondément touchée et marquée par les Lettres, la Poésie, la Philosophie et les Arts plastiques. Des voix d’expressions libres et singulières qui pouvaient s’éloigner de certains codes. Malgré des attentes (par exemple, au milieu d’exercices scolaires comme l’argumentation, la dissertation, les commentaires de textes), des échappées étaient possibles pour tenter de dire la Vie. Et la transmission de ces formes de savoir se faisait, pour moi, quand il y avait une sensibilité et une conviction personnelles. C’est ce qui m’a guidée dans mon travail de « médiation » - de passeur - de professeure documentaliste où la dimension de projets, d’ouverture culturelle et d’un partage du sensible est essentielle. Ouvrir des horizons et tracer des lignes de désir comme on peut. Être animée pour essayer de transmettre. C’est pourquoi je monte divers projets culturels liés à la recherche et aux arts, avec une sensibilité particulière pour la Poésie. Tenter d’aller vers un esprit éclairé, autonome et critique pour les élèves. Penser par soi-même, trouver sa voie, sa vérité (une instance intérieure)... L’attention, la réflexion et la sensibilité sont des moteurs pour être acteurs et non de purs consommateurs.
Des rencontres ont été d’ailleurs fondatrices au Lycée et lors de mes études supérieures. Une rencontre avec les Arts plastiques (spécialité au lycée), mêlant cours théoriques et pratiques, l’importance accordée aux sorties et aux voyages pour aller à la rencontre des artistes et des œuvres dont une décisive, Mark Rothko. Une rencontre avec les Lettres, en particulier, la Poésie étudiée au lycée et lors de mes études supérieures, qui a ouvert mon champ de vision et tracé des lignes de désir. C’est à ce moment là que j’ai commencé à me construire sous les regards des poètes que ce soit Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud... ou Philippe Jaccottet, Charles Juliet, Sylvie Fabre G., ... Une manière d’habiter et de vivre poétiquement le monde. A la faculté, je m’étais orientée dans des parcours d’édition et de critiques génétiques (un mini-mémoire sur la critique génétique d’un texte : « Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard »). Une rencontre avec la Philosophie et sa façon de penser le monde, avec, au lycée, l’étude par thèmes (le temps, le désir, la mort... pour ne citer qu’eux) et par cette voie, la découverte de philosophes de tous les temps, également, par des œuvres phares et à l’université, avec ma spécialisation dans l’Esthétique. Mes deux principaux mémoires s’intéressaient aux liens entre la Philosophie et la Photographie : « Jeff Wall et le presque documentaire », et la Philosophie et la Poésie : « Friedrich Nietzsche et Stéphane Mallarmé : Utopies, uchronies – un monde flottant ».
Par la suite, ma rencontre avec Christiane Veschambre à la maison de la Poésie à Paris et nos échanges dans le temps, ont été (sont toujours) essentiels. A partir du moment où j’ai su quel était mon lieu, quelle était ma chambre d’écriture et ce que je pouvais apercevoir dans la fente de l’écriture, tout s’est éclairé et les images de la lanterne magique ont défilé. Le fil s’est déroulé et je me suis mise en quête. J’ai alors suivi le flux de l’écriture, là où il m’emmenait sans savoir où j’allais – Je laissais la Vie (me) traverser. Des lignes de désir et de force me guidaient. Des petits carnets ont commencé à m’accompagner très régulièrement, puis des cahiers d’écriture.
Ce processus de l’écrire (où, quand, comment...) qui vous est propre ?
Écrire demande une certaine disponibilité. Prête à accueillir ce qui nous traverse/touche/affecte ou ce qui nous a traversé..., singulièrement (quel que soit la nature de l’évènement, ça nous « heurte »). Il n’y a rien de prémédité ou de réfléchi. Par exemple, je ne me dis pas que je vais écrire sur tels ou tels thèmes... Aucun but régit l’écriture. « En écrivant, on touche à une singularité anonyme » écrit Charles Juliet. Si je retourne ou si je reviens sur ce qui m’a traversée, c’est sur quelque chose qui a travaillé en moi, qui a « macéré » en moi et qui rejaillit (ou pas : je peux décider d’y retourner ou de m’y arrêter volontairement). Quelque chose que je traîne avec moi de manière invisible mais toujours là, latent (F. Dostoïevski, Crime et Châtiment) et il faut que "ça sorte tôt ou tard ». Je ne sais pas forcément que j’ai été traversée par... Je peux le découvrir après, une fois l’écriture en cours. Je suis à la recherche, en quête de. Quelque chose d’irrésolu, comme une affaire non classée ou un jugement suspendu et dont on mène l’« (en)quête ».
J’ai besoin de solitude et de silence. Rien ne doit les briser ou je fais table rase de ce qui peut me parasiter et me faire sortir de cet état d’écrire ou j’accueille dans le poème, au contraire, ce qui me vient de l’extérieur dans une actualité de l’écriture. J’écris bien souvent chez moi, sur la table en bambou de la cuisine. C’est une pièce lumineuse et qui donne sur le jardin. La lumière (ou pas) et le paysage m’accompagnent et me guident dans ce cheminement, dans un va-et-vient entre le dehors et le dedans, dans une fusion des deux. Je peux écrire aussi dehors, au bord du jardin, par exemple, dans un brin de lumière ou dans un jour plus sombre. Il m’arrive également d’écrire lors d’un voyage ou toute autre situation, quand je suis immédiatement traversée par quelque chose. J’écris à n’importe quel moment de la journée mais la matinée et la soirée voire la nuit sont souvent plus favorables à cet état d’écriture.
J’écris dans un petit carnet ou un cahier, ce qui peut s’apparenter à des notes, à des fragments de poèmes ou à des poèmes. En réalité, je ne sais pas vraiment ce que je fais, si ce n’est de suivre le flux de l’écriture sans me poser de questions. Je me sens guidée, poussée par une nécessité impérieuse voire vitale. Je m’oublie, m’absente, m’annule, le temps de l’écriture et je ne veux pas que cela s’arrête, je ne veux pas en sortir... Je continue jusqu’au bout, jusqu’à ce que le feu s’éteigne peu à peu (même s’il peut, parfois, repartir), jusqu’à ce que la feuille retombe, abandonnée par les airs, le vent... Jusqu’au prochain élan. Jusqu’à la prochaine fulgurance. C’est un temps suspendu, dilaté mais inscrit dans le continuum spatio-temporel. Une brèche, une fente, une embrasure s’ouvre et je m’y faufile voire m’y engouffre, corps et âme. J’oublie la main et l’outil qui me font écrire. En quelque sorte, je n’y laisse aucune trace sinon de ce qui m’a traversé. Être au plus près et au plus juste de ce qui m’a traversé. Et je m’en fais le messager – passager – traducteur, - pauvre. Ce n’est pas moi qui ai écrit, c’est un autre, un autre que moi. Mais sans le vivant, sans le corps et l’âme, ce n’est pas possible. Il y a toujours une médiation nécessaire pour favoriser le passage de ce flux. Il s’agit, en quelque sorte, je pense, d’être et de ne pas être en même temps, d’être présent et d’être absent à la fois (d’où l’essentielle disponibilité, le fait d’« accueillir »).
Pour moi, c’est essayer de sentir et de capter ce qui, singulièrement, nous traverse et nous affecte. En quelque sorte, être le « réceptacle » ou le « sismographe » : enregistrer et tenter de retranscrire ces graphies de Vie. C’est comme si je répondais, en m’effaçant, à des appels de phare ou à des signaux de morse lancés. Ou je suis comme ce petit garçon, Sôsuké, dans Ponyo sur la falaise de Hayao Miyazaki qui échange avec son père, capitaine, des signaux lumineux. J’essaie de retranscrire ces vagues de Vie qui me traversent.
C’est la forme de courts poèmes en vers libres (à la fois autonomes et liés) qui est à venue à moi, par une nécessité intérieure. En quelque sorte, j’ai suivi ce flux « sans y avoir mis la main ». On est habité par une voix, un rythme, une musicalité, un silence, un sens... que l’on suit et il est important de faire confiance à ce qui advient. C’est une question de souffle et de densité de la parole qui s’écrit, est en train de s’écrire. Je ne fais pas d’opposition entre le vers et la prose : ces formes sont, pour moi, complémentaires mais la force « choisit », pour moi, la forme qui lui convient. Le travail vient après mais il ne peut se faire qu’en lien direct avec ce flux vital. Je tente, comme je peux, de ramener le poème là il est né, au plus près de lui-même.
Par la suite, je retourne donc sur cette captation en me méfiant de la raison et de la réflexion. J’essaie de garder une certaine intuition initiale, une certaine justesse et une certaine vérité par rapport à une expérience. Quelque chose en moi me dit que c’est juste ou pas ou que c’est la voix à suivre. Si ça vit en moi, si c’est vrai, je me dis qu’il est possible que ça puisse (ou pas) toucher l’autre. Ce dernier peut s’y reconnaître - « ça lui parle, ça le touche ». Mais je n’ai pas d’objectif ; cette relation avec l’autre doit être purement gratuite. Parfois, dans mes textes, je ne touche à rien ; parfois, j’élague ; parfois, j’éradique ; parfois, j’épure. J’essaie, toujours. Ce travail peut être court et long à la fois. « Ҫa peut couler de source » comme procéder à une lente infusion – maturation, avec des arrêts plus ou moins longs dans le temps.
Déposer des mots sur une page n’est pas une mince affaire mais une « affaire sensible » et singulière et il faut prendre une infinie et ultime précaution. Pour moi, l’écriture « idéale » serait ces mots qu’on a à peine dits et écrits, - des mots décrochés, simples, ténus et pauvres. Des mots blancs, pourrait-on dire. Un filet de mots pour laisser passer la Vie. Déposer une poignée libre de poèmes dans les airs. Les murmurer, les chuchoter au creux de l’oreille... ou les déclamer.
Et les « thèmes » qui vous guident ?
Je n’ai pas de thèmes prédéfinis au sens où je ne décide pas ce sur quoi je vais écrire. Rétrospectivement, des éléments se dessinent au fil de l’écriture. Peu à peu, avec le recul nécessaire, je vois des lignes de force dans ce qui m’a traversée. Et toutes partent, je crois, d’un terreau poétique commun et d’une recherche ou d’une (en)quête : le manque originel, une brèche ouverte par un événement, la réalité/la fiction ou la réalité/le rêve, la position essentielle de retrait, de distance ou d’écart (le nécessaire « pas de côté »), le déphasage, le décalage ou le détachement de soi, le regard, le dépeçage du réel « pour voir » la « vraie vie », l’entre-deux ou le temps dilaté – suspendu, là où naissent des espaces possibles, des poches de liberté et de résistance, là où se marient les contraires..., la question de la Présence et de l’Absence (être et ne pas être en même temps), le dehors/le dedans,...
Le terreau même de l’écriture, c’est la Vie. Le réel donne à voir des espaces-temps de fiction qui sont, pour moi, les lieux mêmes de l’écriture, là où on « (s’)invente » dans le chaos. L’écriture prend lieu dans cette brèche spatio-temporelle mais elle est toujours en prise avec le réel.
Et de manière plus classique, les thèmes principaux qui se dégagent sont : la Vie – la Présence, la lumière, l’enfance, le paysage, la nature, l’amour, l’espace-temps, le corps et la mort. Sans doute, parce-qu’ils interrogent le rapport intime et extérieur à la vie, au vivant, au réel et au monde. En quelque sorte, une interrogation métaphysique, traversée, peut-être, d’un lyrisme discret, mais qui ne perd pas un ancrage dans le réel. Dans les ensembles de mes poèmes, il y a également toujours un lien direct avec l’actualité de l’écriture – l’écriture en train de se faire – l’écrire ou le flux de l’écriture. En prise directe avec -.Pour moi, le travail de la langue, de l’écriture, de la Poésie se rapproche du travail de la terre et de la mise au monde (cosmos, naissance, mort...). Favoriser le passage de la Vie (médiation) et en oublier ses « outils » (langue-mots, stylos / outils de jardinage / mère...). Être et ne pas être en même temps.
Des projets d’écriture ?
Actuellement, je peux parler de trois recueils inédits.
Écriture première – La maison du Nord, recueil fondateur, entre rêve et réalité : une (en)quête sur le lieu originel ou la fente de l’écriture et « la matrice originelle ». Et je le situe dans ce que j’appelle « Le Nord » ou « La maison du Nord » comme un souffle qui (m’) appelle (D’où je viens ? D’où j’écris ?). Là où quelque chose a cédé. « J’avais perdu le Nord » et j’y retourne ; un événement, un deuil m’y a « poussée », - comme une bascule. J’y reviens et cela me ramène à des images enfouies. « Le Nord » est comme une étrange affaire, un vaste terrain vague et boueux qui ne m’a en réalité jamais quittée, dans lequel je me plonge et je tente de remonter à la surface. Ce texte est intimement lié à l’enfance et à l’adolescence, temps où nous éprouvons l’existence (puissance de vie et de mort) sans le savoir mais aussi tout ce qui (nous) précède, « l’avant être ». Quelque chose nous traverse d’étranger, loin de l’ego ; un moi « substance » ou « rêvé ». On est derrière la pensée ; on se fond à – (Je pense ici à Clarice Lispector). C’est une tentative folle de « dire la Poésie » avec, bien sûr, aucune prétention à la Vérité. Il évoque tout ce qui est là sans être là, ce qui est en germe... Que peut-on entrevoir dans la camera obscura ?Au bord du jardin tente de déposer « au bord du jardin » de la vie. Il évoque les blessures, la gestation, la fusion du dehors et du dedans, la (re)naissance, le flux vital – de l’écriture, « le vivier des origines ».
On est bien là (dont sont extraits les deux ensembles des poèmes que vous publiez) évoque la vieillesse, la mort, le corps, être - ne pas être, être là sans être là (absence-présence), le dehors et le dedans, l’enfance, le langage, l’actualité de l’écriture, le souffle, le silence, les éléments (air, feu, eau et terre), le réel (son jus, sa sève), la réalité/la fiction ou la réalité/le rêve...
On est bien là évoque à la fois un apaisement, un calme retrouvé, un répit – une dernière fois, peut-être, face à la mer et une Présence ou une présence affirmée (être-au-monde), un point dans un Tout / le cosmos, un retour aux éléments – On est là sans être là (absence-présence) ; ce qui fait qu’on est profondément vivant, délié et (re)lié à la fois. Libéré de toutes entraves, on largue les amarres, on ôte les harnais dans une sorte de fusion entre le dehors et le dedans.
Cette expérience d’être et de non-être à la fois n’est possible ou ne peut se vivre, paradoxalement, que si nous avons un corps et que s’il est « traversé », « passe le relai » (médiation) et s’absente... La mort, c’est éteindre les lumières du dedans et du dehors. Et est-ce un retour à - ? Une interrogation ou un étonnement : que subsiste-t-il de ce corps-être parmi les vivants ? Quelle place parmi le vivant ? Une plongée dans les abîmes de la nuit, - de ce qui reste d’un corps désincarné, et un retour à la lumière – « une étrange nouvelle / naissance » ?
Par ailleurs, avec la matière poétique (accumulée) ou des poèmes épars (en attente), je commence à voir émerger des parties d’icebergs, auparavant submergés par les eaux. Si ce ne sont pas des évènements qui m’ont traversée dans une certaine immédiateté ou dans un retour proche, ce sont souvent des éléments naturels ou physiques (en lien avec le méta-), des lieux (d’où le génie des lieux) ou des paysages avec leurs atmosphères, des voix, des corps, des êtres (présents, manqués, marqués, avortés...), des morts, des « chimères »... des évènements « oubliés » ou plutôt enfouis, où l’on éprouve l’existence et qui (m’) appellent ou se rappellent (à moi). C’est de l’ordre de la révélation ; comme la magie ou l’apparition de la photographie argentique que l’on extrait de son bain, qui se dévoile sous nos yeux... On tire une épreuve, pourrait-on dire. Ce temps de latence me ramène ici à l’œuvre de Marguerite Duras, de Virginia Woolf, de Fiodor Dostoïevski et de William Faulkner, qui me portent toujours. Ce quelque chose qui « macère » en nous en dehors de nous. Quelque chose de nous est resté « là-bas », comme une appartenance, et l’on se met à la recherche de -. Se dessine donc une (en)quête sur un territoire lié à l’enfance et l’adolescence : entre terre et mer (ce que j’appelle « le Nord »), dans la continuité du recueil Écriture première – La maison du Nord, la teneur des années 1990 et début 2000, des portraits insaisissables ou « flottants », des chimères, des creux... Toute cette matière m’habite depuis des années.
S’ajoute à cela, encore de l’imprévu ou de l’imprévisible au sens où je ne sais pas ce qui va advenir avant et entre les lignes, dans le flux de l’écriture – et ce qui fait que l’écriture est une matière vivante et mystérieuse, en arrêt et en mouvement... Elle continue de suivre le fil de la Vie ou elle est la Vie même. Cet entre-deux. Que va-t-on entrevoir dans la fente de l’écrire ? Quelle embrasure (je songe ici à Jacques Dupin) ? Quelle incise de l’écriture ?
Parfois, on peut pressentir, comme une sorte de « pré-science », des « brins de suspicion », des indices ou des « signes avant-coureurs » : il y a quelque qui « se trame » et on se prépare sans le savoir...
Quels seraient les auteurs (poètes, philosophes...) ou artistes qui vous nourrissent ?
Question très difficile. Je vais tenter d’y répondre, de manière, sans doute, insatisfaisante, en énumérant, en omettant certain.e.s... mais il me semble important d’exprimer toute ma gratitude envers ces êtres, ces œuvres.... Tous les arts me nourrissent et m’accompagnent depuis longtemps. Je donnerai plutôt un ordre de lecture subjectif : à quel moment, ils sont apparus dans ma vie... Au Lycée, une rencontre avec la Poésie étudiée au lycée (et en études supérieures) qui a ouvert mon champ de vision et tracé des lignes de désir : Victor Hugo, Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud... Puis, il y a eu Paul Éluard, Louis Aragon, René Char... Des poètes dont je découvrais l’œuvre actuelle et qui m’ont profondément touchée : Philippe Jaccottet (la Présence, « terrienne », l’observation des choses, du vivant et du minime), Yves Bonnefoy (la Présence « métaphysique »), Charles Juliet (son histoire, sa quête, son écriture...), Sylvie Fabre G., Françoise Ascal (voilement/dévoilement) .... C’est à ce moment là, je crois, que j’ai commencé à me construire sous ces regards. J’étais aussi très attirée par cette forme poétique courte des haïkus (l’instantanéité, l’éphémère...), la littérature japonaise (Dazai, Sōseki, Bashō, Ryôkan, Tanizaki...) et les mystiques.
En Philosophie, c’était la philosophie antique : les présocratiques (notamment, Héraclite) et le rapport au temps, à la nature..., Platon et ses dialogues avec Socrate, les stoïciens et leurs recherches (en particulier, Sénèque), la philosophie moderne (dont Les Essais de Montaigne avec le pyrrhonisme, les sceptiques, Emmanuel Kant et Edmund Burke, leur relation au beau et au sublime...) et la philosophie dite contemporaine : Gaston Bachelard (l’humain comme un des éléments du cosmos, la fécondité du rêve éveillé, les éléments comme nourriture), Friedrich Nietzsche (ses fragments, sa vision), Hannah Arendt (une philosophie de la naissance), Vladimir Jankélévitch (l’« apparition-disparaissante »), Gilles Deleuze (« son abécédaire »...), Bernard Stiegler (l’attention, l’entropie...)...
Les auteurs que j’aime particulièrement – qui me touchent et qui me sont proches dans leur sensibilité, leur voix et leur rapport au monde : William Faulkner, Virginia Woolf, Clarice Lispector, Marguerite Duras, Patrick Modiano, Annie Ernaux, Nathalie Sarraute, Eugène Savitzkaya, Thomas Bernhard, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy, Charles Juliet, les « mystiques », Sylvie Fabre G., Françoise Ascal, Jacques Dupin, Antoine Emaz, Alexandra Pizarnick, Louis-René des Forêts, Roberto Juanjoz, Rainer Maria Rilke, Anna Akhmatova, Robert Walser, Christiane Veschambre, Etel Adnan, Camille Loivier, Éric Sautou, Jean-Louis Giovannoni, Anna Milani, Eugène Guillevic, James Sacré, Jean-Pierre Siméon, Bernard Noël...
Par ailleurs, l’univers poétique d’auteur - de poète et d’illustrateur compte beaucoup pour moi : Anne Herbauts, Anne Brouillard, Valérie Linder, Beatrice Alemagna, Marion Fayolle, Tomi Ungerer, Peter Sís... L’univers des contes également. L’importance de raconter des histoires et l’Histoire, de transmettre de génération en génération et de la place du conteur dans notre société. Ce dernier s’efface, se fait porteur aussi d’une voix et d’un flux vital qui le traverse, nous traverse. Il est un médiateur au sens où il laisse passer la Vie à travers des récits essentiels qui l’habitent et qui nous nourrissent.
Enfin, d’autres arts sont très présents dans ma vie : la peinture (Vincent Van Gogh...), la photographie et une certaine poésie documentaire, le cinéma (Éric Rohmer, Jim Jarmusch dans Paterson, Mikhaël Hers, Hong Sang-soo...) et la musique (particulièrement le rock indépendant et la musique classique).
Et enfin si vous deviez définir « la poésie »...
La poésie est véritable : elle a ce pouvoir de révéler le réel, de mener de front, de résister sous différentes formes et de nous guider vers la lumière, les possibles, la métamorphose... Voir un ordre, une certaine harmonie dans le chaos. Nous serions totalement perdus ; le monde et ce qui l’anime, son âme, serait complètement anéanti sans la poésie. La poésie est partout. Il suffit de faire un pas de côté, de sentir et de regarder vraiment et autrement que ce qu’on peut nous imposer une société malade, technologique, matérialiste, consumériste, loin de la lenteur et de la Beauté, qui nous empêche de voir et qui nous perd, nous éloigne toujours plus de l’originel et de ce que nous sommes, des vivants.
Clélie Lecuelle, née en 1983, vit et travaille à Paris.
Études de Philosophie, de Lettres et Arts (Master II).
J’écris depuis une dizaine d’années en même temps que j’exerce le métier de professeure documentaliste en banlieue parisienne. Je monte divers projets culturels avec des auteurs et des partenaires différents, toujours, dans l’esprit d’une ouverture pour les élèves (étonnement, émerveillement, sensibilité et réflexion).
Les thèmes principaux : la Vie – la Présence, la lumière, l’enfance, le paysage, la nature, l’amour, l’espace-temps, le corps et la mort. Ils interrogent le rapport intime et extérieur au réel.
Des publications sont à venir dans les revues Verso et Lichen.
Tout a commencé par des questions essentielles posées par Christiane Veschambre, dont je tente ici de me souvenir : Qu’est-ce qu’on peut apercevoir dans la fente de l’écrire ? Quelle serait ta chambre d’écriture ? D’où écris-tu ?
Je crois qu’on écrit vraiment dès que l’on commence par ne pas écrire. Et c’est depuis l’enfance que l’écriture et particulièrement, la Poésie, m’a « touchée ».
Essayer de sentir et de capter ce qui, singulièrement, nous traverse. « Écrire... un passage de Vie qui traverse le vivable et le vécu » écrit Gilles Deleuze, chapitre premier « La littérature et la Vie », dans Critique et clinique.
Renouer avec le poème mère, l’écriture première, silencieuse, invisible et indicible – un lieu, une langue « souche ».
Le travail de la langue, de l’écriture, de la Poésie se rapproche du travail de la terre et de la mise au monde. Favoriser le passage (médiation) et en oublier ses « outils ».
Être et ne pas être en même temps.
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