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Des Notes pour un fantôme jusqu’à Hétéroclites, Raymond Farina par Sabine Dewulf

vendredi 15 janvier 2021, par Cécile Guivarch

Deux livres en un recueil : Des Notes pour un fantôme jusqu’à Hétéroclites, paru en 2020 aux éditions N & B, une dizaine d’années, au moins, mais la même inspiration subtile. Si le sujet, le « je » éconduit dans la première section, revient parfois dans la seconde, ce n’est pas, loin s’en faut, sur un mode triomphant. D’autant plus qu’il s’efface devant d’autres sujets : celui qui tient « l’agenda » (p. 75) de l’univers (Dieu lui-même !), ou encore un « il » qui le laisse à distance : « Il est de l’étrange famille / de ceux qui hantent les limites, / de ceux qui vivent sur le mode / des pulsations, des murmures, / des soupirs, des frissons, / des moires, des mirages » (p. 83)… Et si ce je s’affirme (« Moi, je réponds sans hésiter »), c’est pour se poser aussitôt, non sans humour, en « habitant d’un vague Nowhere, / qui a perdu, avec son nom, / la certitude d’être né », en refusant tout net d’être « enterré » (p. 85), c’est-à-dire d’appartenir à un quelconque territoire, lui qui a tant voyagé et résidé sur divers continents.
Que reste-t-il de ce « je » qui s’est retiré de tous ses verbes dans les Notes pour un fantôme ? « Se souvient d’un pays / où il faillit naître » (p. 9) ; « Cherche sa voix / dans le mutisme têtu des choses. / N’y trouve que patience, poussière, / vestiges, à peine perceptibles »… (p. 10) ; « Ne trouve qu’un verger / cette dérive en lui / d’une voile affolée / que la menace fige. » (p. 11) Il en demeure bien quelque chose, cependant : ce jardin de larmes, cet éden tragique de l’enfance, dispersé, fracassé, mais merveilleusement rassemblé par les mots du cœur vulnérable, pour cette raison même plus vaste que le reste : « Redevient ce verger, / le simoun embrasé, / les rafales d’insectes, / les floraisons criblées, / ces amandiers en pleurs, // Quelque chose qu’anime / l’émotion d’une feuille. » (p. 12).
Au fond, rien d’étonnant si l’on se sent touché au cœur, au cœur du cœur, par cette poésie ; si proche de ces mots anonymes qui se pressent en vers brefs, comme perles perdues, réunies par la grâce d’un fil glissé dans la chair de la moindre poussière. Un fil discret, plein d’un sourire salutaire, fragile comme notre âme plurielle – tissée d’Hétéroclites (tout substantif s’est absenté du titre) –, avec la légèreté des oiseaux (Raymond Farina est un ornithologue et fut un oiseleur), soucieux de ne rien abîmer, de vibrer « sans bousculer la vie des autres » : « Il ne cherche pas à saisir l’instant / mais, parmi ses mille nuances, / celle qui semble pertinente, / qui s’accorde, en un lieu donné, / avec son propre rythme intime. » (p. 84) Tout grand poète est authentique : il se faufile dans ses méandres singuliers pour laisser une trace à nulle autre pareille, tout en s’insérant dans la toile cosmique dont il se sait indissociable : « Sais-tu la prouesse que c’est / de construire / entre deux solitudes / un pont de quelques secondes ? » (p. 63). Rêver, pour sa mort, d’embraser son propre corps, n’est-ce pas désirer le rendre à la totalité, en le délivrant du poids du temps ? « Le feu, je crois, a le pouvoir / de parfaire ce long travail / et de faire que ce qui pèse / devienne enfin chose légère, / légère comme ombelle ou feuille / qu’invisibles les mains du vent / prennent aux arbres las du vert »… (p. 86).
Raymond Farina est aussi musicien : la mélodie des assonances, des allitérations, et le rythme des vers, l’octosyllabe, en particulier, sans compter les allusions à Ellington et Purcell (p. 17), à Vivaldi ou Satie (p. 59), retrouvent cette fluidité espérée, cet envol propre aux flammes et au pouvoir de la conscience qui nous déborde, jusqu’à entrer dans la « mémoire végétale » d’un arganier (p. 47). Si, dans ce livre, le poète sème des traces de sa « presque existence » (les mots ultimes) – par exemple, « la lapine aux yeux rouges » qui dévorait ses petits (p. 49), ses dix années de silence poétique, « ce rite de stérilité » (p. 37), les rumeurs d’une Afrique tant aimée à travers cet autre « fantôme silencieux » de « La dame de Bangui » (p. 65) et « la bruissante mosaïque » des papillons de son ami Apollinaire Wobouyo (p. 67) –, ces empreintes ont la fraîcheur des sons et souffles dont l’âme est perpétuellement brassée : comme l’oiseau, n’a-t-elle pas « le vent pour biographe » (p. 35) ?
Ce poète majeur de notre temps, « guéri de ce théâtre » où nous cherchons souvent un rôle, écrit comme il respire et comme nous respirons, lorsque nous devenons le vent qui nous traverse. Sa poésie est à lire et à redécouvrir : peut-être nous apercevrons-nous un jour que nous ne sommes « ni d’ici ni d’ailleurs » (p. 51), que notre « malheur » « […] peut devenir pensée / […] / plus légère qu’une poussière » (p. 52) et que notre chemin s’écrit en « effaçant la frontière / entre mourir et vivre » (p. 29).

Sabine Dewulf


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