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Des jours de pleine terre, Entretien avec Pierre Perrin, par Isabelle Lévesque

mardi 4 juillet 2023, par Cécile Guivarch

Pierre Perrin, Des jours de pleine terre – 1969-2022
Couverture de Sophie Brassard
Al Manar, 2022 – 170 pages, 23 €

 
 

Photo : D.R.

Isabelle Lévesque : Sous le titre, Des jours de pleine terre, on lit : « Poésie 1969 – 2022 ». S’agit-il d’une anthologie de poèmes choisis dans différents recueils ?

Pierre Perrin : Il s’agit d’une sélection de poèmes écrits depuis 1969. Certains ont paru dans plusieurs recueils. Manque à vivre, en 1985, offrait sur 256 pages une première moitié de reprises de quatre recueils primitifs, parus de 1972 à 1979, épuisés ; la seconde moitié, inédite. En 1996, La Vie crépusculaire, en proses, offrait à son tour des reprises et des inédits, dans une sélection plus sévère. Des jours de pleine terre constitue la dernière mouture de mes poèmes retenus. 170 pages, c’est peu pour une vie et beaucoup pour la qualité. En la matière, rien ne vaudrait le testamentaire.

I.L. : Mais les poèmes ne sont visiblement pas disposés selon l’ordre chronologique et ne sont pas datés. Le temps est-il important pour les poèmes, comme pourrait l’indiquer le sous-titre ? Ou bien les poèmes lui échappent-ils ? Le poète de 2022 est-il celui de 1969 (tu avais 19 ans) ?

P.P. : Le volume est construit selon un sens propre à la vie et à l’expérience. Il court de la naissance à la mort. Peu importe le moment où les poèmes ont été écrits, puisque toujours réécrits, perfectionnés. Je vise l’efficacité et la simplicité. Les rares dates mentionnent un événement, Tian’an Men, ou quand celui-ci m’a frappé : Un crime d’état. Un poème achevé, et quand je publie un volume plus encore, je me demande ce qu’il peut apporter. Il ne s’agit pas d’abattre des arbres, pour le papier, pour rien. Si je n’écris pas au mieux, qu’au moins ce ne soit pas indigne des grands prédécesseurs. Une outrecuidance ? Non, il s’agit de lucidité. Que les poèmes échappent au temps, qu’ils durent, me paraît louable, quel que soit le désastre éducatif actuel, piteux résultat de la tartufferie égalitaire qui sévit dans l’Éducation nationale depuis quarante ans et que nul n’interdit de persévérer.
L’épaisseur de vie est importante. J’écrivais des poèmes depuis sept ans, détruits depuis, quand, en 1969, j’ai perdu mon père. Tu sais toi-même l’importance d’une telle disparition. Le poème de deuil, publié peu après dans le journal du lycée, figure sur mon site, « Prose pour un temps de mort ». Je ne pouvais tout reprendre dans Des jours de pleine terre. Je n’ai cessé de lire, d’approfondir mes connaissances, de réfléchir à ce que peut et doit être une œuvre, de mieux manier la langue. Nous restons des infirmes à la recherche du mot juste. Je donne un exemple, que chacun peut vérifier. J’évoque un « pivert au bicorne rouge dans le sens du bec ». Le poème originel date de 2001. Il a paru dans Friches, 2004, et Orizet l’a publié dans l’anthologie Larousse de poche, 2007. Après plus de vingt ans, je n’ai pas corrigé. Je n’ai réalisé mon erreur que cet hiver. C’était un pic-épeiche. Un autre détail : j’assimile depuis longtemps l’existence à « une éclipse de la mort ». Chacun va d’où il vient, comme il vient d’où il va. Le néant serait préférable, mais c’est un terme abstrait ; la mort, plus personnelle. Par-delà ce détail, le pire est que nous sommes tous bavards. Ainsi, bardé de prix jusque sous les aisselles, un confrère geint de n’écrire pas sec, à la Jules Renard qui notait lui-même : « Un La Bruyère en style moderne, voilà ce qu’il faudrait être. » (Journal, 21 octobre 1889) L’essentiel – écrire à l’os – relève presque de l’utopie. Pourtant, si je prends un exemple dans le dernier recueil d’un confrère, que n’a-t-il vu les béquilles de sa pensée ? Il lui suffisait, dans une phrase, de supprimer quatre mots pour offrir pleinement : « Les pleurs ne fanent pas, ils sèchent ». La perfection excède le détail, mais elle ne peut en faire l’économie. Comme le confrère est aussi professeur émérite, on reconnaîtra que l’université ne va pas bien, qui s’apprête à nier l’excellence, si ce n’est déjà réalisé.

Avec Jean Pérol, à Lyon, tous deux jurés du prix Kowalski, en mars 2019.
Photo : Didier Pobel [autre juré]

I.L. : Les « jours de pleine terre » s’opposent-ils à des jours hors sol sous serre, comme pour des fraises ou des tomates ? Est-ce une revendication de tes origines terriennes, très présentes en particulier dans la première partie du livre, « Marche à vie » ? Une affirmation contre certains aspects de notre société actuelle ? Contre certains courants de la poésie ?

P.P. : Tu as bien lu, Isabelle. Je récuse l’amusette, la culture en pot et le fabriqué. L’exergue de Perros le dit assez. La vie vaut d’être embrassée à pleins bras, à pleine bouche ; la poésie aussi. Je la sais multiple et diverse. Mais la grande, la seule qui me captive, chante la vie. Que dit Homère avec L’Illiade ? Hélène quitte Agamemnon, grec, pour le frère d’Hector, roi de Troie. Ce ne serait qu’un cocuage, encore que d’État, si Hélène n’était fille de Zeus. Les dieux permettent de dénoncer les cruautés des hommes, les guerres incessantes, aussi bien que les merveilles de l’amour. Les dieux ont tous les droits, et tous les défauts de leurs droits. Les dieux ont failli ; ils ne sont plus. Comment dire les travers des hommes… aux hommes ? Comment dire ce qu’est vivre ? Il faut parler à tous. Quoi qu’il en soit, la poésie qui nie cela m’indiffère. Je partage l’avis de Meschonnic : Ponge figure l’a-poète par excellence (Célébration de la poésie, Verdier, 2001).

I.L. : Visuellement, la forme des poèmes semble classique : souvent des quatrains ou des tercets. On remarque même une dizaine de sonnets (deux quatrains et deux tercets). Les vers, qui commencent toujours par une majuscule, ressemblent à des alexandrins, mais comptent généralement plus de douze syllabes et les alexandrins sont des exceptions.
Pourquoi ce choix ? Pourquoi n’avoir pas choisi des vers mesurés et des rimes ?

P.P. : Les vers mesurés, les rimes, comme les dieux, ne sont plus possibles. La fonction mnémotechnique a disparu avec le portable. Elle se réduit à la sentence. Le sens de la cadence, du rythme est perdu, le e muet demeurant inouï comme la dié-rèse. Quiconque donne à entendre « Mon Rêve familier » de Verlaine le massacre. Le poème aujourd’hui doit s’imposer à ceux qui l’aiment par une nouvelle économie de moyens. Le sujet, son traitement, l’image irréductible. Je pense avoir réussi cela avec Gisant debout, pour honorer Char, entre autres. Mon vers est plein, comme l’annonce le titre de mon volume. Quant au sonnet, n’incarne-t-il pas le haïku français ? Comment l’éviter ? Tout dire en quatorze vers figure un petit exploit.

I.L. : On peut trouver sur internet une version antérieure du poème « Naissance » qui commence Des jours de pleine terre, dont voici les deux premiers paragraphes :

« Qui sait quand la vie commence ? Si souvent, la beauté en ravive le souffle. Au secret, pourtant, depuis des semaines, une voix d’entre la peau si douce au cœur berce ma vie d’inconscience.
Quel trait de feu me frappe ? Que font, tout à coup, ces doigts, ces mains à m’agripper, à m’arracher ? La lumière pleut à verse. Fœtus à demi-défunt que je fais, c’est pendu par les pieds qu’on m’établit, sur terre, pour vivre avec les hommes. J’entends mal, je crie à crever mes tympans. »

Dans ton livre, on peut lire (c’est la moitié du poème) :

« Depuis des jours, des mois, une voix d’entre la peau
Si douce au cœur berce ma vie d’inconscience.

Quel trait de feu me frappe ? Que font, tout à coup,
Ces doigts, ces mains à m’agripper, à m’arracher ?
La lumière pleut à verse. À demi-défunt, cyanosé,
C’est pendu par les pieds qu’on m’établit, sur terre,

Pour vivre parmi les hommes. »

Pourquoi ce passage de la prose au vers ? Est-ce une volonté de modifier le rythme du poème ? De guider davantage la voix du lecteur ? Ou le vers aurait-il un pouvoir lyrique ou sacré qui manquerait à la prose ?

P.P. : Ce passage de la prose au vers marque le retour à l’origine de mon écriture. J’écris la poésie en vers, en versets. Avec La Vie crépusculaire, j’avais versé du vers à la prose en me disant que les lecteurs seraient moins déroutés. Le tirage initial de 1000 exemplaires écoulés en cinq ans, je suis resté sur ce point de vue. Je n’ai reversé de la prose au vers que trois mois avant de donner le bon à tirer du présent volume. Puisque j’offrais du définitif, autant revenir à mes fondamentaux. J’ai éclairé ma perception du vers, dans « Éloge de la poésie », Possibles n° 24, qu’on peut lire sur mon site. Elle doit beaucoup aux cinq tomes de Pour la poétique de Meschonnic.

I.L. : Ton goût pour les formes anciennes et éprouvées de la versification est-il lié à une forme de nostalgie ? Nostalgie pour un ordre passé, pour une enfance que tu évoques, avec son lot de douleurs, dans la première partie, pour le type de poésie que l’on découvre à l’école ?

P.P. : Le vers est-il passéiste ? Je ne crois pas. Il s’inscrit dans la tradition ; il reste le véhicule du poème. Il facilite la diction, dans la mesure où il la crée, par l’arrêt en fin de vers, que bousculent les enjambements, les contre-rejets. Il appartient à la technique idoine de l’expression. J’ai toujours été contrit, peu affirmé mon talent, beaucoup écouté avant de figer la moindre opinion. Je crois que l’avenir de la poésie ne peut pas se passer de l’école. Chacun la découvre dans les manuels. Beaucoup n’y reviendront jamais. N’empêche, hors de l’enseignement, pas de salut.

I.L. : Tu écris aussi des romans, des nouvelles, des essais, des critiques et notes de lecture… Or tes poèmes, dont la première version est parfois en prose, peuvent être narratifs ; à certains moments, ce sont des réflexions, avec éventuellement des maximes de moraliste. Abordes-tu l’écriture des poèmes d’une façon différente ?

P.P. : À l’origine des grands poèmes, il existe une émotion, un chamboulement intérieur. Il est facile de la retrouver à l’origine de la « Ballade des pendus ». Villon a tué. Toi si sensible à l’emploi des pronoms – « Frères humains qui après nous vivez » –, tu vois : il transcende son sort. Il se voit pendu avec les larrons. Le poète attise notre compassion. « Jamais, nul temps, nous ne sommes assis. » Le pendu, donc le mort, ne peut pas se reposer un instant. Villon parle pour tous, à défaut de se sauver. Déplorable spectacle : « Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés / Plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre. » La rhétorique exulte au service de la détresse. – Rimbaud, avec son « Dormeur du val », à seize ans, découvre ce que la guerre pourrait faire de lui. « Il dort ? Il a deux trous rouges au côté droit. » L’émotion originelle se transmue en universalité souffrante. Ceci posé, la poésie excède évidemment le vers, d’où les maximes. Par ailleurs, tout n’est pas poésie. Georges Mounin, critique éclairant de Char dès 1947, tenait qu’un bon poète – ils sont rares – offrait une douzaine de grands poèmes dans sa vie. Je partage son opinion.

I.L. : Sisyphe apparaît à deux reprises :
p.77 : « Sisyphe veut-il dormir, son rocher ne lui interdit plus / Le sommeil. »
p.162 : « Moins de fronts barrés, de Sisyphe de terrils, de salauds / Toujours saufs ; moins de mots d’ordre et de révoltés / Chroniques ; […]. »
Sisyphe incarne-t-il pour toi une figure de l’homme contemporain ?
Évoquant ce moment où Sisyphe redescend la colline (ou son terril ?), Camus écrivait que si « la douleur était au début », ce moment de répit le fait accéder à la conscience : « Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. » Et il conclut son essai : « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
Peut-on l’imaginer heureux ? Et peut-on imaginer heureux le poète qui persiste à composer et publier ses poèmes dans le monde que tu décris ?

P.P. : Camus en effet a revitalisé le mythe, quoique il fasse porter au Sisyphe d’après-guerre la mort de Dieu. Pour moi, la vie garde un sens, que nos cinq sens prouvent assez. Nous avons la chance d’expérimenter chacun la merveille qu’est vivre. En est-on heureux ? Mille fois oui, quelles que soient les charges inévitables. « Plutôt souffrir que mourir », disait le bon La Fontaine.

I.L. : Tu dédies un poème à René Char, « sans doute dernier grand poète français du XXe siècle ». Tu ajoutes : « Chacun devrait posséder a minima Fureur et mystère.  » Dans ce recueil, tu sembles marquer une préférence pour Feuillets d’Hypnos (d’abord publié par Camus), que Char présente comme recueil de notes et non de poèmes. Ce sont des éclats, des notes, des aphorismes… Les poèmes en vers ne sont d’ailleurs qu’une faible part (quantitativement) de l’œuvre de Char. Qu’apportent donc de capital ces Feuillets d’Hypnos ?

P.P. : Ils apportent une vision du monde, celle d’un réfractaire, combattant réfléchi, amoureux impénitent, et doté d’une maîtrise de la langue digne des classiques. Il est un des derniers à susciter des émotions de lecture. Char-le-courage est l’anti-Breton parti se réfugier aux USA, dont les poèmes sont dénués de nécessité. Pour les successeurs de Char en notoriété, Bonnefoy, Jaccottet, que dire ? Même l’amour leur échappe. Enfin, que le Président à la francisque sur le cœur l’ait interdit de Nobel m’attache encore plus à ce « Gisant debout ».

I.L. :
« L’art est amour, sinon rien. Nul ne témoigne pour la seule mémoire, mais pour le plaisir d’être au monde. On n’écrit que de soi, mais on écrit pour les autres. […] Entre l’écorce et le silence, où vont les bouches avides des pus secrets désirs ? La plénitude est notre unique raison d’être. » (p. 46)

Les mots « plénitude », « éternité » et « amour » reviennent régulièrement au fil de ces pages. Le mot « douleur » également. La poésie n’est-elle pas déchirée entre deux quêtes ? Le poète écrivant trouve-t-il, au moins le temps de l’écriture, la « plénitude » ?

P.P. : Concernant la douleur, j’allègue La Fontaine et Réda, pour l’alléger (en exergue du poème « Les ruines »). Je crois que l’amour sous toutes ses formes est ce que chacun devrait partager de meilleur. Il faut beaucoup apprendre. Pour l’éternité, je la sais un vocable religieux qui n’a plus court, pas plus qu’elle. Je cite Char : « L’éternité n’est guère moins longue que la vie ». La plénitude nous est donnée dans l’amour-passion. Comme la poésie est une passion, elle aussi nous rassasie parfois. « Dès ma première enfance, la poésie a eu cela, de me transpercer et transporter. » (Montaigne, Essais, I, 37.)

I.L. :

« Chacun est facebooking, harassé. Éteignez l’écran ; il
Se rallume. Toujours ailleurs, chacun gère son complot,
Son ragot, son garrot, son fagot, son rigoletto, ses totaux
Rauques. Totaux de clics ? Un cliquetis de dents, dehors.
Rien ne se tient que de la boucle en chœur.
Pas de pénates sans Zuckerberg.
Chacun y caresse son ombre, sa cendre. » (p. 118)

Dans certains poèmes de Des jours de pleine terre, le poète apparaît en imprécateur fustigeant les « Foutus bonshommes » (p. 75) et autres « tarés » de notre époque. Tu condamnes aussi certains aspects de notre temps numérique. Or tu es toi-même bien présent sur internet, avec ton site très riche, et ton profil Facebook. La poésie gagne-t-elle des lecteurs par ce moyen ? Les fiches pédagogiques que tu proposes sur ton site ne participent-elles pas à propager des connaissances et une meilleure compréhension de ce qui se joue en poésie ?

P.P. : Je suis si peu habile, socialement, que je m’en ferais presque une gloire. L’idiotie, tu vois, n’est pas loin. Je ne sais pas taire l’injustice ni les tartufferies. En poésie, que de baudruches célébrées, d’imposteurs à pavoiser au râtelier des honneurs et des subventions. Je sais la critique souvent lâche. Après tant d’articles publiés, quelle part de véracité, de vérité reste vive ? D’autres aussi ont failli. Bonnefoy par exemple exonère Montmaneix « de son peu de souci de la prosodie » [préface à Laisser verdure, 2012]. Et que penser de ces confrères qui louent des « alexandrins de onze pieds », deux imbécillités en quatre mots ? Le réseau social est utile, lui, qui donne à voir, mais il dévore du temps, pour qui respecte ses lecteurs.

I.L. :

« La pauvre vie, la vie toute nue, notre unique trésor
À la tombe promis, qui tremble de sombrer chaque matin
Plus fort, nous porte comme la mer. Êtes-vous paquebot ?
Je demeure un esquif. Pourtant, nous partageons
De proches embruns. »
(p. 54)

L’élément marin s’impose dans nombre de pages. L’idée de chant peut évoquer le voyage de retour d’Ulysse et de sa mémoire sans cesse menacée, celle d’or l’aventure de Jason et des Argonautes. La poésie, telle que tu la conçois, penche-t-elle plutôt du côté d’une lutte contre l’oubli et pour une renaissance, ou du côté d’une quête de lumière ?

P.P. : Preuve de la haute qualité de ta lecture, pour laquelle je te remercie, Isabelle, je suis surpris d’un repérage, chez moi, d’éléments marins. Je me sens terrien, aimant Homère. La poésie, telle que je la conçois, est un art (avec des règles à réinventer) qui nous dépasse et, de ce fait, elle conduit à nous dépasser. Elle appartient à la mémoire en ce sens qu’elle porte témoignage de ce que l’auteur a découvert, saisi parfois, de la vie. Rien ne compte pour chacun que ce qu’il expérimente. Lire des vues qui anticipent, croisent ou rejoignent nos propres découvertes permet de gagner du temps, de mieux fixer des opinions. La renaissance de l’auteur est exclue ; de l’art, c’est si peu vraisemblable. L’Occident se détourne de la culture, du goût, avec des accents de repentir pour les pauvres tenus à l’écart que c’en est à pleurer. Le mensonge atteint des sommets, qui conduit à valoriser des balivernes. Que le marché de l’art ait dernièrement validé le concept de « la sculpture invisible » en dit long sur la décrépitude, après et parmi tant d’autres esbroufes, auxquelles le petit monde de la poésie n’échappe pas.

I.L. : Dans le lexique de tes poèmes, on remarque bien sûr des néologismes ou mots-valises, comme : « Je démesure le plaisir  » (p. 72), « on jérémie bien ici et là » p. 158, ou encore des « islamopithèques » et des « Occidécadentaux » (p. 115). Et puis beaucoup de jeux de mots : «  Ève quaternaire  », «  l’envers de Dante  » (p. 76), « l’ère du crétin supérieur  » (p. 77), « Le Lit bien tempéré » (p. 79), « Éphade-moi  » (p. 163). Jusqu’où le poème peut-il aller dans ces aspects de la créativité ?

P.P. : Ce n’est pas à moi d’enchérir ta plaisante remarque. Le lecteur déplorerait un plaidoyer pro domo. Mais en matière de poésie, à côté de « l’alcool métaphorique », dont parle Perros à propos de Gracq, la langue doit susciter une fête de l’esprit. On a confondu la modernité avec l’indispensable nécessité de produire du neuf, de l’inouï. Elle ne saurait se cantonner à la forme. «  La nouveauté pure ne m’a jamais paru constituer une valeur par elle-même  » (Valéry, Cours de poétique, Gallimard, 2023). Le cliché banni, l’invention reste indispensable. Ces mots troussés, si j’ose, me viennent naturellement. Ils font partie de la part de création, dès lors que le « produit » reste compréhensible. Je m’interdis le viol de la langue et le déplore chez les autres.

I.L. : Deux images sombres récurrentes dans Des jours de pleine terre sont celle du pendu, et de son sacrifice volontaire, et celle de la « crucifixion ». Il y est question de « Passion », de « couronne d’épines »… Le crucifié est souvent un hibou, cloué sur une porte, ce qui me fait penser à ce poème du Bestiaire de Guillaume Apollinaire : « Mon pauvre cœur est un hibou / Qu’on cloue, qu’on décloue, qu’on recloue. »
Le crucifié est-il le poète ou l’être humain ?

P.P. : Ah, je n’ai pas songé à copier l’Albatros. Le vocabulaire que tu rappelles est celui de notre civilisation chrétienne. Je le conserve vif, sans oublier que l’ignorance est la mère des croyances. Mais des Grecs ont inventé les dieux. La chrétienté a eu ce coup de génie de faire descendre un divin Fils parmi les hommes. Elle a surtout promulgué une autre société, celle du « aimez-vous les uns les autres ». Dans les faits : un raté, hélas. Mais enfin, je note que la lapidation de la femme adultère présente dans les Testaments – « que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre » – a pu être abandonnée, alors que certains pays de la civilisation musulmane la pratiquent encore. Ce vocabulaire chrétien, que je ne renie pas, témoigne du mal inextinguible, des cruautés dont les hommes se rendent coupables. Dans L’Iliade, au chant XXII, « le rapide et divin Achille dit ces mots ailés : Nous avons remporté une grande gloire, nous avons tué le divin Hector, dont les Troyens dans leur cité se vantaient comme d’un dieu. Il dit et imagina un traitement affreux : des deux pieds, par derrière, il lui perça les tendons du talon à la cheville, y attacha des courroies, à son char les lia, et laissa traîner la tête ; puis, sur son char montant, après avoir pris les armes glorieuses, il fouetta pour pousser les chevaux, qui tous deux volèrent de bon cœur. Le cadavre traîné soulevait la poussière ; alentour ses cheveux sombres se répandaient, et sa tête entière, dans la poussière, gisait, elle avant si gra-cieuse ! Zeus, aux ennemis d’Hector accorda de l’outrager, sur la terre même de sa patrie. » L’homme apprend-il jamais rien ? Bénie des dieux ou non, la violence ne recule pas. Dans l’Amérique du siècle dernier, pires qu’Achille, des blancs tiraient des noirs vifs derrière leur 4x4. L’État islamique a conduit de semblables rodéos, à Palmyre, en 2015. Le gène de la barbarie, qui excède l’ignorance, nourrit à ses extrémités la domination et la guerre. L’éducation peine à le corriger. On le mesure chaque jour.

I.L. : Guillaume Apollinaire est très présent dans ton livre. Le titre de la troisième partie, « Ombre de nos amours », ne peut que rappeler le titre initial des Poèmes à Lou (Ombre de mon amour). Son dernier poème fait signe à un autre recueil du même : « Alcool d’un nouveau siècle ». Apollinaire est-il le premier grand poète français du XXe siècle (pour paraphraser ce que tu dis de Char) ?

P.P. : Bien vu, Isabelle. Je n’avais pas établi le rapprochement, pour le titre de ma troisième partie. Apollinaire est grand en effet, avec Alcools et ses puissants Poèmes à Lou si érotiques. Premier, dernier ? je me méfie de tout classement, que la postérité – cette arche de Noé bien mal assurée désormais ; il a fallu presque un siècle pour que Nerval trouve la place qui lui revient – remet souvent en cause.

I.L. : Tu as consacré un roman à Gustave Courbet : Le Modèle oublié (Robert Laffont, 2019). Ici, tu lui dédies notamment un long poème en versets de quatre à cinq lignes chacun. Son nom apparaît aussi à plusieurs reprises sous la forme du verbe « courber » et de son participe passé. Il s’agit de dos courbés, de « courber l’échine », ce qui n’est guère valorisant. Tu affirmes aussi la supériorité de la peinture de Delacroix sur la sienne. Tu présentes un « Courbet de paille ». Pourquoi « garde[s-tu] intact le plaisir de [l]’élever dans la lumière » et « chéris[-tu s]a mémoire comme un frère » ?

P.P. : J’entretiens avec Courbet une proximité de lieu, ayant vécu soixante ans à six kilomètres de sa ville, Ornans. Longtemps, je me suis étonné de la totale absence de femmes dans sa biographie. Les critiques d’art les tiennent à l’écart, qui privilégient l’icône du Communard « crucifié » par le gouvernement qu’il aurait combattu, tout en faisant des affaires avec Morny, ministre de l’intérieur et demi-frère de l’Empereur. Pour les spécialistes de Courbet, il n’existe que des toiles. J’ai révélé ce que cachaient ces doctes idéologues. La paresse intellectuelle fort en vigueur et une certaine puissance médiatique est telle que les mensonges les plus éhontés persistent : Courbet mort ruiné, proscrit ? La lecture de sa Correspondance atteste le contraire. J’ai rendu sa chair à cet artiste. Il est plus grand, à mes yeux, avec ses contradictions qu’empaillé. Restreint à une marionnette à usage politique, comme nous le sommes tous, lui l’est plus que de raison, châtré. Alors, j’éprouve de l’affection pour ce père orphelin d’un fils qu’il n’a pas reconnu, mort avant lui. Le « Courbet de paille », c’est le pantin à quoi l’homme Courbet est réduit pour servir la gloire de la Commune. Je sais que ce sujet effraie. Seul sur ce terrain, la vérité ne me fait plus peur.

Un dessin et une toile de Courbet représentant Virginie Binet (le « modèle oublié).

I.L. : « Va, mon livre, ne meurs pas. » (p. 151)
Homère, Villon, Apollinaire… Leurs poèmes sont toujours vifs. Qu’est-ce qui empêche certains livres de mourir ? Tu écris : « Un amour nu, sa farandole font qu’une conviction / S’élève : du don de soi, surgit un rai de bonheur. » Est-ce une part du secret ?

P.P. : Le secret ne m’appartient pas, chère Isabelle, pas plus que le temps au-delà de notre souffle. Le don ne saurait suffire. Merci d’aider chaleureusement à la connaissance de ce volume. Merci du fond des âges, si tu me permets de m’exprimer ainsi.

(11 mars 2023)

BIBLIOGRAPHIE

  • Des jours de pleine terre, 1969-2022, Al Manar, 2022
  • Le Soleil des autres, roman, éditions Sinope, 2022.
  • Le Modèle oublié, roman, Robert Laffont, coll. Les Passe-murailles, 2019.
  • La Porte et autres poèmes, éditions Possibles, 2018 [Choix de 32 poèmes en prose, Hors Commerce].
  • La Paix au large, poème en sept jours, sur sept gravures de Florence Crinquand, [tirage limité à 15 exemplaires] 2005.
  • Une mère, Le Cri retenu, récit, Cherche Midi éditeur, 2001 [prix du livre comtois].
  • Les Caresses de l’absence chez Françoise Lefèvre, essai, éditions du Rocher, 1998.
  • La Vie crépusculaire, poèmes, prix Kowalski de la ville de Lyon, Cheyne éditeur, 1996 [épuisé].
  • Les Monstres, nouvelle, La Nouvelle Revue française n° 509, juin 1995.
  • Les Cent Plus Beaux Poèmes de Victor Hugo, préface et choix, Club France Loisirs, 1987.
  • Manque à vivre, 1969-1984, postface d’Yves Martin, éditions Possibles, 1985 [épuisé].
  • Pleine Marge, avec 24 photos de Jean-Claude Salet, La Presse de Gray, 1972 [épuisé].

à venir – titres provisoires

  • La Fin du monde peut attendre, nouvelles.
  • L’Espace d’une vie, carnets pour la soif.
  • Grandeurs indivises, essais suivis de lectures.

Article de Rhida Bourkhis dans La Presse de Tunisie (25/02/2023)

SUR INTERNET

Le site personnel de Pierre Perrin [1192 pages à ce jour] : Bienvenue chez Pierre Perrin, poète, romancier, critique littéraire (free.fr)

http://perrin.chassagne.free.fr
Le site des éditions Al Manar : https://editmanar.com/editions/livres/des-jours-de-pleine-terre
Pierre Perrin, poète filial et réfractaire par Georges Guillain sur son site Les Découvreurs  : https://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2022/11/pierre-perrin-poete-filial-et.html
Jacques Morin dans Décharge, revue : https://www.dechargelarevue.com/Pierre-Perrin-Des-jours-de-pleine-terre-Al-Manar.html
Au Fil des pages de Jeanne Orient et *Des jours de pleine terre* Vidéo de 6,10 mn sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=xmf-VVG-9Pc
Note de Daniel Guénette sur son blog : https://4476.home.blog/2023/01/31/pierre-perrin-des-jours-de-pleine-terre-poesie-1969-2022-poesie-editions-al-manar-2022-170-pages
Article papier et en ligne de Ridha Bourkis dans La Presse de Tunis, 25 février 2023 : https://lapresse.tn/152405/des-jours-de-pleine-terre-livre-de-poesie-de-pierre-perrin-des-poemes-de-pleine-vie/
Emmanuelle Caminade, L’Or des livres, 26 février 2023, son site : http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/2023/02/des-jours-de-pleine-terre-de-pierre-perrin.html
Alain Roussel, L’art poétique de Pierre Perrin, En attendant Nadeau : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2023/03/08/art-poesie-pierre-perrin
André Ughetto, Les Hautes Terres de Pierre Perrin, 12 mars 2023 : http://perrin.chassagne.free.fr/djpt17.php

La revue trimestrielle Possibles revient au papier depuis mars 2022 : http://possibles3.free.fr/index.php

Un entretien avec Jeanne Orient [48,54 mn] : (109) L’escale de Jeanne avec pour invité Pierre Perrin. - YouTube
(109) Au Fil des pages de Jeanne Orient et *Des jours de pleine terre* de Pierre Perrin, Éditions Al Manar - YouTube
(109) Ricochets avec Pierre Perrin.. - YouTube
(109) Pierre Perrin au « Rendez-vous de Jeanne » du 17 décembre 2018 - YouTube
(109) Pierre Perrin, Le modèle oublié, aux Ed. Robert Laffont. Rencontre à la Librairie Gallimard Paris. - YouTube


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