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’Des rapprochements’ de Bruno Normand

samedi 14 décembre 2013, par Sophie G. Lucas

Des rapprochements de Bruno Normand (Lanskine, 2012)

Bruno Normand est un poète atypique. Rare. Six textes publiés (plaquettes, livres) seulement entre 1989 et 2012, la plupart épuisés. Les sous-bois du réel (Interventions à Haute-Voix), Loger un arbre, D’un léger retrait  (L’Horizon vertical), Des rencontres (MJC Chaville), Du contour  (Wigwam) et ce dernier publié chez la maison d’édition nantaise, Lanskine, Des rapprochements. Une publication à l’arraché si l’on en croit son éditrice. Car Bruno Normand ne semble pas vouloir publier à tout prix. Il écrit. Sans doute beaucoup. Livre un texte de temps en temps, quand on le lui demande. Il ne fait aucune lecture, sinon des lectures-performances par téléphone. Il est également plasticien. Ouvrier pour gagner sa vie. Atypique.
Avec Du contour, Bruno Normand explorait foisonnement de phrases, pages pleines de mots. Comme un trop plein de vie, à tel point, que les paragraphes s’interrompaient au beau milieu de phrases.
Des rapprochements est le prolongement du précédent, du moins dans sa forme. Sans doute dans un style moins heurté. On entre dans le livre comme au beau milieu d’une vie, qui s’ouvre ainsi :

[...] t’attendre, ne pas t’attendre, marcher

le serpent, puis presqu’aussitôt l’envol d’un grand héron
à cet endroit, l’autre jour, deux rats dans la douve

dans les pins maritimes, chenilles processionnaires
le bois est envahi

peut-être qu’un jour ensemble, nous verrons une loutre
ce sera un beau moment

Profusion de vie.Comme le souligne Pierre Dhainaut dans sa très belle préface : « Il ne décrit pas, ne raconte pas, n’explique pas ». Il dit. Par fragments. Par collages. Il utilise subtilement les ellipses, les énumérations, les à coups, les espaces. Le (je) est souvent entre parenthèses. Volonté de s’effacer ? De ne pas se mettre au centre du texte ?

le 25 avril / (je) retrouve femme, enfants, l’herbe dehors,
la vision, son grillage / sans verbe le dehors, le trouble
dans l’eau, l’ange, la beauté sans le seau / le bord, je le dis
j’ai marché

On navigue entre un journal, un carnet, des morceaux de lettre à une femme pour maintenir un lien avec elle. Ce livre est peut-être même entièrement adressé à une femme, absente. On n’en sait guère plus.

je revois tout / ta présence, une bombe d’appréhension
d’assurance / de force, de fragilité, un peu tout ça à la fois
en fait je t’écris une longue lettre [...] / que tu recevras ou pas,
je ne sais, ou j’irai te la porter, on verra / [...]
il y a comme un frou-frou de feuilles dans la vieille glycine,
elle veut peut-être que je l’invite à danser

On suit le poète dans ses déplacements en Bretagne, dans des festivals de cinéma, des expositions.

(je) me déplace beaucoup / jours gris / retrouvé Maureen,
les rues de Nantes, elle me parle de Cassavetes, je lui parle de
toi, peut-être que cela la fait chier que je lui parle de toi.
On se retrouve, avenue Camus chez un ami, je lui montre les
séquoias derrière la vitre, des séquoias plantés sous Colbert.

Il attrape la vie, dans son moindre quotidien, la saisit, la mélange à des réflexions philosophiques, des lectures, des films, des peintures. Il donne une valeur égale à tout ce qu’il voit, ce qu’il vit. Il cite Deleuze, Ingeborg Bachmann, Bachelard, Levinas. Rien de prétentieux. Ces réflexions s’agglomèrent au quotidien. Cela forme une polyphonie. C’est la force de ce poète : donner à lire tout ce qui l’entoure, le saisit, des menues choses aux plus profondes, en faire des rapprochements. Rapprochements entre la vie et la culture, entre les êtres, entre l’homme et la Nature, entre la vie et l’écriture. Comme si tout devait faire sens, que tout était enseignement.

fin d’après-midi,
il y a les chants gitans qui semblent être venus d’Asie, il y a
la présence d’une conversation récente, d’une confidence
il y a des livres, des textes moussus, le visage de Liv Ullman
il y a sur son visage ce qu’elle sait des hommes, je crois /

Bruno Normand est un diseur de vie. Un souffleur.

/ [...] les ombres, le trottoir, la chambre de Commerce, elle,
amoureuse de lui / une voiture rouge, une heure de fermeture,
le rendez-vous à 19h30, une BMW 323 noire, absente /
un magasin de spécialités d’Asie
il y a les dragons sur l’avant-bras d’un homme jeune,
un cinéma, un imperméable vert, il y a
une belle femme, une Fiat rouge passé, il y a deux flics,
une moto qui parle, il y a ma main gelée, ma main dehors et
dans cette main, l’Annapurna, il y a le retard, le coup de fil,
il y a quoi


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