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Deux lectures d’Eric Chassefière

lundi 3 octobre 2022, par Cécile Guivarch

Sept fois le tour du jardin, Maria Quintreau - Alcyone, 2022, par Eric Chassefière

Marcher dans un jardin et dans les mots, réunir de marcher sa vie d’autrefois et celle d’aujourd’hui, de chaque pas faire instant de sa vie, voici ce que veut exprimer le beau livre de Maria Quintreau. Jaillis, nous dit l’auteure, durant le premier confinement, dans l’urgence de chanter l’amour de la mère trop tôt perdue, dans un face à face avec son passé, auquel la rattache cet amour, et ses anciens brouillons d’écriture, ces textes disent la quête d’un « vivre en poésie ». Voulant s’émanciper du récit, longtemps pratiqué, la poète cherche dans la marche, celle du pas autant que des mots, à retrouver sensations et mots enfouis : « Dans cette marche dans mon jardin d’ici, je retrouve mes marches d’autrefois, vipères et œillets roses sauvages, leur parfum en moi, je l’ai, je le sens, et en haut du col l’émerveillement, vallée rouge, ses vignes ». Les images du passé sont imprégnées de celle de la mère, dont la poète, avançant dans les mots, tente de retrouver la langue : « je marche, j’écris et je marche, cette langue je la poursuis, je la tiens, j’y suis presque, ma langue, mère, mais ta langue aussi, pas celle de ton quotidien de gentillesse, mais ta langue des mots perdus ». Sept, c’est le nombre de fois qu’un matin, la poète fait le tour de son jardin en s’enregistrant, réécoutant a posteriori sa voix essoufflée, prise sur le vif, et trouvant dans cette instantanéité de sa présence une façon d’échapper à la linéarité du récit : « lorsque je marchais je ne racontais pas, j’étais dans l’instant, la poésie est dans l’instant, passé et présent en elle », ou encore : « tout à l’heure m’enregistrant, dictant l’instant de ma pensée, j’étais dans l’instant de ma vie, de ma vie d’aujourd’hui mais aussi de ma vie d’autrefois ».

Par la poésie, la poète cherche à raviver la mémoire de sa mère, et à travers elle la sienne propre, une façon pour elle de chercher à accomplir ce que sa mère n’a pu atteindre du fait de sa disparition précoce. Le souvenir ici se fait don : « ces bouquets laissés en moi, lilas mauves, campanules, iris, aujourd’hui je les cueille, ces poèmes pour toi, bleus toujours, ces yeux que je cherche », la langue lien commun d’une origine : « je la tenais ma langue, celle que je croyais ne jamais trouver, ma langue très ancienne, jamais décryptée, langue aussi de ma mère, morte sans trouver ». Et encore : « je cherche ton chant, mère, il m’échappe mais je le poursuis ». Et c’est cette poursuite du chant perdu de la mère, du désir de déchiffrer la langue qu’elle n’a pas eu le temps d’élucider, qui se fait au fil de ces pages entrée en poésie. C’est dans la présence physique de la page, des vieux brouillons ressortis du grenier, de ces feuilles de papier blanc qu’elle vient y coller pour reprendre et poursuivre le fil de l’écriture, de ce graphisme des mots battant comme pas au jardin, qu’elle vient prendre pas et mouvement dans les mots : « elle qui ne pouvait plus rien écrire, alphabet mort d’une histoire tragique, elle s’installe sur ses lignes, elle va ». « Je marche dans mes mots, je m’enfonce dans leur souffle, j’en déplace les dunes, c’est dur, faut lever haut la jambe, ça tire sur les reins, ça épuise le souffle, je respire et m’essouffle », confie-t-elle. Le pas se fait écriture : « je suis la voix de mes mots, j’en arpente les lignes », il ne s’agit plus que de « rester dans le battement sourd des mots ».

Le geste d’écrire se fait caresse, en écho au premier geste de tendresse de la mère : « ton ventre mère, ta main sur cette bosse que j’y fais, sur laquelle ta main glisse, qu’elle caresse, ma caresse aujourd’hui de papier ». Il ne s’agit plus de raconter, car, nous dit-elle, sur sa mère, tout a été écrit, plutôt de faire de chaque instant un moment d’éveil partagé : « je tiens l’essentiel, il est là, dans ces mots que je trace ». C’est ainsi dans le chant des oiseaux, le matin, que la poète cherche la présence de sa mère, « tous ces mots, cris et chants où je te cherche, où je te trouve aujourd’hui, leurs voix dans la tienne ». Et cette quête en soi du souffle de la mère est aussi une façon d’en rechercher la protection : « Retrouver ta douceur, mère, dans la caresse des mots, dans cet horizon qu’ils m’offrent, caresse de ton souffle en moi, tu me protèges mère ». Une poésie de l’instant perdu et retrouvé, que dit magnifiquement le poème qui clôt le recueil :

« Ma main quitte la ligne, index droit porté à mes lèvres.

Je ne dois pas retomber dans le récit, je dois rester en poésie, mes mots juste pour dessiner ton visage, qu’il émerge de l’ombre où je le croyais perdu.

Mes mots dans ce flottement, main gauche, mon front s’y appuie.

Mes mots se cherchent.

La tourterelle toujours. »

Un très beau recueil qui dit d’un même mouvement la quête de la poésie et le souffle retrouvé de la mère aimée, « le chant qu’en vain j’avais toujours cherché ».

Éric Chassefière

Les jours suffisent à mon émerveillement, Anne-Lise Blanchard - Éditions Unicité, 2018, par Eric Chassefière

Cette « traversée des joies possibles dans l’imperfection de l’ordinaire », comme Anne-Lise Blanchard définit elle-même cette galerie de tableaux de jours heureux, parfois teintés de nostalgie - la joie, on le sait, peut-être nostalgique, et en tirer un surcroit de force -, est avant tout une suite d’instants, que vient illuminer la lumière intérieure d’une présence, présence au monde et aux êtres qu’on aime. Intérieure, car c’est les yeux fermés que, le plus souvent, la poète goûte la joie de l’instant. Comme dans cet autobus, un jour de jeunesse, auprès de l’homme récemment rencontré, dans une tension émotionnelle et de relation charnelle à l’autre - car les paupières voient, touchent – à la mesure de l’intensité du désir de se reconnaître et partager, partout à l’affleurement au fil de ces pages :

« Ils jouent ainsi avec les doigts, avec la paume. En fermant les yeux c’est plus intense. Ils insistent sur les plis, les sillons, les creux. Et les coussinets, replis, gerçures, éraflures. Des abeilles bourdonnent autour de chaque opercule. Les doigts arpentent la peau qui brûle. Ils apprennent leurs mains les yeux fermés. Sans mots. Sans oreilles. Les deux mains se reconnaissent. Se délient s’effleurent. Effacent la peau. Des couleurs glissent, passent d’un corps à l’autre. »

Les yeux fermés, on respire mieux les parfums du printemps, on peut, communiant avec l’autre lui aussi les yeux fermés, « rester des heures à juste suivre le passage de l’air sur la peau », ou encore, dans une église, se sentir lavé à cet « accord des voix, du calcaire, de la lumière comme une vague qui n’en finit pas », on peut accrocher au mur de ses paupières le regard de cet autre, qu’on ne reverra pas, qui nous a brièvement déclaré son amour possible, ou peut-être impossible, ne prononçant sur le palier que ces quelques mots : « je tenais à vous le dire, vous êtes très belle », avant de disparaître à tout jamais. Ou encore rêver que le regard de l’autre, l’être aimé, est oiseau, un été que nous déjeunons dans un jardin, façon peut-être de donner, par la métaphore de l’oiseau, corps au regard qu’on peut ainsi toucher plus sensuellement : « Doucement elle tend la main, il s’est posé sur son crâne. Ils se sourient à travers la table ». Fermer les yeux, car il arrive en certains instants de grâce que « le temps ressemble à l’éternité », comme en ce jour ancien où, assis côte à côte - elle et le jeune homme tout juste rencontré -, « ils se rapprochent et avec la lenteur d’un crépuscule finissent leur café », la narratrice semblant se distancier, les voir de l’extérieur, comme si elle voulait ouvrir le champ, agrandir l’instant à toute une mémoire, qui fait vie. Les yeux fermés, il nous faut voir le monde avec nos autres sens, comme si c’étaient nos doigts et nos paupières qui voyaient : « vieilles femmes qui piquent », « odeur âcre de la fiente et des plumes », « peaux se touch[a]nt à travers les sons », homme aimé perçu dans la profusion des couleurs du printemps, « pour ne pas avoir peur d’une fin ». Partout cette présence charnelle du monde, qui fait de certains instants d’étreinte un commencement, éloignant la mort.
Le passage du temps rythme ces poèmes, car la vie est une respiration, comme dans l’intimité de la mère donnant le sein à son enfant : « tout autour respire à leur rythme, le sol, les murs, l’air ». Et ce rythme est celui du souffle qui les unit : « ils sont encore un, étant autres, dans un même rythme, rien ne finit mais c’est ainsi que cela commence », avec encore cette idée que l’instant est commencement. Il y a le souvenir du grand-père grattant la tête de l’enfant pour l’endormir, de ce rythme du mouvement des doigts contre le crâne, qu’elle reprend pour son enfant, donnant corps au souvenir : « ses yeux piquent, des larmes coulent, qui remercient pour ce retour à soi ». Rythme du souffle, rythme de la mer, quand le corps qui s’y baigne « se dénoue, se propulse », avec cet homme qui, sur la plage, la suit et vient l’étreindre, lui léchant l’oreille, faisant d’elle « un coquillage que la vague ballotte », rythme de la mer qui semble s’accorder à celui de l’écriture - « écrire et nager, la complétude parfaite » -. Rythme de la danse, avec cet homme qu’elle retrouve, et à qui elle adresse la supplique silencieuse d’une étreinte, cet homme qu’elle semble recréer du pinceau de son regard : « Elle le regarde, touchant de ses yeux les sourcils, les paupières, l’arête du nez. Elle dessine ses lèvres, s’arrête sur les pommettes, remonte aux tempes ». Et voici que ne sachant comment donner corps à l’appel de ses yeux, elle l’invite à danser. « Et joue contre joue, corps contre corps, lentement ils dansent, lentement ils dansent une vie ». Il arrive que la poète « pleure tout ce qui s’est défait », qu’aveuglée par le soleil du soir dans une rue où elle marche avec l’homme aimé, l’habite le sentiment de la perte future, car elle sait « qu’un jour ou l’autre ils se déferont dans l’absence. Cet instant, une bulle d’émoi dans les dévastations d’une vie ». Mais l’espoir est toujours là, comme avec ce dernier sourire de la grand-mère aimée, qui lui enlève toute peur et qu’elle emporte avec elle. Car l’instant vrai est joie, et chaque joie est vie. « Combien de vies en une vie ? » s’interroge la poète.
L’enfant qui est dans son ventre, elle se dit qu’il sera fort, gai, peut-être musicien. Toute la journée elle chante et court, « ses pieds dansent et l’enfant danse avec elle à l’unisson des mousses et des sources ». Et voici que remonte le souvenir du jour où il a été conçu : « La pleine lune éclaire leur chambre. C’est leur seule lampe. L’espace n’est pas assez grand pour le désir qu’ils vivent là, de suite, et ce désir d’enfant. Ils se reçoivent l’un l’autre tandis que la lune traverse leurs ombres. Ils s’endorment dans la course de ce va-et-vient, porte et fenêtre close sur la certitude de l’enfant qui viendra ». Ce cœur battant de la nuit, n’est-il pas le rythme qui anime le recueil, celui des joies innombrables qui font sourire la poète ?

Éric Chassefière


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