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Entretien de Marie-Hélène Prouteau par Cécile Guivarch à propos de son livre Le Cœur est une place forte

samedi 6 avril 2019, par Cécile Guivarch

La Part Commune, Rennes 2019. Préface de Dominique Sampiero.

Cécile Guivarch. Marie-Hélène, voici le début de ton livre :
« Le vieux livret
Ce qui reste de lui. Ce livret revenu de la guerre, posé là sur la table d’écriture. Ses feuillets fatigués ont la douceur du chiffon. Sa couleur beige ocre aimante le regard. Papier jauni par les années. Marbré de taches brunes comme du sang séché. Ça fait penser au rouge argile d’une antique tablette. Ces pages vacantes, aphones, une impossible énigme. Il n’y a pas d’affectations, il n’y a pas d’états de service. Curieusement, tout y manque. La mention de la blessure que Guillaume a reçue en 1916. Celle des batailles, la Bataille des frontières. Les terribles combats de Maissin, Ardennes belges. 4782 combattants tués Français et Allemands. L’Artois. L’Argonne. La Somme, Verdun. La Marne. Le vieux livret est résolument vide.
Objet-souvenir d’un grand-père, mort à ma naissance. Un rien de regret qui insiste, inconsolé, de n’avoir pas connu enfant, un geste, rien que pour moi, sa main aimante posée sur l’épaule. Reste le livret conservé par grand-mère. Comme une relique. À côté des lettres échangées avec son fils mort à la guerre. »

CG : Ce livret est resté vide. Comment, à partir d’une histoire que tu n’as pas vécue directement mais que tu portes en toi, a pu se mener l’écriture du livre ? Se sert-on du silence pour écrire le souvenir ?

Marie-Hélène Prouteau  : Il y a d’abord cette chose étonnante, une irruption d’inconnu, ce livret revenu miraculeusement dans la famille presque 50 ans après cette hécatombe. Retrouvé avec 430 autres dans un grenier du Luxembourg belge. Cette forme bouleversante car le soldat Guillaume l’a tenue contre lui porte une forte charge affective. Passe une lumière d’enfance, celle d’une scène à la Robert Doisneau où la grand-mère le sortait délicatement de sa vitrine, tel un « souvenir pieux ». Scène dans son irradiation de tendresse. À l’aune d’un regard d’enfant, l’objet est plein de mystère et de secrets. Substitut du grand-père jamais connu, il est de « ces choses singulières qui portent plusieurs mondes ». Celui des soldats, celui des civils belges subissant les atrocités allemandes, des femmes en France restées seules au travail. Celui des sapinières immenses et de la rade Atlantique. Grâce à cet objet magique doué d’ubiquité virtuelle j’imagine des voix traversant la nuit. J’ai eu la conviction que ce silence attendait, créait un pacte entre ce grand-père et moi. Comme si le livret se faisait passeur de silences. Ces pages vierges s’animent, vibrent soudain. C’est le silence qui parle ici. Silence qui se redouble d’une guerre à l’autre, recouvrant celui de Brest défigurée, la ville natale longtemps enfermée dans sa douleur muette. « Ecrire, c’est écouter des silences », comme dit Edmond Jabès cité en exergue.

CG : Ce grand-père, tu ne l’as pas connu. Comment en es-tu venue à ce que tu nommes « l’invention d’un grand-père » et à imaginer des moments de cette guerre de 14-18 ?

MHP : Connaissant très peu de choses de lui, j’écris : « il faut imaginer ». Deux démarches se nouent dans mon écriture qui peuvent sembler en tension, la quête documentaire et la quête personnelle, intime d’un grand-père. J’étais prise entre la consultation des archives, impersonnelles et d’autre part la rêverie et la méditation engendrées par ce legs familial. Reconstituer le trajet de son régiment, depuis sa caserne dans le château qui domine la rade, celui du passé prestigieux du « port du roi ». Rechercher dans l’anonymat des archives, journaux de marche, listings, coupures de journaux, chiffres des pertes, pour tenter de lui donner une voix, sa voix, celle qui ponctue en italiques l’Album I. Ces pages vides ont quelque chose qui fascine, qui suscite une volonté de savoir. De deviner le passé. J’avais envie de transmettre ce désir de savoir au lecteur. Ainsi d’autres voix se sont invitées, celles de l’ouvrier nazairien qui, avant la bataille, grave juste son nom sur l’écorce d’un arbre, celle de Sara, la jeune fille belge qui secourait les blessées. D’autres sont venues combler les blancs, celle du poète anglais Wilfred Owen, envoyé comme mon grand-père sur le Front de la Somme. Dans son superbe Hymne à la jeunesse condamnée, il convoque l’expérience terrible de tous ces jeunes soldats. Il s’agissait de faire miens les témoignages confiés ou retrouvés.

CG : On se rend compte, en te lisant et ceci dans l’ensemble du livre, que tu as dû faire appel à différents matériaux pour faire surgir la mémoire. Cela aboutit à cette écriture entre récit poétique, recueil, pourrais-tu nous en dire un peu plus ?

MHP : Je tenais à cette forme de l’album. Il se dédouble en deux albums jumelés, le premier consacré à la Grande Guerre, l’autre Album II qui prend le relais avec ma mémoire d’enfant née à Brest. Par là le livret devient le réceptacle qui rassemble divers matériaux. J’en fais un recueil au sens propre, je ramasse, je recueille, je relie des éclats de vie muettes. Bribes de mémoire lointaine du lieu natal en reconstruction. Un extrait de rapport militaire. Des photos sépia de la ville avant les bombardements. L’expression de ma grand-mère, « le mal que c’est la guerre ». Un tableau de guerre de Pierre Bonnard. Des moments terribles du siège final ou d’autres, au contraire, qui font une respiration heureuse, qui touchent à la mer, à la nature et à ses pulsations vitales. « la vie qui fait son petit bruit d’avant ». La rêverie sur la nature, sur la beauté du paysage est toujours présente. Au bout du compte, je rassemble des choses hétéroclites, dépareillées comme en produisent les ruines de guerre. Et je les décline en petites proses poétiques. J’ai eu l’impression que mon geste d’écriture était celui d’une chiffonnière qui creuse et fouille dans les débris. Et ôte la poussière des années pour donner chair, donner souffle à ces revenants. Dans mon imaginaire le livret cohabite avec mon cahier d’écriture, en arrive à se confondre avec lui et se fait chambre d’échos lyrique.

CG : Le titre emprunte d’ailleurs un vers du poète Paul Celan : Le cœur est une place forte. Quel sens donnes-tu à ce titre et pourquoi avoir choisi Celan en particulier ?

MHP : J’ai découvert il y a quelques années ses poèmes écrits lors du séjour de Celan à Trébabu près de Brest. Cela m’a beaucoup touchée, en particulier « Matière de Bretagne » comme si, là symboliquement, aux deux extrémités de l’Europe, de la Mer d’Iroise à la Mer Noire s’érigeait un pont. Tellement forte, bien sûr, l’image que représente ce poète. En tant que Juif de Bucovine, dramatiquement éprouvé par l’extermination de son père et de sa mère, ce grand poète de langue allemande incarne celui qui fait face aux décombres, refuse de se confiner dans la plainte. Ainsi en ce moment de 1961, place du Château, un moment de grâce, poignant, étrangement lumineux, pas désespéré, il aperçoit un cirque avec un tigre. Il voit les mouettes sur la grue de l’Arsenal et il est sensible à la beauté de l’immense rade. Il en oublie un instant la Fugue de mort, ce texte si bouleversant. Et se laisse aller à songer à une autre Brest, la slave, et à ce poète Ossip Mandelstam dont il est traducteur. Une même communauté de destin, de vies dévastées par l’Histoire. Et alors adviennent la chance de la parole fraternelle et l’art de suspendre un instant les déchirures. Il prononce son nom en russe, puis salue en russe le remorqueur de guerre sur cette terre bretonne, place forte, nommée Festung par l’occupant. Brest qui a tenu bon face aux nazis, tout comme l’autre, Brest-Litovsk. Un souffle apaisé traverse l’air. Le perdu était non perdu, un instant la mort, de l’ami, de ses parents, est annulée. « Verloren war unverloren ». Et il s’écrie « le cœur est une place forte ». L’attribut en allemand est de la même racine que le mot « Festung », reprenant et inversant l’image de la place militaire. Grâce à la magie poétique, c’est le cœur, cet organe si fragile qui incarne la résistance, qui tient bon aux assauts et trouve une force incommensurable.

CG : Tu écris : Le temps est venu de sortir de sa poussière ce revenant à l’étrange vitalité. D’écouter ses murmures. Souffles, voix d’ombres, mots criés dans le vide. Sa langue est difficile et se parle à voix basse. Il faut tendre l’oreille. J’ai l’impression que tu t’es mise à l’écoute des personnes qui sont parties et ces personnes, tu les as entendues parler, le lecteur les entend parler. Comment est-ce possible ce phénomène de « revenance » ?

MHP : Si certains objets, tels le livret, sont pleins de particules du passé, certains lieux aussi sont déclencheurs d’imaginaire. Véritablement hantés, habités, ainsi Le Havre, Brest, ces ports qui ont été arasés. La gouache de Pierre Péron « Les racines enfouies. Nous avions une ville » est une sorte de noyau central de sens. Le peintre réussit à peindre l’impossible : l’espace de la ville bombardée en sous-sol et au-dessus la ville renaissante. C’est Brest, mais aussi Beyrouth ou Sarajevo. Dans de tels lieux, les pavés, les pierres parlent sous les pas. Tels les fusillés dont des restes ont été retrouvés lors de travaux en 1961.« Sous les pierres, la mémoire » c’est le titre de l’Album II. Je suis très sensible à ce que ces lieux portent de présences invisibles. Barbara, inventée par Prévert y côtoie des personnalités comme le poète Alexandre Blok venu en 1911 à Brest, ou le lieutenant Jim Europe et son orchestre de jazz débarqués en 1917 avec les troupes américaines. J’ai été fascinée par le poème de Prévert. Et par ce couperet « dont il ne reste rien », poinçon de tristesse inscrit en moi. L’idée, c’est de creuser dans cette matière enfouie en sous-sol. D’écrire de la place des disparus. En ces lieux saturés de mémoire, la « revenance » fait surgir ce quelque chose de « ténu qui palpite encore sous les pierres ».

CG : Nous avons parlé de Celan, des différents matériaux que tu as pu utiliser. Il y a des références à d’autres guerres que celles de 14-18 ou 39-44, par exemple la Guerre d’Espagne. J’ai relevé beaucoup de références dans ce livre, littéraires, mais aussi artistiques - picturales ou musicales. C’est quelque chose qui traverse tes livres. Est-ce que tu peux nous en dire plus ?

MHP : Je suis soucieuse dans mes livres de placer des passerelles entre les cultures, entre les arts. En pratiquant le collage, l’arrangement au sens musical. Dans ce recueil, la photographie de Gerda Taro à Malaga me permet de « voir » les civils dans les abris sous les 30 000 tonnes de bombes, Brest brûlant toutes les nuits et évoquant pour moi l’antique Ur de Mésopotamie. La musique y a sa part, du Stabat Mater de Pergolèse, au chœur russe et à la création du compositeur tchèque Luboš Fišer. La peinture aussi avec Michael Gaumnitz pour Dresde et Cologne… J’ai une conviction : toute mémoire singulière, particulière comme celle qui est mon point de départ en ce livre doit nécessairement s’ouvrir aux quatre vents. À l’encontre de l’entre-soi régionaliste. Et si je convoque des silhouettes du passé, ce n’est pas par nostalgie. Je ne peux reprendre à mon compte l’idée que c’était mieux avant. Entre hier et aujourd’hui, c’est sans cesse une ligne de crête subtile qu’il faut suivre. Chemin montré par cette grand-mère que je campe « à la proue du monde ». À ce propos, je garde en moi la puissance de nomination poétique des mots en langues étrangères, ayant toujours dans la tête les consonances bretonnantes entendues dans l’enfance et le goût des langues transmis par mon père. Mon livre se fait l’écho de paroles poétiques en langue anglaise, allemande, bretonne, sumérienne. C’est ma manière de construire des fraternités, par-dessus les frontières. Une autre forme de résistance plus forte que la mort. Jacques Prévert, Paul Celan, Wilfred Owen, Jos Le Bras, le poète anonyme de Sumer portent, chacun, une leçon d’énergie et de lumière.


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