Extraits de Que ne suis-je
Que ne suis-je à hauteur de Belleville en train de peindre,
élevé des tuyaux de terre cuite, Paris
embrumé de bois et de charbons ardents
brûlant au cœur des chambres, des ateliers sertis de froid
où la flamme s’éprend, s’active et se consume en
particules d’amour au-dessus des toits, que ne suis-je
la suie qui noircit la ville et redessine
les lignes de la rue, les troncs des platanes
puis atterrit sur les rebords des fenêtres
où les vies entre deux mains posées maintenant s’accoudent
en pourparlers avec le soleil d’hiver, conversent
jusqu’au printemps face aux bancs quand germent
en noir et vert les pensées des squares,
redonnant liber et ligneuse ardeur,
espoir de tracer des arcs au fusain, simple dessin,
croquis d’une ville encore hier poudrée
au noir d’os.
Paris à la poudre d’os
Que ne suis-je en laiton, vieille alliance
tombée d’un doigt dans la rue qui n’a cure
des mouvements humains et d’amour, accords
et rapprochements, séductions, contrats
roulant du haut du pavé jusqu’aux caniveaux
ainsi que les bobards, les flatteries, les négoces,
les querelles à cause d’il, à cause d’elle
arrivée au moment précis de sa vie
où se mêlaient amour et détachement des heures
heureuses, ordinaires, sans aucun signe particulier,
simple ring de la rue, revival infini de la
pauvreté qui se courbe sur les monnaies
au ras du macadam, autre alliage,
un clope entamé ramassé à la hâte
valant plusieurs cigares, une bague de Havane
à l’endroit où la bouche en pinça tout à l’heure pour la rouge
cigarette.
retour de glane
Que ne suis-je ma grand-mère sans patrie, sans
amis, à seulement courir après l’avenir
promis qui ne vient pas,
portant cheveux très fins venus de l’Est comme
cameline, lin bâtard ou sésame d’Allemagne,
sans partage sur des terres exclues
depuis qu’ici icelle n’aura pu prendre racine,
comment le dire à sa place, retrouver
le faste d’une espérance, sa pensée
déjà partie ailleurs dans la rue avec
elle -la montre de mon aïeule, elle marche,
je l’ai remontée ce matin, elle marche,
mon cœur bat pour elle, en saison creuse bat
son plein-, c’est elle qui disait rire en coin, dans sa langue,
ralentir le pas pour voir plus de choses, c’est le mot
d’ordre assigné aux jambes, en vain, le corps est à son compte,
invente des clauses de repos, des enclos où la
pensée s’attarde, un square, un jardin, le cimetière quand
passer c’est penser à la vitesse des pas.
sur les pas de Florentina
Que ne suis-je un rameau au moindre jour
qui verdit dans le noir du caveau à la faveur
d’un rai de clarté tardive au Père-Lachaise
quand quelquefois en saison creuse on va
chanter au crématorium les vertus d’une voix
partie en fumée au-dessus de la ville, pauvre ami
survolant par beau jour de printemps les morts sédentaires
enracinés dans l’allée principale où longtemps
s’éleva un frêne au pied de la tombe d’Alfred
de Musset au lieu du saule fraîchement planté
maintenant en surplomb de la stèle
- Et son ombre sera légère
à la terre où je dormirai -
les morts n’ayant tort qu’en l’absence de soleil
où sont enclos leurs livres
fermés un soir, jamais rouverts aux rêves
sauf par fracture, soulèvement des dalles,
réapparition d’une branche héritée
par marcottage, surgeons.
réapparition par les racines
Que ne suis-je entre tes cuisses en train de jouir
quand il me faut courir par les rues avec ces chaussures
de sport élimées d’éternel ambulant d’Europe,
le jour éclairé de ma propre grisaille,
la nuit aux lumières pâles des lavomatiques,
à m’engouffrer dans la ville accompagné
d’un vent glacial, Est oblige,
et contre la symétrie des vies qui meurent
comme elles respirent –premier souffle, dernier souffle-
radicalement couper à travers les champs du
onzième, il faut courir, captif d’une heureuse passion,
pressé de retrouver le cœur aux sécrétions secrètes
- les pas qui vont nulle part ont un tempo plus lent,
histoire de goûter le temps, le paysage de la rue
traversée en connaissance de perte
tandis qu’ici avec des godasses de fortune
je dois quérir l’éclat du soleil levant
juste avant l’heure où la terre ralentit, longueur des nuits,
et puis presser le pas, hâter l’aube,
rattraper par le boulevard Richard-Lenoir
le jour, plein feu sur Notre-Dame étayée d’arcades,
milliers de bras qui la construisirent,
arcades, toujours debout, cœur de bronze ;
je sonne, elle est là, rougeoyante.
course passionnelle
Que ne suis-je un poème en cours d’élévation qui se fraie
par-dessus les murs de Lutèce un futur presque atteint,
de l’air sorti de mes poumons emplit ce ballon,
fait-il pfuiit, mon souffle avec lui s’enfuit par le ciel,
baudruche de vie, et toutes mes aspirations
en allées, ces mots n’ont pas suffi à regonfler
l’avenir d’immédiate proximité ni à prendre
de la hauteur - bang-, éclate-t-il soudain,
mon air est dispersé dans l’azur, restitué à
l’anonymat des rires, des voix, autres particules
sonores que peuvent encore transporter les courants
similaires, insufflant d’autres mots en suspension
tels les nuages en permanence qui repassent,
ni autres, ni les mêmes, cumulo-nimbus
revenus saluer la capitale aux montgolfières
qui s’élevèrent loin du siège de Paris assailli
par les Prussiens, très au-dessus des toits
de zinc, des pots de fleurs, des mains faisant signe
aux fenêtres, adieu, bonjour,
liberté, dimanche, liberté.
aspirations aux fenêtres
Que ne suis-je un chat replié sur le bord
de la fenêtre au soleil d’hiver, l’échine
embellie de soie ou hérissée de pics,
à guetter dehors les oiseaux qui s’agitent, n’en veulent
perdre aucune miette, c’est janvier, les yeux
devenus gris fer assortis au ciel
supputent derrière la vitre où se hâtent
les contemporains arpentant la rue
par mégarde, méprise ou en application d’un but
secret -ce que les yeux disent quand ils se croisent
c’est l’envie de la vie qu’ils fabriquent,
en passant, éclair, œillade et coup de foudre,
désir, mort du désir, résurgence en fluide aspiration -
puis pressés par l’averse couleur de neige
repartant quérir à la va-vite un avenir,
une place plein emploi au soleil.
derrière la vitre
J’aurais pu faire soldat gisant au creux d’un giron de
béton armé dans l’ancienne allée de tilleuls qui mène
au monument aux morts, à ses enfants
de la Patrie, celle en suspens qui va nulle part
sauf à la mère statue entre les troncs,
éplorée sur un fils en casque, et lui tenant la tête
comme un boulet, la gueule ici cassée ni défaite
dans cette perspective aujourd’hui vide
de tout départ, présentez armes, en avant marche, après
destruction de la gare, les yeux donnant sur rien, un trou,
clairière où s’asseyaient des vieux naguère,
leurs souvenirs prescrits à la limite
d’une étrange fumée sans feu abattue sur l’Europe,
enfuie rumeur de la mémoire jusqu’à
nier qu’il y eût hier des cris de trains stridents,
de vrais départs, défilés, autres pertes.
dans l’allée sans retour
Entretien avec Cécile Guivarch
Cher Etienne, dans la revue Terre à ciel, nous aimons inviter parfois un auteur dont la reconnaissance est devenue incontestable, à nous envoyer des inédits et à rejoindre les anges à notre table. Que penses-tu de cela, cette idée de mêler plumes émergentes et plumes confirmées dans une sorte de compagnonnage ou même parrainage ?
Oui, c’est évidemment une chance que les voix dites « émergentes » ou plus « confirmées » puissent se croiser, s’imbriquer, se faire écho, s’apprécier ou non, du reste, mais se saluer, s’étayer, et surtout se lire ! L’écriture et la lecture font un tout dans l’aventure de vivre en poète.
A propos de plume, il y a, tu sais, cette façon de voler en V des oiseaux migrateurs qui est magnifique : une manière solidaire de parcourir de grands trajets, de grands espaces ensemble, se mouvoir, espérer.
Quels sont nos liens et qu’est-ce que nous fabriquons tous et toutes dans le grand atelier contemporain ? Quelles sont nos lectures, ce qui nous précède, ce qui nous marque, nous aide ? Qu’est-ce que nous ne voulons pas imiter, réitérer ? De quoi s’écarter, ne pas s’inspirer ; ou bien au contraire que voulons-nous poursuivre ? Etc.
Dans la dernière partie de Ciné-plage intitulée « Continuons », je salue cette chaîne, ces mailles et maillons, femmes et hommes poètes dont nous sommes immanquablement tributaires et en quelque sorte la suite, que nous prolongeons cahin-caha, à l’échelle de notre propre histoire, et dans notre nouvel environnement.Dans tes derniers livres, Et puis prendre l’air (Gallimard, 2020) et Tête en bas (Gallimard, 2018), et encore dans ces textes inédits que tu nous confies ici, j’ai senti cette grande attention au monde que tu portes aussi bien aux êtres qu’aux paysages, à ceux de notre époque, à ceux du passé, aux paysages d’ici et ceux d’ailleurs, Paris et la campagne. ? Comment expliques-tu cela, le fait de toujours être ici et puis ailleurs ?
Le mouvement est sans doute essentiel pour écrire et tout simplement pour vivre. Et puis prendre l’air : ce titre en est la plus explicite déclaration. Sortir de ses soucis, sa chambre, son crâne et aller vers les autres dans la rue, sur les bancs, dans la ville et aussi à la ville. Y retrouver son alter ego humain, littéralement, échanger. Etre dans un aller et retour, rester sur le qui-vive salvateur de la relation humaine.
Le fait de voyager, de te poser sur un banc et tu sembles écrire. Peut-être que je me trompe, parle-nous de tes rituels d’écriture.
J’ignore sincèrement où se nichent mes rituels. Peut-être est-ce d’abord faire silence devant le monde : une scène de la rue, un paysage, un tableau, un mouvement humain, etc. Dans Et puis prendre l’air , à l’entrée de la partie « Eloge appuyé d’un banc », j’ai cité Jean-Luc Sarré : « Cet homme s’écoute se taire comme d’autres s’écoutent parler. » C’est sans doute cela, mon rituel préalable à l’écriture : faire silence, observer, s’imprégner, être avec. Avec mes collègues de banc d’à côté, avec les convives d’une soirée de spectacle ou d’un vernissage, avec la rue qui fluctue variablement selon l’heure, les groupes aléatoires formés par les voyageurs d’une gare, pour un trajet, à un moment donné, tous entre arrivée et départ, etc.
Il n’y a pas longtemps, tu m’avais accueilli dans Terre à ciel autour de la question : A quoi pensez-vous quand vous marchez ? Les réponses des poètes et écrivains sollicités étaient passionnantes, diverses, pleines d’incertitudes. J’avais dit ma préférence pour l’interaction humaine que créent la rue, le mouvement de la cité, le rythme, le pouls, comme on dit, que génère la ville. La ville qui donne à méditer ses saccades et ses flux, la circulation de son sang et des sons qui te parviennent, envahissent ton corps, et captent des mots, un rythme, une cadence. Presque une danse. Ce serait cela aussi le rituel : entrer en connexion vivante et sonore avec ce mouvement. Une position de scrutation qui suppose certes un léger retrait, mais au cœur de la cité, de ses battements, parmi les autres, entouré de toutes les langues et des vies que rassemble une agglomération humaine et urbaine. Bien sûr, une contemplation solitaire avec luxe, calme et volupté du paysage ad hoc, prêt à l’emploi, peut aussi avoir ses vertus. Mais c’est surtout l’observation active et solidaire, ce tempo humain de guingois qui pour ma part sous-tend le désir d’écrire.Rituels, attention au monde... mais peut-être aussi des lectures, des auteurs. Lesquelles, lesquels t’ont particulièrement marqué et accompagné dans ton travail d’écriture ?
Les rencontres et les influences sont toujours multiples, parfois incertaines et surtout mouvantes, à mesure qu’on avance, lit et découvre chez ses contemporains ou dans le passé, dans sa langue ou celle du coin du globe, des auteurs aux horizons géographiques, politiques et historiques différents. J’ai bien aimé dès le début, par exemple, les poètes dits précieux, les surréalistes, Toulet et Guillevic, Follain et Marina Tsvetaieva, W. Carlos Williams et Rilke, Supervielle et Georg Trakl, DH Lawrence et Buchner, J. Stefan et Hölderlin, etc. A vrai dire, j’ai aimé et j’aime autant les prosateurs (les romans, les nouvelles, les essais, le théâtre…) que ce qu’il est plus convenu de nommer poésie. Les deux, prose et poésie, sont évidemment étroitement imbriquées. Et puis il y a les revues, en papier et dématérialisées, qui offrent cette chance de côtoyer aisément tant de voix, et de faire des découvertes quotidiennes ! Terre à ciel en est l’éclatante et généreuse illustration !
Si tu es le parrain des anges de ce numéro de Terre à ciel, si tu devais donner un conseil et un seul à nos voix émergentes, ce serait lequel ?
Pas facile ! Ecrire est une aventure tellement singulière, avec sa propre provenance, son « profil », comme ils disent, son trajet, sa langue, etc.
Persévérer dans ce que les autres nomment erreur ? Ne pas avoir peur de ressasser autour de ce qu’on cherche ? Aller vite et lentement à la fois pour écrire, comme un tango : Vite-Vite-Lent ? Ne pas craindre de proposer sa voix aux revues, et aussi lire, lire, se frotter aux autres voix contemporaines ?
Comment donner un seul conseil ? En voici un : à tout moment être en état d’écriture en faisant feu de tout bois.Enfin, une question que nous aimons bien à notre table, la poésie pour toi, si elle devait se définir en trois mots... Lesquels ?
C’est une trilogie qui peut bouger avec les jours et les poèmes, les lieux et l’époque d’où l’on parle.
Pour l’heure je dirais, aussi bien pour sa lecture que pour son écriture :
Emotion, Mouvement, Ouverture.
Etienne Faure, né en 1960, vit et travaille à Paris. Il est publié aux éditions Champ Vallon et Gallimard ainsi que dans de nombreuses revues. Dernières publications : Et puis prendre l’air, poèmes en prose, Gallimard, 2020 ; Tête en bas, poèmes, Gallimard, 2018, prix Max Jacob 2019 ; Ciné-plage, Champ Vallon, 2015.
La revue Phoenix lui a consacré un dossier d’invité (numéro 27 décembre 2017) ainsi que la revue Contre-allées (numéro 43, printemps 2021). Rédaction de notes critiques dans le Cahier Critique de Poésie, Poezibao, Europe, la Revue des revues, Phœnix..