(à paraître aux éditions Le Chat qui tousse).
Tu ne me connais pas. Tu ne sais
pas qui je suis. Ma peau ne laisse
rien deviner de ce que je suis, de qui
je suis. Tu me répètes que tu me
connais, puisque tu m’aimes. Je ne
te dis pas que je t’ai menti sur mon
pays d’origine. Je te dis que ma peau
ne laisse rien deviner de mon intérieur.
Je te dis que ce qui se cache à l’intérieur
de moi est pour toi comme un ruisseau
insoupçonnable qui emporte avec lui
de l’ombre, le fourmillement de lumières et
de la terre sienne. Et qui contourne les troncs
des arbres qui se trouvent sur son passage
en épousant délicatement
quelques-unes
de leurs écorces. Tu me prends la main et me
regarde longtemps et tes yeux sont comme des
pâtes de fruits, tu me regardes comme ça,
exactement comme ça pour que je
sache que c’est ta façon à toi de me prendre
dans les bras, car on ne peut pas se laisser
aller à se mettre l’un contre l’autre, dans une
étreinte, même amicale, pas ici.
*
**
Je te répète que tu ne m’aimes pas.
Je te répète que tu ne peux pas m’aimer
car tu ne sais pas qui je suis, que quand
tu sauras qui je suis tu ne m’aimeras plus
ou tu te rendras compte que tu ne m’as jamais
aimé. Tu me contredis avec véhémence, tu
répètes que tu m’aimes, que tu m’aimes
follement même, avec la folie de la lumière
qui peut parcourir des milliers et des milliers
de kilomètres en un seul instant à peine
quantifiable pour se poser sur un front
et l’effleurer suffisamment pour lui
apporter une chaleur. Je te demande
ce qu’aimer veut dire, ce que ça veut
dire pour toi. Je te demande comment
tu m’aimes. Je te demande si tu m’aimes.
Je te demande de me l’expliquer. De me
le dire. Alors tu me dis que oui tu vas me
le dire, et après je serai rassuré, et après
l’ombre qui est dans mes yeux et qui ride
mon front s’envolera loin et nous pourrons
être aussi insouciants qu’une cigale qui chante
sans se soucier du monde, sans savoir
qu’elle va bientôt mourir. Tu m’expliques
que chaque jour tu vas m’envoyer des lettres-
poèmes, et quand un seul jour je n’en recevrai
pas, cela voudra dire que ce sera à moi de dire,
de dire qui je suis, de te dire, et alors nous
pourrons être ensemble entièrement. Tu comprends
que j’aie peur de te montrer mon intérieur, de m’ouvrir
et de te laisser respirer et embrasser les pépins et les fèves
qui sont dans la chair fendue du fruit de l’âme que je garde
recluse au fond de moi comme un
secret honteux. Tu vas jusqu’à aimer
cette réserve-là. Tu sais qu’un jour il sera question pour
moi de m’ouvrir à toi et ce jour sera le jour où nous
pourrons être heureux, enfin, comme des oiseaux que le ciel peut
réunir à chaque instant et qui ne connaissent jamais de frontière
autre que leur propre fatigue de quoi ils peuvent se détacher
en se laissant porter dans les courants de l’air, dans un presque
sommeil. Nous pourrons être heureux, tu le répètes. Nous le
pourrons, tu le répètes encore. Nous le pourrons, c’est moi
qui le répète. Et je dis juste après : sans cette troisième personne entre
nous et qui est le secret. Et tu ajoutes que tu ne veux pas attendre
ce jour trop longtemps. Tu ajoutes que ce jour viendra quand
tu auras fini de poster les lettres-poèmes. Tu ajoutes que ce jour sera
le jour où j’aurai compris, où j’aurai levé
les yeux, où je t’aurai vraiment regardée et où j’aurai
saisi ce qui se montre dans ton regard dès qu’il
se pose sur moi, où j’aurai été distrait de ma tristesse.