Ce livre, Mater Infanticidium, traite un sujet difficile, d’autant plus lorsque c’est un homme qui écrit sur l’infanticide. Jean Azarel parvient à captiver le lecteur par la richesse de son écriture qui se renouvelle à chaque page. Par le travail sur la langue, non seulement au sens littéraire mais également au niveau de la voix, des voix à qui il donne la parole. L’oralité a une place importante. Je verrai bien ce texte mis en scène au théâtre. Je l’ai lu avec beaucoup d’émotions. Lire ces extraits, c’est déjà avoir envie de lire le livre dans son intégralité.
Cécile Guivarch
VI / LA PREMEDITATION
Le cœur de l’automne est rouge à cette heure.
Je le mange à petites bouchées.
« Il y avait sur une plage / Une fille qui pleurait / On voyait sur son
visage / de grosses larmes qui coulaient »
Je pense à cette chanson, « la plage aux romantiques », pourquoi
celle-là en particulier, il y a tant de chansons sur la mer, la plage,
l’amour… ?
Qu’est-ce que je fais là ?
J’ai des algues dans la gorge. Elles prolifèrent très vite.
Ça me gratte au fond de ma poche de pantalon.
Je crois que ça bouge.
C’est humide.
Je plonge la main.
Il ressort tout écorné, chiffonné, boudiné, l’indicateur des
marées.
Ça me gratte dans la tête, le ventre, les doigts de pied, j’ai des
lichens qui poussent dans les tympans, du varech plein la
trachée. C’était mieux avant, avec les pissenlits, la sieste, le
froufrou des abeilles.
Je déplie l’indicateur des marées.
L’encre violette où j’ai encerclé la date et l’heure de la pleine
mer a pâli mais on lit encore :
« Berck plage, samedi 14 avril 2012, 11 h 50 (onze heures cinquante),
colonne PM, coefficient 115 »
Coefficient 115, la belle grande marée, le résultat de l’attraction
de la Lune et du Soleil sur les mers et les océans consigné dans
un annuaire, les éléments à l’unisson, les hommes et les femmes
si seulement….
Je suis un vivier à diatomées, une urne en fucus.
Coefficient 115, et surtout ne pas se tromper dans le calcul du
marnage, la différence de hauteur d’eau entre la pleine mer et la
basse mer exprimée en mètres.
En apparence, c’est presque simple comme un roman à l’eau
salée, pas à l’eau de rose.
J’ai tous les ingrédients.
L’indicateur des marées glissé dans la poche,
Odieux talisman.
« Berck-Plage, PM, coefficient 115, 11 h 50 ».
Pleine mer à midi moins dix minutes. Moins dix.
Moins dix n’est pas là. Mais moins dix va venir, moins dix
viendra.
Moins dix ne rate jamais ses rendez-vous.
Mon dieu, moins dix va venir, moins dix viendra
XII / LE REMORDS
« Maman, maman
J’humide
Je me lave
L’eau monte et je ne peux pas parler
J’ai froid dedans
Je m’entrechoque
Pourquoi tu m’as mis là
Pourquoi tu ne pleures rien
Maman, maman
L’eau rentre dans mes narines
Elle se répand dans ma gorge, court dans mes veines, masse mes tétons
C’est tout sombre dans moi ça gonfle dans mon corps
Maman, maman
C’était bien tes câlins, le savon, la poussette, la becquée, ta main dans ma
quenotte
Maman, même tes colères c’était bien
Ho maman, il y a du sel dans mes artères, mes tempes sont dures
Je suis un tronc immergé
J’étouffe, je comprime, je bibendum
Ça va durer longtemps ?
Maman, maman
Je t’aime »
Je suis Mater Infanticidium, le sida, Frankenstein, le botulisme,
Amélia Elizabeth Dyer, la vérole, Tchernobyl, un tsunami,
Rosemary West, la peste, la guillotine, un verre de cigüe, Hitler,
le diable, une chambre à gaz, Hélène Jégado, une amanite
phalloïde, Hiroshima sans amour, le curare, Jack l’Eventreur,
une bombe de napalm, Charles Manson, l’arsenic, la maladie de
Lyme, la faux, Cronos et Médée, douleur.
Je suis une mauvaise femme.
Je n’aurai pas de vacances l’année prochaine.
Je suis toutes les filles souillées dans les caves, je suis les
chambres aux draps raides de trop d’orgies, je suis l’épilepsie et
le choléra, je suis la favorite de Satan ; je suis la bicéphale, corps
de jument et tête de ragondin, qui copule sur les cadavres dans
les égouts, je suis toutes les fermières de bébés, je suis la bête
des origines.
J’aurai envie de me déchirer les trompes.
Je suis la pire des salopes sur catalogue.
Je pourrais avaler un litre de round up que je ne serai pas plus
déserte que Gobi et Sahara réunis.
Je suis un monstre apocryphe.
J’aurai envie de rentrer sous terre tout de suite.
Je suis une sorcière avec des gris-gris de torture dans les replis
du vagin.
Je voudrais une peluche avec la bouche en technicolor, des yeux
dans le bouillon pour vamper la soupe, ça me ferait grandir, tant
pis si je ne passe plus sous les po
rtes pour aller au pays des
merveilles, je voudrais des cataplasmes en sucre entre mes
jambes.
Je suis une ordure.
Je prierai nuit et jour sans arrêt que ça ne changerait rien.
Je suis une erreur génétique
Je serai un lézard sans la peau que ça ne changerait rien à la
composition de mes pots de fiel. Je coulerai un cargo d’héroïne
que ça ne changerait rien à la peine qui pourrit mes veines. Je
m’enfilerai mille litres de whisky que ça ne changerait rien au
tranchant de ma bouteille à la mer.
Je suis Gudrun tuant les fils que j’ai eus d’Atli, je lui sers à
manger leurs cœurs fumants et lui fais boire leur sang dans des
gobelets confectionnés avec leurs crânes.
J’aurais dû savoir tuer le temps quand j’avais les mains propres.
Je suis les enfants entravés de Völsungr, donnés chaque nuit à
dévorer à la louve.
Je suis une cochonne au groin immonde.
Je voudrais être le Dalaï Lama, un lit d’hôpital, Sandrine
Bonnaire, la vierge Marie, une bouffée de fraîcheur, Sœur
Térésa, la douceur d’une couette, une autre enfant de Dieu,
Louise Michel, une autre enfant de n’importe qui, une héroïne
de Christian Bobin, la crème des femmes, un coton-tige,
Médecins sans frontières, Greta Garbo, une plume de mouette,
Indhira Gandhi, la tendresse en 3D, un sourire, superwoman, la
mer en allée avec le soleil, la brise, langueur.
Je voudrais casser le cercle.
Je voudrais quitter la déchetterie.
Je voudrais respirer.
Je t’aime.
« Maman
Le soleil pousse à l’envers
Des petites bêtes trapues courent dans mon sang
La tête me gratte
Baudruche mouillée
Les ailes des anges sont noires
Le drap
Peluche
Je pars pour un long voyage
Maman, je t’aime
Mam…. »
Jean AZAREL est né en 1954 « dans l’octobre blond du Saint-Laurent » (Montréal / Canada). Réside près d’Uzès (Gard). deux enfants, compagne peintre et céramiste.
Dans la filiation d’un père journaliste, poète et écrivain, gribouille des petits romans policiers et des histoires de cowboys et d’indiens des l’âge de 8 ans.
Après un long silence, retour à l’écriture en 1997 dans une veine poétique. Puise son inspiration dans la comédie du quotidien, la baie d’Audierne et les pentes granitiques du Mont Lozère pour fabriquer des œuvres initiatiques et éclectiques où se côtoient humour acide, témoignages de vie, et romantisme quasi mystique.
Ecrivains de prédilection : Jack Kerouac, Bob Kaufmann, les auteurs de la Beat Generation, la littérature scandinave, Arthur Rimbaud, Luc Diétrich, Alain Jégou, Jack Alain Léger, Roger Boutefeu, Perrine Le Querrec.
Bibliographie :
- « Trois trous dans la fièvre », poésie, Editions Saint Germain des Prés, 1997
- « Passage du mortel », poésie, L’Itinéraire des Poètes, 2006
- « Papy Beat Generation », récits, coécrit avec Alain Jégou et Lucien Suel, Editions Hors Sujet, 2010
- « Marche lente », prose poétique, Samizdat, 2011
- « Itinéraire de l’eau à la neige », prose poétique, avec des images de Gaspard R, Gros Textes, 2012
- « Jean Azarel texts and poetry ”, CD audio avec musique originale de Kérity, 2013
- « Love is everywhere », poésie et photos, Gros Textes 2014
- “Le ciel du dessous”, poésie, éditions La Boucherie Littéraire, 2016
- « Encore plus nu », poésie, éditions Gros Textes 2017 + CD audio
- « Trans’ Hôtel Express », récit, éditions Tarmac 2018 + CD audio
- « Mater Infanticidium », récit, éditions Z4 2018
Depuis 2016, travaille avec le guitariste compositeur Hérold YVARD pour la mise en paysage sonore de ses textes.
Présence dans de nombreuses revues : Dissonances, Squeeze, Microbe, Nouveaux Délits, Traction Brabant, Contre Allées, Les Cahiers du sens, Souffles, Ouste, Violences, Les cahiers de Tinbad….
Invitations récentes pour des lectures et performances, seul ou avec des musiciens : Zone d’Autonomie Littéraire et Comédie du Livre à Montpellier, Poésie Nomade en Lubéron, Maisons de la Poésie de Rennes et Avignon, Cabaret poétique de la Tour d’Aigues, Beaux Jours de la Petite édition à Cadenet, Salon de la revue à Paris, Médiathèque Carré d’Art à Nîmes, cafés littéraires « La Claranda » à Serres (Aude), « La Maison Vieille » à Rosières (Haute Loire), librairies « Le Bleuet » à Banon, « Regain » à Reillane….
Finaliste du prix Hemingway de la nouvelle en 2006 et 2011.
Ecrit des chroniques (livres, films, musique), notamment pour le site de l’Association « Autour des Auteurs » dont il est membre.
À paraître :
- « Waiting for Tina », biographie romancée sur l’actrice Tina AUMONT, autoédition, fin 2018
- “Passe montagnes”, poésie, Editions Les Monteils, 2019
- « La voie est libre », récits poétiques, écrit avec Hélène DASSAVRAY