Photo : Charlotte Goislot
Réveil matin à la radio flux tendu sans audace tu coupes le son à l’intérieur monte un mélange humain végétal animal un idéal respiratoire propulsé hors du lit tu chevauches le rayon garé à hauteur du soleil l’aube balance sa promesse tu plonges à pic dans la piscine la tasse d’une traite le corps fait des réserves petites mares de chlore dans lesquelles viennent s’éteindre les espèces
Le coude mouché on a déjà fait trois fois le tour du nez grande fatigue les entrailles donnent l’alarme cellule après cellule la bohème se réveille dans tout le circuit la faim monte en série on ne peut pas manger juste un petit quelque chose si on commence on a envie que ça continue alors mieux vaut finir et sortir fièrement du frigo
On tend la feuille et justifie le jogging avec le chien dans les rayons pour la santé mais si vous préférez on peut aussi distribuer des couronnes à l’entrée pour acquérir des compétences on téléphone à droite à gauche le piston fait l’affaire poliment on dénivelle sans savoir que les murs aussi vieillissent et bientôt deviendront franchissables
Glissement de terrain à bonne distance les uns des autres on fait vibrer les cordes vocales à la même heure au jour le jour pas de dates mais un numéro au bout du fil dire la vie dans l’enclos les mots comme des vaches et plus de train sur les balcons les mains célèbrent une force commune pendant que ceux qui ont le pouvoir réfléchissent
Tu traverses les minutes les heures en chute libre des biches maigres bondissent sur ton visage dans le couloir tu crées des parcours avec obstacles domestiques chevilles lestées par l’épaisseur du temps tu bats la steppe avec les bras au loin des déserts surgissent une fleur gorgée de liqueur titube dans ton regard apparaît son absence au bout de la tige comme une tête d’allumette alerte incendie tu déménages en gardant un peu de sable en poche
L’angoisse hissée haut dans la chair le drapeau se raidit on pâlit sous tension ne pas s’affoler en même temps que les autres s’affoler les uns après les autres pour éviter l’engorgement et comprendre que demain nos maisons nos choses auront changé et refuseront probablement de se remettre au service on digère les excès des jours disparus le troupeau part sans nous on reste sur la joue la main triste à la fenêtre une voix trop aigüe une femme un homme un oiseau sans les branches sans arbre sans planète une issue ?
Tu doutes devant la porte des vagues assise sans chaise dans le vide tu captes des conversations au passage quelques boulons pour soutenir les cuisses tu répares à grand bruit les inclinaisons la vie s’isole dans tes jambes immobiles menacée par l’exil tu ne sais plus comment habiter en dehors de ta tête amidonnée l’espace s’incurve se renverse il te reste quelques doigts pour lécher la confiture
Il faudrait d’autres muscles en rappel pour descendre sous terre fuir l’incendie visuel au fond de l’œil un écœurement pourtant tout est prêt à parler le ver de terre est prêt à parler les chats les chiens les oiseaux les salives les vents les poussières sont prêts à parler alors pourquoi on n’apprend pas la langue que tout le monde peut parler
Entretien avec Clara Regy
Je commencerai par ce qui en général fait office de conclusion : les 3 mots qui définissent la poésie : vitesse, précision, essentiel ! Peux-tu illustrer ces propos qui renvoient à une vision très personnelle de la poésie ?
Vitesse parce que ça va vite dans ma tête, les idées et les mots fusent et parfois laissent la parole en rade, court-circuite le convenu et font naître des rencontres improbables, ça va vite dans mon corps aussi, ça traverse, retraverse, ça se noue et se dénoue à toute vitesse...
Précision du mot juste, qui vient taper dans le mille, qui tente de dire l’éclat, l’intense, l’acmé.
Essentiel parce que le mot s’épanouit à l’intérieur et fait naître des sensations, des idées, des pensées, essentiel parce que la poésie c’est aller à l’essentiel avec un maximum de liberté possible.L’impact des mots, sur le corps, les sensations et aussi les sens ?
Vivre me fait beaucoup d’effet, je suis comme le petit fou qui sort de sa boite sur un ressort, la température, les couleurs, les sons, les odeurs et particulièrement les mots me font de l’effet et souvent me mettent en joie. Les mots ont toujours eu un impact sur mon corps, bon ou mauvais. J’ai commencé à écrire de la poésie pour témoigner de cette expérience (Le Bubon, Gros Texte 2016). Autrefois cette sensibilité était quasi un handicap et me plongeait dans l’angoisse. Il faut dire que le monde dans lequel nous vivons n’en a que faire, des gens sensibles. D’ailleurs la sensibilité est souvent raillée et associée à la sensiblerie alors qu’il s’agit d’autre chose. Il s’agit de pouvoir profiter pleinement de tous nos sens pour goûter le monde et célébrer la vie sous toutes ses formes, le vivant. Aujourd’hui j’essaie de me laisser toucher sans jugement, en oubliant les acquis, les croyances, en tentant de saisir quelque chose du monde avec un regard neuf, des sensations neuves, et de le rendre commun, c’est-à-dire partageable.
Je travaille « le bouleversement de tous les sens », un petit peu chaque jour et quand je suis dans des périodes d’écriture je vis dedans, dans ce bouleversement, un son devient une forme qui devient une note qui se change en idée puis en mots.La sensualité ?
Tout est sensuel, le monde est un grand tissu qui nous enveloppe. A nous d’apprendre à tisser.
N’est-ce pas un peu magique ?
La vie est magique, plein de synchronicités, de mystères, de surprises. J’ai lâché la tentation du contrôle, j’avance avec un mot en tête : confiance.
Comment parviens-tu à unir tout cela ?
Les rapports entre la vie et l’écriture sont devenus « électriques » (Emaz). Aujourd’hui je peux vivre pleinement en poète. Je suis nomade, je n’ai pas de point fixe, pas de meubles, très peu de choses qui prennent la poussière et meurent de ne pas être regardées, touchées, déplacées. Mon mode de vie correspond à mon état d’être, je ne me contrarie plus, c’est très stimulant et ça renouvelle sans cesse mes visions. C’est mon engagement en poésie, avec son exigence et sa nécessaire posture d’honnêteté par rapport à soi-même qui m’ont conduite à cette vie-là. Une vie vivante, une vie qui n’empêche pas la relation amoureuse, les amis, au contraire : un peu de manque recrée le désir et sans le désir…
Tes textes ont-ils toujours engendré une telle « mise » en vie ?
Mes textes témoignent de ce que je vis, de mon appétit de vivre, de transformer ce que je sens en mots, de traduire des énergies, des vibrations, des couleurs, des visions, des sons en poèmes, en dialogues… Écrire de la poésie c’est être en dialogue permanent avec le monde, avec le vivant et conserver tout vivant, observer et créer sans cesse de petites résurrections.
Quant au « féminin » permets-moi de l’associer à « l’humour ». Qu’en penses-tu ?
J’essaie de porter un féminisme créatif. Ce qui m’intéresse c’est de mettre en avant la puissance de création des femmes, de la révéler, à commencer par la mienne, de dire que nous sommes très bien placées pour mettre à jour les forces du principe féminin (que les hommes comme les femmes ont à l’intérieur d’eux), des forces de liens, d’accueil, de dilatation, des forces qui acceptent l’altérité parce qu’on a la possibilité biologique de la porter à l’intérieur de nous, des forces qui acceptent de partager le pouvoir et qui respectent le vivant. Des forces tournées vers l’invisible, le sensible, le non-parlant, le non-humain, la douceur… peut-être est-il urgent de les écouter et de leur permettre de se montrer, de s’exprimer. L’humour fait partie de ces forces, en particulier l’auto-dérision.
Et pour terminer de quels auteurs vivants/morts, poètes ou non, te nourris-tu ?
Henri Michaux, Alejandra Pizarnik, Albane Gellé, Nicole Brossard, les autrices de la maison Isabelle Sauvage, celles et ceux du Castor astral, Vinau, Leblanc, Laabi, celles et ceux de la maison POL, Novarina, Pennequin, Azam, voilà, j’en oublie plein ! Ça fait du bien de savoir que tous ces gens existent et écrivent.
Florentine Rey est née en France en 1975.
Elle a suivi des études de piano, de lettres et elle est diplômée des Beaux-Arts.
À la fin de ses études, elle créé une structure de production artistique où se croisent l’art et la technologie. Six ans plus tard, la nécessité d’écrire et de créer la rattrape. Elle choisit alors de vivre au plus près d’une liberté têtue et nomade, cherchant à agrandir l’espace en soi qui permet la pensée et la création. Ses textes font la part belle à l’imaginaire, à la nature, à la fantaisie, au féminin. Elle propose également des ateliers d’écriture, au service des rencontres humaines et de sa passion pour la création littéraire. Elle a publié une dizaine de recueil et obtenu des bourses et reconnaissance dont le prix Amélie Murat pour son recueil Le bûcher sera douxBibliographie
POESIE
- C’est l’année du pied de biche, recueil de poèmes, éditions Le castor astral, avril 2021
- Vivante, récit poétique, éditions Gros Textes, 2020
- Le bûcher sera doux, recueil de poésies, éditions La Rumeur Libre, 2019 (prix Amélie Murat 2020)
- Dé-camper, récit poétique, éditions Gros Textes, 2018
- Je danse encore après minuit, recueil de poésies, éditions Gros Textes, 2017
- Le BUBON, récit poétique, éditions Gros Textes, 2016
- Poésie-Performances (livret et DVD), éditions Delatour, 2016
ROMANS
- Blandine-Marcel 2, roman, éditions Michalon 2006
- Blandine-Marcel, roman, éditions Michalon 2005
AUTRES
- Désir d’écrire ? 50 textes d’auteur·e·s contemporain·e·s accompagnés de propositions pour stimuler l’écriture et la créativité, éditions Fauves, 2020
- Mon œil ! (Prix Olympe de Gouges 2010), roman graphique, éditions Des ronds dans l’O 2010
TRADUCTIONS
- Drive, traduction du recueil de la poétesse Hettie Jones (anglais américain, co-traduit avec Franck Loiseau), éditions Bruno Doucey (à paraître en avril 2021)
Ainsi que publications en revues (Bacchanales, Lichen, Jungle Juice, Traction Brabant…) et Anthologies, notamment Voix Vives de la méditerranée, éditions Bruno Doucey 2015, 2018, 2019 et en 2020 : Anthologies Printemps des poètes Le castor astral et Bruno Doucey, 2020 et 2021.