De l’autre côté
C’est de l’autre côté, tu sais, le ciel
au bout du cloche-pied
— craie couleur marelle —
Lance ton caillou,
marche pas sur la ligne !C’est de l’autre côté, le vert,
l’herbe en liberté
Avance sur les mains ! tu sens ?
ventre affolé tourterelle
disséminé dans l’aubépineC’est de l’autre côté, mon soleil
ton oubli, le rebord de la fenêtre
langue trouée
enceinte
rigole
fallait pas mordre la lisièrel’autre côté — demain peut-être
le sang, le pré fleuri, tu sais pas
— tranchées mur barbelés —
Au nom du Père
on éventre les tournesols
Signe
Genoux froids dans le pré
ongles retournés
cuisses rougiesj’ai arraché l’herbe
creusé un berceau entre les pierres
déposé — vase — mon sang
sous la langue de l’oiseau
mon envie de vomirj’ai planté une fougère
dans le dos des anges
pour que tu puisses voler
un autre chant
(muette tu es née)
leur sourirerestent un prénom et deux dates trop proches
sur une plaque en laitonje n’ai pas lavé mes mains
longtemps j’ai marché
espérant que sur mon front
s’efface
le signe de Caïn
Balcon
Je penche
mon corps à la fenêtre
balcon rouillé
pour retrouver le fer — l’appui
sous le châtaigner mon ventre
fantôme d’un autre été
c’est l’arrondi de ta promesse
qui me reste à l’endroit
où tu as craché
Oiseau à Saint-Jean
Dans l’église l’oiseau
traverse les chants le chœur tête vide
se perche sur un clou
mangeoire dans la plaie du Christon lève les yeux
on oublie
le très-bas de nos genoux
If
Tu caressais mon front
ma chevelure papa
au toucher des myosotis
endormir mes profondeurs
mes cauchemars de petite filletu me disais Kipling
Tu seras un homme mon fils
je sortais casquée de ta têteMaman me coupera les cheveux
le lendemain de ton départ
j’ai dévalé à toute allure
le pont la fenêtre
n’ai plus jamais remis ma robe bleue
Pente
Tu apprivoises l’espace coquille
le sang dans les oreilles — tambour liquide
la peau au ras des heuresun matin tu ouvres les doigts un à un
sur le grain fermenté, la lumière, son asileune voix t’a dit
mets tes pieds dans les flancs de la montagne
la pente sera docile
Entretien avec Clara Regy
Ainsi que vous le dites si joliment quelle a été l’origine, - voire le point de bascule - qui vous a fait entrer en poésie ?
Oui, je crois qu’on entre en poésie. Je me souviens nettement de ce passage. J’avais huit ans, mon père venait de mourir. Il n’avait pas fait d’études (il était gardien de passage à niveau) et pourtant il me semblait connaître les langues de tous les êtres vivants : il parlait avec les oiseaux, me traduisait les empreintes, lisait les fougères. En marchant à ses côtés, j’avais l’impression d’avaler la lumière. Dit comme cela c’est un peu niais, mais c’est une sensation très forte.
C’est en tissant chaque jour après son départ mon dialogue avec lui que je suis entrée dans un nouveau rapport au monde, une quête de ce qui échappe, une forme d’intensité. Cela s’est d’abord fait sans mot car écrire cette force c’était l’anéantir. L’écriture du poème est venue plus tard, quand la texture du silence n’a plus suffi.Ecrire oui, mais pourquoi ? Que recherchez-vous dans le « travail du poème » ?
A mes yeux la poésie, ne passe pas en premier lieu par le « travail du poème ». C’est pour moi, d’abord, une façon d’être au monde. « Poète », le mot peut faire sourire, pourtant il ne s’agit pas de s’en vêtir comme d’une toge, mais bien de le brandir comme un drapeau. La poésie est une pulsion libertaire : le refus du sens unique, des bornes qu’on nous assigne, l’affirmation de l’acte créateur comme résistance à la perte d’essence et d’humanité. Le poème n’est qu’une conséquence de cette affirmation.Un ami m’a fait remarquer qu’il y avait beaucoup de seuils, de bords, de lisières et autres commissures dans ma poésie. Ce n’est sans doute que le reflet de mon sentiment d’être « en marge », de me tenir sur le rebord du monde comme pour mieux, tout à la fois, en explorer les frontières et l’embrasser. Ecrire un poème c’est tenter de prendre le monde dans mes bras, le saisir dans tous ses sens.
Quels auteurs, poètes ou non, vous « accompagnent dans votre quotidien ?
D’abord il y a eu Eluard (« et je veux chaque mort coucher avec la vie », la révélation première) puis Rimbaud, Apollinaire et Char, dans cet ordre. Les voyages avec Cendrars, Tsvetaïeva et Akhmatova aux confins de la Russie. Ingebor Bachmann et Paul Celan. Joyce Mansour et sa violente érotique du corps. Pizarnik, Juarroz, Pavese, Ungaretti. Lorand Gaspar et sa lumière. Vénus Khoury-Ghata pour la morsure des images…
Et toujours les poésies anglosaxonnes de Dickinson à Bukowski en passant par Jim Harrison et Sylvia Plath pour leur force narrative.Pouvez-vous préciser ce que vous mettez derrière ces mots : « les liens entre poésie et spiritualité » ?
Poésie et spiritualité relèvent pour moi de la même démarche : une quête de sens, de ce qui nous relie, en dehors de toute velléité analytique. Dans chacune il y a rencontre, don, quelque chose de l’ordre de la grâce. Cette aurore propice à la révélation que Maria Zambrano décrit comme la raison poétique.
Une forme de transcendance, quelle que soit la réalité que l’on pose derrière ce terme.Vous ne passerez pas à côté de la question rituelle de la poésie en 3 mots. Et donc quels seraient-ils ces mots ?
Racine – Ventre – Elévation
Née en Savoie en 1980 Gaëlle Fonlupt a grandi sur les bords de Loire puis en Bretagne. Après des études de Sciences politiques elle s’engage dans l’humanitaire en Asie. De retour en France elle travaille à l’hôpital puis dans une juridiction. En exil perpétuel c’est en poésie qu’elle cherche ses racines. Son premier recueil, A la chaux de nos silences, paru en janvier 2023 aux éditions de Corlevour figure dans les sélections 2023 du prix Apollinaire Découverte et du Prix Ganzo Espoir, Découverte, Révélation.
Bibliographie
- A la chaux de nos silences, éditions de Corlevour, janvier 2023 (recueil de poésie)
- Elle voulait vivre dans un tableau de Chagall, éditions d’Avallon, décembre 2020 (roman)