Je souhaite seulement que tu fasses quelque chose de toi, Hollie McNish, traduit de l’anglais par Valérie Rouzeau et Frédéric Brument, Le Castor Astral
Dès la dédicace, le lecteur sait que les rênes vont se desserrer et que les tabous vont tomber. Je souhaite seulement que tu fasses quelque chose de toi est « une sorte de mixture particulière, composé de journal en prose, d’essais et de poèmes avec également des nouvelles ». Autant le dire, l’écriture est foisonnante. 479 pages mais n’ayez pas peur ! Le lecteur est invité à lire ce livre d’au moins sept manières. Par exemple, du début à la fin, en sautant ou en piochant des poèmes. Des poèmes qui suivent tous une même quête : libérer les tabous, libérer les femmes et nos grands-mères. Ce ne sont d’ailleurs pas toujours des poèmes car toutes les formes se mêlent pour rendre hommage aux femmes d’hier et à celles de maintenant. Plusieurs chapitres composent Je souhaite seulement que tu fasses quelque chose de toi. Le premier m’a particulièrement touchée, celui sur ses grands-mères. Ces femmes qui n’ont pas pu s’exprimer comme elles auraient aimé le faire mais pour qui Hollie McNish prend la parole, haut et fort et sans mâcher ses mots. Il est question de tout ce que l’on fait pour se conformer à la société, par exemple se rendre aux funérailles de sa grand-mère, alors que l’essentiel n’est peut-être pas là selon l’auteure. A propos de la société de nos aïeules et du « mari (qui) ne doit toucher que sa femme, pas d’embrassement à l’enfant en détresse, te caresser, c’est encore un ancien péché. » Des grands-mères empêchées de vivre leur sexualité, mais auxquelles Hollie McNish s’adresse et parle de sexualité ouvertement. Elle interroge ainsi l’évolution de la sexualité à travers les générations, avec l’idée d’une certaine connaissance ou méconnaissance de liberté de la chose. Pour la grand-mère, « le sexe n’était qu’une tâche domestique parmi d’autres ». Et cela s’enchaîne à d’autres textes où le sexe est présent, où des lèvres baisent d’autres lèvres, où des corps sont emmêlés et en sueur.
Hollie McNish évoque les habitudes que nous avons pu acquérir de nos parents, parle de cette transmission à travers les générations. Par exemple, cette habitude d’emporter avec soi les petits savons qu’on nous met à disposition dans les chambres d’hôtel. Une manie prise pour le cas où on en manquerait, transmis entre les générations par celles et ceux qui ont connu la guerre. Elle parle aussi d’elle, de son enfance, de sa vie de jeune femme, de son expérience de la maternité, de sa sexualité. De tout ce que personne ne lui avait dit par exemple à propos de l’accouchement, de l’expulsion du placenta. S’interroger sur tous ces tabous, ces injustices et comment faire pour les faire sauter.
« ça a commencé dans la peau de nos mères / nous perturbatrices ! Nous parasites. »« rose découvre le désir – c’est mal / bleu découvre le désir – c’est bien »
Alors, prendre revanche ! Evoquer le sexe sans risque, lever les tabous, évoquer jusqu’au porno. Lire Hollie McNish, c’est parfois cru, c’est lire des gros mots, du sexe et de la masturbation. C’est débridé. C’est branché donc, car ça parle de sexe. L’écriture abondante, dans ce qu’elle a de plus primaire mais avec cette quête de libérer le verbe pour libérer les tabous. Une petite réflexion toute personnelle tout de même en passant : la libération de la femme est-elle forcément une question de sexualité ?Au-delà de cette libération des corps et du sexe, Hollie McNish offre un livre prolifique très moderne, plein de peps et bourré de vie, « de toute la vie / que nous avons la chance d’avoir ». De la maternité, cette manière de partager son corps avec un autre corps pour ensuite se séparer et devenir deux êtres différents. De toute cette vie à vivre avant de mourir. De toute cette vie où on côtoie la mort et des choses mortes, célébrées jusque dans la fête d’Halloween. Le fait de mêler mémoires, poèmes, nouvelles, ajoute de la vitalité au livre. Ecrire sur les tabous, sur ce qui nous a créé depuis l’enfance, les petits et les grands événements. Lire en tous les sens et par tranches. Une écriture fluide, capable d’embarquer n’importe quel lecteur. Bravo aux traducteurs pour avoir su rendre au texte toute sa vitalité et pour la traduction d’un aussi gros volume. Merci Clara Regy de m’avoir offert ce livre pour mon anniversaire !
DISCUTANT DE SEXUALITE ORALE AVEC MAMIE
Mamie avait toujours un fou rire quand elle se remémorait la fois où elle était allée chez le coiffeur du coin et avait demandé, sa langue fourchant, « une coupe et un léchage ». J’aime bien m’en attribuer le mérite. Cette semaine-là, nous avions parlé de fellation parce que mamie croyait que les pipes étaient un mythe : Mais qui donc voudrait faire ça ? Elle croyait aussi jusqu’à son troisième enfant que les bébés naissaient par l’anus parce que c’est par là que le docteur lui avait dit de pousser et, honnêtement, c’est souvent ce que l’on ressent. Ce fut le cas pour moi. (…)
(…)
nous sommes la seule espèce qui maquille ses cadavresnous naissons
insouciants
de notre apparence
extérieureet nous aurons l’air
merdique à notre mort
mais nous serons morts
alors quelle importancele seul temps que nous
perdons à nous soucier
de la forme et de la taille
de notre corpset ce tout petit intervalle
qu’on appelle la vie(…)
en réduisant nos empreintes carbone
à tous ceux qui se soucient de l’environnement
se faire gentiment doigter
dans les toilettes d’un café
est meilleur pour la planète
qu’un thé à emporter
No border, Nadège Prugnard, Les éditions Moires, Collection Clotho, mars 2020
No border m’a été offert par Bernard Bretonnière. Son critère pour m’offrir un livre était de choisir le livre d’un-e- auteur-e- ne figurant pas encore dans Terre à ciel. Pari gagné ! Nadège Prugnard est auteure, comédienne et metteure en scène et ce texte a été écrit entre 2015 et 2017 dans la jungle de Calais. No border est une commande de la compagnie HVDZ qui a mis en scène le texte en 2018. No border est un long poème où l’oralité occupe la première place. C’est un poème choral, on y entend les voix de ceux qui habitent la jungle, ces voix s’entremêlent au poème. Des voix qui disent ce qui a déjà été traversé. D’autres pour qui « c’est trop dur / d’en parler ». Nadège Prugnard prête sa voix à Bachir, Jerusalem, Akbar, Mohammed, Bijan, Abdulhat, Hicham, Nadia… ou plutôt ils prêtent la leur et Nadège les consigne. Ce sont des voix et des phrases poignantes qui s’impriment dans le poème à la première personne du singulier.
« Je dois mourir pour rien »
Des mots parfois en anglais : « I’m searching freedom in Europe »
Des poignards qui dénoncent notre humanité, nos sociétés où des gens meurent décapités par des fous, où des gens fuient sans avoir nulle part où être chez soi. Des femmes et des hommes qui pourtant s’accrochent à la vie coute que coute pour la folie de quelques-uns :L’empereur veut coucher avec la lune
Seule la mort est à la hauteur de sa folie.Nadège Prugnard évoque ceux qui sont morts en traversant mais surtout ceux qui ont traversé, ceux dont la blessure est profonde, « un trou gros comme le monde ». Ceux qui sont restés vivants et qui veulent encore traverser vers l’Angleterre. Ceux qui dans la jungle ont « des abris pour se tenir debout ». Elle parsème son texte et la jungle de fleurs, une façon de rendre un peu d’humanité, de donner de l’amour, de dire la vie et sa beauté, une façon surtout de dire l’indicible. Mais « on n’imagine pas les larmes ». On n’imagine pas ce que ces hommes cherchent. « Je cherche ce que j’ai perdu, ce qu’on a tous perdu peut-être je ne cherche pas ».
On voit Nadège Prugnard déambuler dans la jungle et avoir honte pour la France. On voit les bénévoles parmi les refugiés. Elle évoque son expérience dans la jungle en tant que femme, parfois désirée par les hommes, d’autres fois méprisée. Elle n’oublie pas les femmes, celles qui ont migré et parfois ont perdu leur bébé dans la traversée, ces femmes paraissent vivantes mais dans le fond sont mortes.
No border dit l’incompréhension face à cette situation, dénonce l’Europe et la France par rapport aux conditions d’accueil inhumaines réservées aux réfugiés. No border dit l’amour, comme on devrait s’aimer, ouvrir les bras, ouvrir son cœur pour contrer ce « viol des droits de l’homme pour raisons humanitaires ».
(…)
ET ENCORE BOUE
FEU CHAGRIN SOURIRESJe m’appelle Youssef merci pour la fleur j’aime la nature avant j’étais gardien de chèvres au Kurdistan
Youssef me montre comment faire pousser de la menthe sur un sac de petites pierres et de la coriandre sur une patate on sourit devant une petite brindille à deux feuilles il m’offre un thé à la feuille merci very good
Youssef et je trace avec le sourire extatique de celle qui a vu la Vierge dans un gobelet en plastique et mes deux gros sacs Leader Price pleins de jonquilles FLOWERS ROSE DAISY WHEELJe suis Charnaz je suis arrivé il y a un mois je viens d’Ethiopie merci pour la rose !
Je suis Zahra je viens du Darfour est-ce qu’elle se mange la fleur ?
Je suis Nazari je viens de Téhéran j’ai mis un an et un mois pour arriver BEAUTY IS DEAD la beauté est morte ils ferment la réalité où aller ?
Vous étiez un monde, Christine Guinard, Gallimard
Le livre s’ouvre sur un monde, celui de femmes au lavoir en Espagne. Un monde qui me parle précisément, ayant moi-même enfant accompagné maintes fois les femmes au lavoir dans le petit village où vivait ma grand-mère en Espagne. Aussi cette scène sur laquelle s’ouvre Vous étiez un monde, cette scène où l’enfant regarde l’eau savonneuse s’en aller, je l’ai de suite reconnue. Vous étiez un monde, ce monde qu’on conserve en soi depuis l’enfance, fait de gestes, d’exil et de guerres, fait de départ et de retour. Ce monde : celui de ceux que nous n’avons pas vraiment connus mais que nous reconnaissons intimement.
Vous étiez un monde, un hommage aux femmes qui ont traversé la guerre et les frontières. Une inflexion sur cette langue intérieure, cette langue qui puise au fond de nous et fouille nos racines, révèle ce qui nous a construit. Nous qui écrivons, n’avons pas traversé les frontières, pourtant nous avons cela en nous. « On se demande ce que cela veut dire d’avoir survécu ». Cette dernière phrase isolée sur une page est percutante.
Vous étiez un monde, est une traversée, avec un « pont près du ciel », cette idée de « plonger de l’autre côté », de se glisser dans une brèche, de traverser dans l’eau. Cette traversée dans l’eau qui évoque l’exil des espagnols et en parallèle une traversée de l’enfance… Ce contact de l’eau très présent dans le livre m’évoque l’eau qui s’écoule, lave la mémoire tout en continuant d’irriguer les racines et les veines. Ces pans d’histoire qui ont brûlé mais qui recommencent et sont capables de battre encore par-delà la mémoire. Les femmes sont présentes aussi avec leur capacité à accueillir, à pardonner malgré « ce qu’on leur a fait ». « Les femmes ne pleurent plus jamais. »L’écriture de Christine Guinard convoque, amène parfois dans un autre espace-temps. On ne sait pas toujours d’où on parle dans l’espace de la mémoire. C’est un peu comme « entrer là pour toujours ». C’est s’intéresser au poids des non-dits : « qu’avons-nous dit qu’il fallait taire ? » Rien n’est vraiment raconté dans Vous étiez un monde, tout est plutôt suggéré. Tout est là sans avoir besoin de le dire, dans le sang, dans le ruisseau, dans la forêt. Il y a de l’ombre et de lumière, puis de la lumière et de l’ombre. Des ombres qui traversent la lumière et cherchent à se parler. La force de l’écriture de Christine Guinard permet de convoquer, de passer de « l’autre côté ».
Tu me dis que le monde brûle
je ne te crois pas
mais je le voisqui brûle de tous ses feux comme j’ai brûlé moi
qu’en reste-t-il après,
et qui renaît sous la peau noircie et les tissus
le cœur bat le sang coule encore
le sang décide et il repart, dans la danse le corps renaît
de ses cendres,
une greffe – qui bat là tout est noir.
Eblouissante érosion, Sarah Laulan, la tête à l’envers
« Nos jours avancent non pas vers leur fin, mais de question en question », écrit Sarah Laulan dans une note qui précède les poèmes de Eblouissante érosion. Le recueil est bâti sur cette affirmation pour parler d’un grand-père devenu vulnérable et qui offre une rétrospective de sa vie. Il s’agit alors pour l’auteure de « ne pas faire chavirer papi », mais de l’assister avec toute l’émotion et l’intensité que peuvent contenir ces derniers moments. L’aïeul évoque ses souvenirs entre amours, deuils, déportation et souvenirs d’Algérie. – des souvenirs qui au fil du livre vont s’estompant. L’écriture de Sarah Laulan est emplie d’attention, son regard capte et renvoie les sensations ressenties au contact de ce grand-père dont l’œil parfois s’ouvre grand. Elle ressent la solitude du vieil homme, l’absence ressentie dans son lit devenu froid. Les questions adressées au grand-père, lui permettre de livrer ses mémoires archivées au fond de ses tiroirs et d’évoquer d’autres ancêtres à travers lui. Les poèmes sont courts, les vers brefs et transmettent des bribes. L’écriture est élimée et tenue. Vers la fin, ces mots : « je crains / d’avoir écrit / pour te retenir » : écrire pour faire tenir en vie. Ces poèmes sont ceux que chacun de nous aurait pu écrire pour un aïeul, en cela ils sont touchants.
son œil s’ouvrait grand
sur le grandtout
aspiraiteffrayé
à rejoindre
une certaine véritémes cousins
déportés je les ai bien connustémoignèrent encore
émues
ses mainsque l’encre n’embrassait plus
Une inconnue de passage, Roland Reutenauer, L’herbe qui tremble
Ou « Journal de rémission sans date ». Rentrer de l’hôpital et se raccrocher au monde végétal, marcher dans les hautes herbes en allant saluer le chêne. Rentrer de l’hôpital et mettre de côté le travail du jardin, juste voir le soleil, la pluie, les plantes. Ecriture du poème pour apprivoiser les peurs : « déambuler sous les arbres / et ne rien remuer au fond de soi ». L’observation des petites choses, comme des abeilles dans un buisson : « cela suffit à faire de ce jour / bien plus qu’un jour ordinaire ». Quand on est confronté au vieillissement, que l’on avance vers le couchant, que la maladie nous change, la poésie soutient. Voir la lumière dans les herbes et les feuilles, aide à traverser les épreuves de la maladie. Un livre touchant, une écriture sobre.
TETE NUE
Le merle qui sautille sous le noisetier
s’arrête et te dévisage longuement
il t’a déjà vu maintes foisun merle peine à te reconnaître
maintenant que tremblent au vent
les trois cheveux qui te restent
Excursions Poétiques, Marie-Anne Bruch, Z4 éditions
Excursions Poétiques, de quartiers en quartiers, redécouvrir Paris, son ambiance, des pans de vie. Marie-Anne Bruch donne une âme aux squares, terrasses, brasseries, bancs publics, parc, cafés… Une à trois pages en moyenne sont consacrées par lieu précis. Les descriptions simples nous plongent dans l’atmosphère des quartiers. Une attention particulière est accordée aux arbres, un peu comme si chaque arbre parisien avait son importance. Marie-Anne Bruch ne cherche pas les fioritures, son écriture est poétique, naturellement sans avoir besoin de forcer le trait. Pas de prouesse d’écriture dans ce recueil, mais une belle sensibilité, une invitation à prendre le temps de vivre. Si les lieux sont évoqués, cela ne va pas sans les gens : enfants, vieux, parents, joggeurs, amoureux, travailleurs, promeneurs, touristes. Elle porte un regard parfois tendre, parfois critique sur ces foules, sur les touristes qui traversent le texte et qui font tellement partie de ce paysage urbain, elle s’en amuse ou s’en agace. Elle n’oublie pas d’évoquer les rats qui parfois traversent dans un jardin, se réfugient sous les bancs. Marie-Anne Bruch écrit la vie et surtout le temps qui passe. Une terrasse où elle était une habituée jeune adulte, un jardin : « Je venais dans ce jardin il y a trente ans ». Marie-Anne Bruch a beaucoup écrit dans ces endroits visités, revisités. Revenir dans ces quartiers est une façon de voyager dans ses souvenirs, de se rappeler des angoisses qui ont été depuis vaincues, revenir et savoir qu’il n’y a rien d’autre à craindre que des passants.
« A l’époque j’avais un an d’avance et aujourd’hui j’ai l’impression d’avoir trente-cinq ans de retard ».Aussi, il ne s’agit pas simplement d’un voyage dans le temps, Marie-Anne Bruch parle d’aujourd’hui. Elle reste pudique, ne dévoile pas grand-chose d’elle, mais est là, tellement présente dans ces lieux de maintenant, en effleurant celle qu’elle a été avant. Elle évoque la brume qui l’a traversée en parcourant la ville et les années.
« Je quitte ce bar avec le sentiment de ne pas pouvoir y pénétrer au présent. C’est dans le bistrot du souvenir que je viens de prendre place et de siroter un café. »
Elle revient ainsi au fil des quartiers sur des périodes de sa vie. Une manière de nous laisser un peu rentrer chez elle, comme on le ferait en s’asseyant à la terrasse d’un café.
« Je me trouve dans un bar chic et désert, aux coloris et aux éclairages délicatement outremer et aux pulsations lourdes d’une techno froidement rêveuse et je me sens là-dedans à peu près aussi confortable qu’un oiseau engourdi dans un aquarium. Les gens qui passent devant moi sur l’avenue ont de longues tenues extravagantes – sortes de manteaux à la forte signalétique clinquante, la panoplie idéale pour le gala annuel des éboueurs fulgurants. »*
« Que dirais-je de la femme que j’étais il y a dix-sept ans et sur laquelle j’aurais voulu me pencher ce matin, dans ce quartier qu’elle habitait ? Était-elle une convalescente égarée à travers les brumes de son mutisme ? Qui, de sa si longue patience ou d’elle-même, menait l’autre par le bout du nez ? Croyait-elle vraiment qu’il suffisait de serrer les dents et de languir longtemps pour que le bonheur se pointe ? Croyant faire acte de résistance, elle ne parvenait qu’à bâcler sa vie. Tant de persévérance, tant d’efforts et d’angoisses – juste pour passer le temps ! »
Ma vie animalière suivi de Homme-Père/Homme de pluie et de Souvenir du feu, Joël-Claude Meffre, propos2éditions
Des portraits d’animaux, des scénettes mettent en avant ce qui nous lie aux animaux. Par exemple, ce portrait de l’homme à travers l’image du chasseur qui tue des oiseaux, figeant ainsi un moment d’éternité, et se persuadant que tuer un oiseau n’était pas tuer. Les animaux sont aussi un rapport à l’enfance, Joël-Claude Meffre montre ses relations avec son frère, piochant dans leurs jeux et observations. Les animaux sont prétextes pour raviver les souvenirs. Joël-Claude Meffre les fait surgir dans ses narrations, les mêle aux légendes, met en lumière notre rapport au monde et à l’autre. Il y a quelque chose d’un Gary Snyder dans cette écriture dans la façon de considérer la nature, de percevoir le monde et d’être dans la vie. Vers et récits s’alternent mais de manière différente en fonction des parties du livres. Poésie qui emprunte au classique parfois, mais poésie narrative avant tout.
Une partie du livre est consacrée au frère oiseleur, son amour pour les grives qu’il attrapait et retenait captives jusqu’à ce qu’il les libère quand il n’a plus pu les chasser. Une autre partie est consacrée à la mémoire du père « qui marche au milieu des pluies ». Partie composée de poèmes d’eaux, de poèmes qui coulent et racontent quelque chose du passé. Ce livre parle aussi de la chasse, du chasseur, de la relation de l’homme avec la nature, à la fois s’y fondant mais aussi donneur de mort, priveur de liberté. Une poésie qui pousse à la réflexion à propos de la place qu’occupe l’homme dans la nature, à celle des animaux dans la vie de l’homme. Ces animaux qui forgent nos regards d’enfant et nos souvenirs. Le rapport aux animaux et en même temps rapport à la mort ici face aux animaux empaillés par exemple. Imagination et souvenirs s’entremêlent, à un moment on ne sait plus ce qui est fiction ou réalité, Joël-Claude Meffre nous transporte dans un conte, une légende, puis nous ramène toujours vers la réalité. Les éléments, l’eau, l’air brassé par les ailes des oiseaux, le feu sont présents aux côtés des figures du frère et du père – figures parfois un peu mystifiées. Joël-Claude Meffre s’interroge sur « le sens de l’animalité et de l’humanité », « sur le sens de la vie et de la mort », écrit si bien Marilyne Bertoncini dans sa préface.
Beaucoup de temps est passé, Le silence s’est fait sur tout ça. Mais quand on se souvient, les yeux se tournent vers elle avec crainte.L’homme-père s’est souvent demandé :
« Où est-ce qu’elle commence, la rivière ? »
« Est-ce qu’elle a eu seulement un commencement ? »On lui avait dit :
« Il faut voir la source. »
« C’est par là-haut qu’elle est, dans la montagne
de la Chamouse ».Dans son amont
au creux de la vallée,
il s’imagine qu’au commencement elle n’était
rien d’autre qu’un petit filet d’eau
osant à peine se glisser entre les cailloux, avant de se faire un
chemin, s’inventer son aval.Elle n’est vraiment devenue rivière,
Que lorsqu’elle a su trouver le chemin de son aval.
C’est alors qu’on lui a donné un nom, ce nom qu’elle a, maintenant,
Pour toujours.
fils, Olivier Vossot, La Crypte
Par fragments, par touches, l’écriture est condensée. Le poème tient souvent sur quatre lignes tout au plus et le lecteur peut s’arrêter sur chacune d’elle, tant l’écriture est précise, tant chaque ligne à elle-seule est un poème. Ecriture au couteau. Rien ne dépasse. Tout est concis et frappe.
« j’ai été l’ombre à ton ombre si j’existais j’étais seul »Ecriture d’une douleur qui remonte, douleur qui en fait n’a jamais cessé de travailler et d’habiter.
« je ne remonte pas les jours ils reviennent »Fils d’un père alcoolique, fils imbriqué dans la boisson du père : « au même songe toi et moi nous buvons ». Plutôt qu’un songe, un mauvais souvenir les lie. Le lecteur lit la gorge serrée ces poèmes adressés à la figure paternelle, ces poèmes relatant l’enfance confisquée. Ces poèmes qui disent l’enfant attendant un regard, un signe du père.
« l’enfance n’a pas eu lieu tu ne m’as pas vu »Alors se pose la question de l’écriture comme ce nécessaire cheminement pour se reconstruire, étouffer l’enfant. Le mal avec la racine. Repartir de zéro pour celui qui a vieilli avant d’exister.
Ce recueil est composé en réalité de deux parties. La première brûle seul et la deuxième fils comme le titre du livre dans laquelle l’écriture prend une forme différente, se disposant en touches/fragments plutôt qu’en vers. Dans cette deuxième partie, il y a aussi la mort, la vision du père mort : « tes yeux ne ferment plus », « la bouche démesurément ouverte ». Le lecteur est touché par ce recueil.
mon regard s’est coupé près de toi
figé en deux
plus loin, de l’autre côté j’étais toi
tes traits disent ma blessure
ce que je suis se tait
enfoncé dans ma mémoire
Cécile Guivarch