Ceux qui se taisent, Bruno Doucey, Editions Bruno Doucey
« Poète, dans ton siècle, dis ce que tu vois ». (Odysseas Elytis), cette phrase Bruno Doucey l’a placée en exergue de son dernier recueil : Ceux qui se taisent. Dans un monde où vivre est devenu difficile, où les populations sont amenées à subir des périodes de crise, à migrer pour fuir un régime, une guerre, où nous assistons, impuissants, à la montée de l’intégrisme religieux, le poète a choisi de ne pas se taire, de donner à lire une poésie engagée et humaine.
Bruno Doucey s’intéresse aux habitants d’un petit village en Crète, aux migrants, à un homme sur son lit d’hôpital, à une femme qui assiste à la conversion de son fils à l’islam. Ces gens qui se taisent, souffrent et subissent en silence les grandes dépressions de l’Histoire, en Grèce où vivre signifie parfois précarité, où les femmes parlent dans un silence qui signifie beaucoup, où des exilés tentent de rejoindre l’Europe.
Cette femme à Créteil, son père arrivé déjà en bateau et qui a voulu croire à cette maxime : « ICI / VOUS N’ÊTES PAS / N’IMPORTE / QUI ». Cette femme qui est pour la paix et la tolérance, se tait lorsque son fils se convertit à l’Islam. La femme de Créteil voulai[t]le voir devenir homme / mais [elle] n’aime pas la barbe qu’il porte. Elle regarde par la fenêtre lorsque le fils parle de djihad mais veut rester une femme libre et respecter la liberté d’autrui. Cette femme qui, après les massacres du 13 novembre veillera une bougie à sa fenêtre.
Pendant tout ce temps, un homme se meurt sur un lit d’hôpital. Ses proches l’accompagnent alors qu’il est allongé sur le sable blanc. Il(e) est mourant, il va et vient dans son corps avec cette indécision de mourir. chaque / instant / de [sa] vie / dit / NON / à l’injustice. Il est le symbole du naufragé, du migrant, il est l’Homme qui se meurt alors que le passager de la chambre 4 n’est pas un clandestin. Une fois mort, il ira peut-être errer en Irak ou en Syrie, à tout jamais lié aux misères du monde. Le soleil / verser[a] des larmes / sur [s]on silence.
Bruno Doucey, en donnant voix à ces personnes, porte un message de justice, paix, tolérance, solidarité, liberté dans ce monde où nous assistons à la montée d’autre chose : Jalousie Ignorance Bêtise. Il conclut par ces vers :
Je n’ai pas dit La vie est belle
Elle était belle et je n’ai pas pu la retenir
qu’en posant sur ta peau les doigts de rose d’un poème.
Bois de peu de poids été - automne, Romain Fustier, Lanskine
L’été, le temps semble s’arrêter, entre le jardin et la hâte d’elle, le chemin des vacances, la culture des tomates. L’auteur a déjà écrit sur ces thèmes, mais le lecteur ne s’en lasse pas, car à chaque nouveau recueil, Romain Fustier apporte une touche nouvelle. Sa langue est sans cesse réinventée, moderne et utilise à la fois des mots du quotidien, des fragments de paroles et des structures plus classiques. Malgré le renouveau, la voix de Romain Fustier reste reconnaissable. Il sait, par exemple, parler de l’acte amoureux, sans tomber dans la banalité, en bousculant les images et la grammaire. Il donne ainsi voix à ses poèmes : ses seins dégrafés, le jardin débordant sur elle. Mais il ne s’agit pas dans Bois de peu de poids, de poèmes d’amour. Il s’agit plutôt de savourer l’été, des tomates et du basilic, de profiter de la lenteur du temps, de la moiteur des draps, du linge qui sèche dehors, de la prairie en contrebas, de l’eau dans les ruisseaux, du jardin, de l’océan, de la vie de famille. Romain Fustier ne raconte pas l’histoire d’un été, il puise dans ses souvenirs, tourne la clé de contact de cette mémoire. Il la laisse aller au rythme de cette saison qui rend tout plus lumineux. Puis il y a le dénouement de l’été / son passage dans l’automne de nous, la tristesse, la mélancolie qui survient avec le départ des vacances, avec la rentrée le ciel qui souriait bleu / fini / terminé. On peut mettre les cartes de la mer sur le frigidaire pour que l’été dure encore toujours, pour que la mer continue de japper en nous, néanmoins, en quelques semaines son souvenir s’éloigne et il faut changer les habitudes de l’été et vivre dedans. Aller vers les jours sombres, le climat pluvieux puis les pieds dans la neige. L’automne et l’hiver sont ressentis comme des saisons de déprime. Les saisons vont et viennent et notre bien-être avec elles. Nous renaissons chaque été.
le ciel est gris devient le quotidien /
& vive les temps meilleurs / penses-tu /
plus chauds en ce mois de décembre
que tu échangerais bien contre l’été /
Toute une vie bien verticale, Manuel Daull, photographies de Stephan Girard, L’Atelier contemporain
Manuel Daull donne la parole à diverses voix. Une femme vit dans une cité, un homme prend le train chaque jour, une femme, née de la guerre, n’a jamais connu son père, un homme va à la caisse d’allocations familiales, un étudiant nomade, etc. Des voix multiples surgissent avec force. Elles puisent au fond des femmes, des hommes, les racines, les êtres, le mal être, les forces et les fragilités. Ces voix sont profondément humaines, à la fois blessées par la vie, blasées par le quotidien et elles cherchent ce qui les raccrochent à la vie : l’amour. Elles vont au rythme des trains, traversent les paysages, toujours en mouvement. Elles sont diverses et pourtant se croisent, se relient dans la langue. L’Art d’Habiter sa vie dépend du lieu où l’on habite. Les souvenirs, les racines, les rencontres, le rapport à l’autre et aussi les zones d’ombre influent sur la façon dont on habite son corps. Le lecteur est saisi par l’intensité de chaque phrase, il est ému à chaque page. L’écriture est intense, en mouvement, jamais immobile. Vivre dans la cité c’est bâtir son espace. Manuel Daull donne la parole aux personnes qui ont dû quitter leur terre d’origine, pas toujours délibérément. Le poids de l’exil, des racines ou des accidents de parcours dans la vie, reviennent souvent dans ses lignes. Ce livre nous frappe. Par exemple, il y a la voix de cette femme qui dit je m’adapte au béton qui m’entoure, nos corps même ne nous appartiennent plus, où sont tes arbres qui te servaient de racines comme de parapluies, le bonheur n’était pas prévu dans le cahier des charges.
L’architecture des cités, à la verticale, est confrontée à l’architecture intérieure : comment se bâtir de l’intérieur selon le monde où l’on vit. Petit à petit le lecteur a l’intuition que l’architecte dans ce livre, c’est Manuel Daull. Il construit au fil des pages un livre de vie, donne la parole à ceux qui ne l’a prennent que rarement. Il observe et dit sans détour, la vérité de la vie dans les cités et aussi celle des personnes qui prennent le train chaque jour pour aller travailler. Il façonne ce livre, tour à tour architecte et maçon. Il nourrit une réflexion sur ce qui nous construit. Il nous fait voyager, nous montre d’autres paysages.
Quels sont les lieux que nous avons habités vraiment - je veux dire, quels espaces avons-nous vraiment remplis de notre présence au monde.
Les photographies de Stephan Girard traversent également les paysages, ne restent pas dans l’immobilité et rejoignent avec harmonie l’écriture de Manuel Daull qui est une langue rare. Son geste d’écriture est profondément humain. Un auteur qu’il faut découvrir. D’urgence.
Quand bien même, Isabelle Bonat-Luciani, Editions Les Carnets du Dessert de Lune
On avait déjà lu Isabelle Bonat-Luciani en revue, et pour ma part je l’avais remarquée. Nous l’avions accueillie dans les Anges à notre table sur Terre à ciel et c’est une auteure que j’ai bien envie de suivre.
Dans ce livre, il y a l’absence, la disparition. Mais aussi les souvenirs et beaucoup de regrets. Que reste-t-il alors lorsque le temps s’en est allé, quand on ne s’est pas tout dit ? La réponse incontestable : l’écriture.
L’écriture est en apparence simple, accessible mais traite le sujet en profondeur, sincérité et sensibilité. Isabelle Bonat-Luciani alterne vers et proses. Elle creuse, va et vient et poursuit toujours un peu plus son travail de forage. Elle cherche son histoire. L’histoire de cet autre, cet absent dont peu de souvenirs demeurent. On aurait pu… revient souvent. L’auteure semble porter un fardeau de regrets et c’est par l’écriture qu’il lui est possible de renouer avec ses racines. De l’absent, presque étranger, le connaître mieux, le faire surgir bien présent dans ses mots, le faire entrer dans son histoire car comme l’écrit l’auteure : quand tu mourras / il me faudra devenir / quand bien même.
et elle écrit encore :
On ne pouvait pas savoir
c’était la veille
on aurait pu se dire
on aurait pu s’inventer
un peu plus
alors on aurait ri beaucoup
[…]
Sur les berges du Chari, Nimrod, Editions Bruno Doucey
Nimrod, originaire du Tchad, vit en France depuis plus de vingt ans, tu n’es jamais chez toi / oublié / dans le soleil. Il écrit sur son pays qui a fleuri dans les ruisseaux ardents. Il se souvient de ses ancêtres, des mamans parties là haut. Nimrod écrit avec grâce reçoit et redonne au poème. Une enfance au Tchad, la famille bien ancrée à cette terre et lui déjà porté ailleurs dès l’enfance alors qu’il était aux prises d’un grain de sable. Sa terre maternelle, de ses yeux d’enfant, avec ses animaux, ses paysages, c’était faire un tour du monde juste en me rendant à trois kilomètres d’ici. Le poète écrit des choses belles, ancrées de bonheur, d’oiseaux, de fleurs mais il dit aussi la violence, avec la vérité du cœur. Il rappelle dans ses poèmes l’esclavagisme, les africains morts pour la France, servant ainsi de chair à canon, il évoque la honte noire.
Ces guerres qui reviennent encore aujourd’hui : ils ont remis ça / ils tirent cette fois avec des balles blanches et noires / le sang est désespérément rouge.
Il dit la violence, il n’aime pas la guerre et notre couleur de peau n’est pas classique, a dit le poète. Mais selon lui le bonheur contraint le cauchemar, il appelle à l’amour, à la fraternité alors qu’il écrit Je sais le monde mal fait. Un livre qui malgré tout donne de l’espoir, réchauffe le cœur.
Donnez-moi du rêve pour contrer
l’Histoire qui chauffe les pieds
La marche qui réchauffe le cœur
La marche douce donnez m’en à l’infini
masque et figure, Jean-Louis Bergère, Editions Potentille
Essayer de faire tomber le masque ou faire bonne figure, Jean-Louis Bergère le tente. A partir de ce masque, celui qui enfile le je d’un autre, essayer de trouver le regard, les mots justes pour toucher du doigt le mal être d’être soi. Comment être soi, à nouveau à l’intérieur, être soi vieillissant et accepter ainsi d’aller vers la fin et ainsi contredire ce fragment : pas mort non, mais vivant de trouille ? Il le faudra bien car un jour ou l’autre on apprend à lâcher prise.
L’écriture de Jean-Louis Bergère est de celles qui se déroulent, suivent un cheminement dans la pensée de l’auteur et du lecteur. On perçoit la musicalité de ce texte et surtout un rythme particulier, de chanteur, de musicien. Au-delà de cette voix musicale, dans ce recueil on entend la voix (ou les voix) qui le porte. Intérieure et profonde. Une voix qui fouille, travaille au corps de l’auteur. Elle fait toute l’originalité de ce texte car en même temps qu’elle nous parle, elle travaille la langue et permet de lèver le masque.
A nouveau à l’intérieur ce
tremblement vif et précis je le
reconnais là à ma tempe
battement de ciel qui saccade
de toute mon âme corps et
cœur envahis à tous les étages
ça revient à la charge une
sacrée secousse bleue
électrique à nouveau dans le
jus jour d’ivoire qui dure et
qui dure aussi longtemps la
source serait-elle vraiment
intarissable de l’eau fraîche
prés poèmes et pommes, Thierry Le Pennec, Editions Potentille
Il serait bon de rassembler tout ça prés poèmes et pommes. On se sent bien dans la poésie de Thierry Le Pennec. Cette impression de respirer une bouffée de poèmes frais. Nous voici à la campagne avec foin, tracteur, canards, lapins et fruits. En promenade pour un hectare de poésie ou peut-être un peu moins car Potentille conserve son petit format de grande qualité. Dans ces textes, tout est lié comme les mots d’un poème, et c’est peut être cela l’alchimie de cette écriture. Toute une langue se déroule, de la belle plume. On se laisse entraîner dans une danse des mots, on en écoute la musique. Je suis paysan d’opérette et gratteur de papier les deux vont-ils bien ensemble ? questionne le poète. Mais bien sûr ! Car ce petit livre, on n’a pas envie de le quitter, on en prendrait bien encore quelques douzaines de ces poèmes.
on s’accroche à ce champ dans
____ le frais dans la pluie c’est
ça de fait on se dit quelques caisses
de plus empilées en bout de rang les oiseaux
____ dans les rouges pommes laissées
aux flèches chahutent et l’on pousse
____ dans l’herbe le tri
la grande grisaille gravant
ses traits sur l’hiver comme un train là-bas sur la ligne
Tout a changé à mon insu, Valérie Linder, La Porte
Et voici un autre petit livre que l’on n’a pas envie de quitter. Valérie Linder laisse ses encres et pastels et prend la plume pour dessiner son ventre de mère, ses enfants, nourrissons qui grandissent pour commencer [leur] travail d’enfant. Ce livre est plein de tendresse et de nostalgie. C’est celui de toutes les mères qui lorsque les enfants grandissent se souviennent et témoignent de leur amour : vous ai-je suffisamment serrés dans mes bras. Toutes les mères qui, comme Valérie Linder, doivent sans doute oublier pour vous laisser libres de grandir. Il faudrait garder chaque instant imprimé, dessiné, mais cela n’empêche pas que tous les petits moments s’estompent lorsque les enfants deviennent grands.
Vos visages vos corps tout a changé à mon insu
pourtant je vous regardais chaque jour attentivement
je vous dessinais, vous dessine toujours.
Cela ne suffit pas à me rappeler concrètement.
Mortels habitants de la terre, Marie-Noëlle Agniau, l’Arbre à paroles
Assumer par le poème la disparition de l’écriture cursive et la mise en écran du monde, ainsi commence Mortels habitants de la terre. Le ton est donné. Avec une écriture rythmée, des phrases courtes et par petites avancées, Marie-Noëlle Agniau apporte une réflexion sur nos nouvelles manières d’écrire, de travailler les lettres. L’informatique a amené une certaine forme de disparition de l’écriture : Nous avons cessé d’être habiles. Tenir un stylo. Nous écrivons mal.
Il est important de s’arrêter sur la syntaxe chez Marie-Noëlle Agniau. Il pleut des touches. Il pleut des mots. Par petits bouts. Syntaxe qui reflète la raison d’être de ce texte. Avec le clavier, le geste de la main est différent. Celui de la pensée et les mouvements du corps aussi. Le cerveau reste cependant très présent et même :
c’est puissant dans le cerveau.
On a mangé les lettres. on les a refaites par la gorge. Et la main. Et trois doigts. Des petits ressorts.
On a mis du bruit aux doigts
Ça va plus vite. J’aime.
L’auteure va vient, avance, revient, poursuit l’écriture de ses doigts à ressorts. La réflexion aussi chemine, au-delà des modifications de la manière d’écrire, on pourrait alors se poser la question : a-t-on tout gagné avec les nouvelles technologies ? Marie-Noëlle Agniau répond :
On a perdu. Les lettres avec. Et les propos. Le sens au fond des yeux.
On a du bleu avec du rien.
La couleur bleue est présente, couleur de l’écran et des pixels qui prennent beaucoup de place : c’est le ciel derrière que je vois. L’eau l’est également : les rivières, la mer, on surfe sur l’eau et dans le monde. Mais malgré tout, l’ordinateur ne fait pas tout car un corps encore est nécessaire pour faire des lettres et la pensée. Et cela même si les mains s’en vont toutes seules. Elles savent où sont les lettres dans le cerveau. Malgré tout, il y a la disparition de quelque chose : quel est ce fleuve dont on a bu l’eau de l’oubli ? car on a posé le geste écrire. On l’a posé comme un vieux sac. Marie-Noëlle Agniau n’oublie pas nos enfants qui ont toujours connu nos claviers et tablettes : c’est pas les pouces qu’on va grandir. C’est par eux qu’on s’allonge. Ils vont très vite sur la tablette. Ainsi se pose la question d’un changement de nos morphologies, en même temps que de notre geste d’écrire. Un bon livre, d’actualité et profond.
Dans la durée des oiseaux, Dominique Boudou, Editions du Cygne
Dans cet ensemble, fragments en prose, Dominique Boudou fait appel aux souvenirs. Comme s’il souhaitait éviter une sorte d’épuisement de la mémoire. Quelle mémoire ? La mienne, la sienne, la vôtre, la nôtre. Il est question du temps. Celui passé entre nos dix ans et nos cinquante ans et plus. Temps passé pour continuer à être. Il avance comme on emprunte des chemins et chacun s’interroge sans faire de bruit avec le silence des questions. Chacun subit, résigné. Tous égaux face à lui. Revient plusieurs fois l’évocation d’un bol ébréché, celui de l’enfance, celui de l’auteur mais aussi le mien, peut-être le vôtre. Car il y a toi, il y a moi, semble répéter Dominique Boudou.
Dans la durée des oiseaux, dans la durée des feuilles qui bougent, et tu sais bien, alors, que le temps n’est qu’une idée. Qui nous isole ensemble.
Avec le temps : la mémoire des visages disparus, des objets, des paroles. Tout vieilli mais pas les mots. Le temps nous vole, mais le temps qui reste nous tient debout dans les retouches du poème. Les oiseaux, dans le titre et tout au long du livre, métaphore de ce temps qui passe, sont un peu nous aussi, fragiles et vulnérables. La vie, un fil sur lequel il faut tenir en équilibre, et qu’on aurait pu orienter autrement. Les regrets que l’on porte. La nostalgie. L’enfance gardé en soi : Comment savoir dans quel enfant tu te promènes ? L’auteur joue beaucoup sur le tu et le je. Qui se rejoignent et se séparent avec le temps, avec la mort. Mais malgré la durée les gestes coupés seront unis à tout jamais.
L’écriture de Dominique Boudou est belle. Imagée, mais sans exagération. Ecriture qui avance à petits pas, nous amène peu à peu vers une forme de pensée qui répond, ou pas, à cette question qui nous préoccupe tous : le temps. Il nous amène à mieux appréhender celui qui passe, à l’accepter.
Nous n’aurons pas fini de marcher sur les traces qui ont porté nos corps.
Résolutions des rêves, Béatrice Marchal, L’herbe qui tremble
bourgeon qui grossit s’allonge et crève sur un nombre de feuilles.
Béatrice Marchal nous emmène dans le cycle de la vie. Vivre comme un petit ruisseau d’eau claire, mais aussi avec des douleurs et des rêves brisés. Tout résiste au froid et refleurit au printemps, tels ces bourgeons, ces feuilles. Nous avançons nous aussi vers une éternelle renaissance. Rien ne meurt vraiment. Nous retournons sans cesse vers la naissance. De manière très subtile, à peine effleurée, l’idée des douaniers montant la garde aux côtés des fleurs et des arbres. La beauté de ce monde qui contraste ainsi avec une autre part de rêve. Car c’est bien de rêves dont il s’agit dans ce livre. Rêves où la beauté et le monde s’épanouissent à chaque printemps, renouvelant les oiseaux et les fleurs. Poèmes écrits au rythme des saisons, à la lumière d’un arbre. Quand l’été s’attarde sur l’épaule de l’automne et que de nos sourires qui mûrissent dans la lumière de l’été, nos visages comme des fruits mûrs jusqu’à l’ultime instant accrochés à l’arbre, on comprend enfin, bien sûr, que le printemps ne revient pas sans cesse pour nous, êtres humains. Nos vies, qui vont au rythme des saisons, s’achèveront par un certain hiver. Avec l’été qui s’en va, la jeunesse emportée et l’amour à retendre comme les draps d’un lit. Lorsqu’il est question de la mort, celle qui respire largement assez haut, à plusieurs mètres du sol, tenant par la main un autre, homme ou enfant, compagnons d’une marche décidée à travers un paysage aux couleurs extraordinaires. Demeurent toujours les fantômes, ces disparus, jeunes et vieux, et la tendresse maternelle.
Poèmes liés aux mystères de la vie, de la naissance jusqu’à nos morts. La voix de Béatrice Marchal est une parole puisée au creux d’une source, au creux du ventre de la mère et s’envole jusqu’au ciel. Ce sont des mots perce-neige qui affirment la force de ce qui nous relie, sur la terre et au ciel. Le lien à nos mères, à nos disparus. La nature, le rapport à l’eau et au ciel sont très présents. Une très belle écriture à découvrir d’urgence.
Chaque fois que revient le calme
en moi, c’est le petit ruisseau d’eau claire
que je revois, tel qu’on l’aperçoit de la route
où chaque fois nous nous arrêtons et laissons
en silence s’emplir nos yeux et nos oreilles
de ses couleurs, de son chant, de sa fuite
à travers champs, simplement dans l’ordre du monde.
Contrejour amoureux, Isabelle Lagny - Salah Al Hamdani, Le nouvel Athanor
Un couple. L’homme et la femme écrivent d’une manière différente l’un de l’autre. Chacun sa propre vie, sa propre histoire. Son propre exil. S’entame un dialogue. Ils se répondent. Se rejoignent. L’écriture, cette terre qui les accueille ainsi que leur amour. Chacun trouve chez l’autre la part de lui-même qui lui manque. Certains poèmes sont écrits à deux voix, l’une en italique, l’autre en caractères romains. Mais on pourrait distinguer ces voix car chacune a sa singularité. Et pourtant elles s’emmêlent l’une dans l’autre comme deux corps s’assemblent. D’autres poèmes sont plus personnels, écrits par l’un ou l’autre, mais ces poèmes trouvent leur écho. Écritures en images, hautes en suggestivité : ta nuit s’incline indifférente / comme ces jasmins qui grimpent le long de ton corps / au-dessus de mon cheval de poussière. On pourrait croire en un recueil de paisibles poèmes d’amour, mais toujours le trouble revient, avec cette douleur de l’exil très présente chez Salah Al Hamdani. Isabelle Lagny tente d’apaiser le poète, exilé irakien, de ses peurs. Nous avions également retrouvé cela dans son précédent recueil, en solo Le sillon des jours paru aux éditions Le Temps des Cerises.
lorsque mon regard
s’écoule de ta bouche
après avoir erré dans le paysage
tes nuits n’aboient plus
Ainsi, l’attention toute particulière de la poète envers celui qu’elle aime et dont les plaies ne peuvent se refermer. Elle s’adresse, le questionne : pourquoi fais-tu le vide dans les mots avant de retrouver la nuit, les rêves et les corps pour apaiser les souffrances. Aux questionnements, Salah Al Hamdani donne des éléments de réponse :
As-tu vu l’exil
derrière la fenêtre
et la fenêtre dans le vide ?
et écrit encore : il y a beaucoup de morts dans ma chambre. Peut-être qu’on ne peut jamais guérir complètement de l’enfer qu’a vécu le poète, assistant à l’effondrement de son pays, de sa famille. Toutefois, Salah écrit à Isabelle, son aimée : l’exil s’éloigne / quand je pense à toi ou encore le poème n’est pas une affaire de poète / il est l’itinéraire de l’homme et aussi auprès de toi / me vient l’idée de converser / avec la lumière. Nous lecteurs, sommes témoins de la force de leur engagement, ainsi Isabelle écrit : Je te fais une promesse / celle de regarder toujours devant moi. La poète répond toujours avec une grande douceur, tour à tour aimante, amante et maternelle. Elle donne ses mots comme pour épingler cette mémoire. Deux personnes s’assemblent. Elles n’ont pas la même histoire : j’ai le même sang que toi / le même nombre de doigts / mais pas le même itinéraire. Isabelle Lagny est très marquée par ce qui se passe dans le monde, aimerait vivre en paix, ne plus se souvenir. Salah est partagé, entre mémoire et terre d’accueil, ses nuits sont mouvementées, marquées par des visages qui s’agitent, des hommes noyés dans le courant de mes jours. Salah parle de son exil, Isabelle du monde qui s’écroule. Malgré tout, malgré le vacarme des hommes, je t’aime pourrait conclure Salah et ce message est celui que j’emporte avec moi en guise de conclusion itou.
Je voulais un soleil
pour griffer ton insouciance
et une tortue énorme
pour filer sur la dune
Rappelle-toi ce boulevard
dans le poème
le réveil difficile de l’oiseau
et encore ce déluge d’absents
qui venait troubler mon sommeil
Femmes(s) passagère(s) de l’est, Sylvie Durbec, p.i.sage int.érieur
Trois femmes russes, trois poètes, dont la mémoire ressurgit sous la plume de Sylvie Durbec. Un recueil de poèmes comme un paysage pour les blessures qu’ont éprouvées ces femmes. Trois femmes liées par la douleur des mères, par la vie difficile qu’elles ont dû mener. Trois femmes de passage, voyageuses et pour lesquelles Sylvie Durbec offre asile dans le poème. Leur donne voix. Elle sait y faire Sylvie Durbec, elle extrait les origines, revisite les territoires, leur appartenance. Redonne de l’importance au pays d’où l’on vient. Rappelle que la femme, en tant que mère, avec son ventre, est aussi un pays. Chacun parle de son pays et de sa langue maternels. Importance de l’exil aussi avec ces Femmes passagères de l’est. Ces femmes qui toute leur vie conserveront trace de leur pays : Je me demande encore comme un pays quitté revient si fort au visage le grand âge venant. Femmes passagères, femmes en fuite, toujours avec dignité. Les enfants questionnent, cherchent à comprendre, eux qui n’ont pas eu à fuir. C’est dans le visage de ces femmes qu’apparaissent quelques éléments de réponse, visages qui contiennent la ruine de toute géographie. Trois portraits de femmes, trois parties. Une institutrice, les salades irradiées mêlées aux contes, à la préparation des leçons. Des fragments en italique, entre parenthèses, à la fin de chaque texte comme pour accentuer les fragilités ou les forces de cette femme-là. Une autre femme est voleuse d’enfants. Une autre est vieille.
Chaque poème est comme un visage, un pays, une langue, une histoire. Chaque poème répare l’oubli. L’idée de transmission se poursuit dans chacun des livres de Sylvie Durbec. Et celui-ci nous rappelle Sanpatri paru chez Jacques Brémond. La poète dit et ne dit pas, met des points ou pas. Va et vient. Se construit sur des fragments de mémoire et en bataille. Chaque poème se transmet à son lecteur. Comme le dit si bien James Sacré dans la postface : « A la fin. Lecteur te voilà voleur d’un poème qu’on t’a pourtant donné. »
c’est une femme dont le corps seul est venu de l’est
une femme dont le corps ne marche pas vers l’avant
corps qui n’a montagne ni pilotis où respirer raison
on la dit maîtresse institutrice des petits et des bêtes.
Lire la belle note de Florence Noël sur Terre à Ciel
Demeure de l’oubli, Michel Bourçon, p.i.sage int.érieur
Michel Bourçon est un poète qui s’interroge sur notre place dans le monde, sur le dire, la pensée, les mots. Il s’interroge sur le présent, la transmission, le cycle de la vie. Il y a le monde et il y a soi tout comme il y a le corps et la tête. Parfois une fenêtre s’ouvre en nous et nous voyons nos pensées changer de forme et les oiseaux jardiner le ciel. Il s’interroge sur les mots pour dire le nous et nos émotions au plus juste et sur le sens de ce qui nous entoure. Même si plus on se questionne et plus le sens se dérobe, Michel Bourçon poursuit sa réflexion tout au long de ce recueil. Il apporte aussi des éléments de réponse, il suggère. Il va à petits pas dans sa pensée et la développe au fil de Demeure de l’oubli : chaque mot posé sur la page est le fantôme d’une pensée. Si Michel Bourçon se questionne, il amène le lecteur à en faire de même, et c’est en cela que le lire est une expérience unique. Le lecteur prête attention à chaque phrase, laisse chacune d’elles résonner en lui et apporter du sens à la pensée, à ce qui nous entoure, à ce qui nous façonne. Lire Michel Bourçon, c’est approcher la métaphysique, essayer de dire ce que l’on ne peut nommer. L’homme, s’il est séparé du monde qui l’entoure, le corps l’est aussi de la pensée. Penser c’est aller au fond de soi, fouiller, questionner, chercher des yeux. Parfois, on croit approcher de quelques vérités mais quelque chose toujours se dérobe dans la poésie de Michel Bourçon, comme si le poète tournait autour de la vérité sans jamais parvenir à l’atteindre complètement. Et c’est tant mieux car s’il l’atteignait, quel tournant prendrait son écriture ? Il y a quelque chose tout près, mais on ne sait pas ce que l’on frôle. Peut-être que par notre présence, nous ignorons ce dont nous témoignons, on s’enracine dans la vie des autres, en ignorant toujours l’objet de notre attente.
Michel Bourçon c’est une écriture de l’intérieur. Il donne pourtant l’impression parfois que ce qui nous entoure prédomine (un ciel, un paysage, un arbre, un insecte). Mais c’est bien à l’intérieur que tout se passe avec sa poésie : nous ne pouvons jamais nous taire à l’intérieur.
Puis viennent les dernières pages du recueil… Le lecteur ne s’attend pas à ce dénouement, à l’impensable qui nous submerge et pour lequel aucun mot ne peut nous porter. Quels mots permettront de porter ce fardeau. Michel Bourçon nous saisit et on sort de ce livre bousculé.
Certaines de ces chroniques ont été enregistrées par la Radio Grand Ciel, à écouter en podcast :
Emission du 30 avril 2016 :
- Ceux qui se taisent, Bruno Doucey
- Toute une vie bien verticale, Manuel Daull, photographies de Stephan Girard, L’Atelier contemporain
- Quand bien même, Isabelle Bonat-Luciani, Editions Les Carnets du Dessert de Lune
- Demeure de l’oubli, Michel Bourçon, p.i.sage int.érieur
Cécile Guivarch