Michel Baglin, L’obscur vertige des vivants, L’herbe qui tremble
Ouvrir mes lectures fraîches avec Michel Baglin. Je me souviens encore de ce bel entretien que nous avions mené à propos de la revue Texture. Mais en plus d’être revuiste, Michel Baglin était poète et de ceux qui laissent une empreinte dans le paysage de la poésie. L’obscur vertige des vivants a été publié une première fois par le Dé bleu en 1996. L’herbe qui tremble en propose ici une nouvelle édition quelques semaines après la disparition du poète. Silence. Puis alchimie des mots : ils ramènent le poète à la vie. Michel Baglin n’est pas mort. Alchimie de la science et de la poésie. L’obscur vertige des vivants est un grand livre et témoigne de la pensée poétique autant que scientifique et philosophique de Michel Baglin.
« Certains voudraient opposer le physicien et l’ingénieur au poète. Mais les chiffres forent des puits comme les mots écoutent le monde : dans la fascination de sa beauté. »
Ainsi la poésie est une activité souvent perçue comme inférieure à celle du scientifique, mais Michel Baglin démontre au fil de ses textes que ces disciplines sont vraiment très proches.
« Le poète n’informe pas, il reformule ».
« Le savant aide chacun à comprendre : à saisir, à prendre avec soi. A mieux habiter ses gestes, ses pratiques et sa vie. Comme le poète. »
« La physique est poème, qui connaît des métaphores pour dire d’infimes cosmogonies, les constellations d’atomes dans la boue des chemins, l’abîme sidéral dans la pierre la plus dense »
Terre, espace, soleil... se côtoient en science, en poésie et en philosophie.
Etre là, dans le monde. Vivant. Arbre ou humain car finalement l’arbre n’est arbre que par son nom.« C’est les yeux tournés vers la source lointaine de la lumière » que le poète écrit.
Michel Baglin nous permet de palper les éléments, l’eau, la lumière, le vent. Il laisse, avec ce livre, une réflexion sur la poésie, une pensée poétique profonde permettant à son lecteur de se mettre en position de réfléchir. Nous avons perdu ici, une voix essentielle de la poésie contemporaine.
Mais le bois vit encore quand l’arbre est mort, tout comme Michel Baglin.
Véronique Daine, Amoureusement la gueule, l’herbe qui tremble
Ce livre m’a intriguée dès le titre et séduite dès les premiers mots… Coup de cœur. « Le matin je fais mon matin », entre le soi et l’autre. Le regard, l’idée de quitter son visage, peut-être aussi son corps pour vraiment le rejoindre. Quelque chose tiraille dans le corps, mais qu’est-ce que c’est au juste ? Véronique Daine ne le dévoile jamais tout à fait. Mais matin et gueule sont mêlés au corps, parfois traversés par un sentiment d’amour et de joie. Il y a cette idée de laisser le noir faire une place en soi, de laisser de côté les pensées que nous fabriquons derrière le visage. Ne pas vraiment permettre aux mots de prendre de l’importance, écarter ces idées envahissantes et laisser place à ce qui pourrait être une forme de bonheur, un entre-deux où se reposer.
« On fabrique soi-même tant et tant de chemins piégés. Et que l’on sait piégés. »
La gueule, cette chose en soi, qui s’active ou pas.
« Comme s’il fallait mettre son propre cœur en sommeil pour que se mette à battre le cœur de la gueule »
« Mais on ne peut largueur le visage comme ça. Parce qu’il y a l’autre les autres ».
Quelques bribes que je vous transmets ci-dessus, en espérant éveiller une certaine curiosité. Car au-delà de cette énigme sur la gueule, l’écriture de Véronique Daine est originale, unique pour tout dire. Elle parvient à mêler à ce qui est du domaine de l’insaisissable, ce qui serait une sorte de notre part d’ombre, à nous humain, à des notions du quotidien, de la vie avec par exemple une évocation de la mort de Yves Bonnefoy, ou de celle d’un oncle. Tout ceci de manière très naturelle et fluide. Cette gueule au fond, est présente dans ce livre pour s’ouvrir et s’écrire. A lire et relire.
Quelque part dans le corps il y a ce qui tiraille réclame récrimine. Mais on ne peut répondre. Parce qu’il faudrait laisser là visage corps et tout ce par quoi l’autre nous connaît reconnaît renifle et assimile. Il faudrait se quitter et quitter l’autre pour s’enfoncer dans une eau ou quelque chose comme ça. Noir. À moins que ce soit gueule. Il faudrait s’enfoncer dans une gueule qui tiraille et réclame noir. Et amoureusement s’il vous plaît. S’enfoncer amoureusement.
Jean-François Mathé, Vu, vécu, approuvé, Le silence qui roule
« Je serre / je resserre encore » ouvre Vu, vécu, approuvé et d’emblée, la lectrice de Jean-François Mathé que je suis est intriguée par ce premier poème aux vers resserrés. Au fil des recueils de Jean-François Mathé, le fil des poèmes et celui de la vie se resserrent. Vu, vécu, approuvé ne fait pas exception à ce condensé de vie, aux questions qui animent notre passage sur terre. L’existence où nous allons parfois gorge nouée, où nous devons accepter sans pouvoir crier ce qui nous vient, nous prend au dépourvu. Une certaine gravité ici : les oiseaux ont perdu leur chant, à l’intérieur de la maison c’est l’ombre, les chevaux sont allés mourir. Ces oiseaux, ces chevaux sont des témoins d’un souvenir présent, mais ces témoins s’éteignent ou sont déjà éteints. Oiseaux, chevaux, vent, feuilles pourraient bien être une part de nous-mêmes. Jean-François Mathé évoque, suggère, métaphore, et c’est ce que j’aime dans cette poésie : la puissance de l’image. Évoquer la perte avec la réalité, la vie de l’entre-deux à vivre sans rêve, une vie qui deviendrait pierre. Pourtant la lumière parmi le noir et la nuit. Cette lumière qui maintient en vie, ou celle qui nous permet de nous souvenir toujours de ceux qui sont partis. « Continuer à vivre / face à l’avenir refusé ».
J’ai pris le retour pour aller
et les oiseaux qui m’ont suivi
ont perdu leur chant
dans le silence des nuages.
C’est sans cortège
que je suis arrivé
et que j’ai poussé cette grille
qui fait toujours grincer le passé.
J’ai vu la maison plus haute qu’avant
mais le soleil n’avait toujours pas
glissé jusqu’à ses vitres
et je savais qu’à l’intérieur l’ombre
serait comme autrefois
la première et la seule à m’étreindre.
Martine Audet, La société des cendres, Editions du Noroît
Dans un ensemble de poèmes aux vers brefs et apurés, Martine Audet nous invite à nous interroger face aux panneaux du monde et la suie du ciel qui nous tombe sur la tête tout en ne nous empêchant pas d’être au monde. Sans cesse, la poésie de Martine Audet donne à lire un contrebalancement entre le vivre et la frayeur qui nous habitent, entre la vie et la mort.
« Si / je / d’espoir / à chaque mot // Je / retourne / planter / des croix »
C’est cependant la vie qui semble s’accrocher envers et contre tout sous la plume de Martine Audet.
« je n’ai rien / pour faire tomber mes os / dans la lumière / du dehors »
« une façon de disparaître / sans la disparition »
La question du temps qui passe et de notre disparition prochaine prédominent de façon à nous interroger.
« Tout poème / qui va en lui-même / brûle sur l’ampoule / de ses fins »
« Ma patience / à ne pas mourir »
Une poésie très imagée où l’oiseau, l’arbre, l’étoile, le vent, l’air, la feuille, le ciel et le cœur sont très présents dans le champs lexical de l’autrice.
Écrire ne serait-il pas cet éternel questionnement de la vie et la mort ? Cette idée de notre passage sur terre est très bien résumée par ces deux vers : « J’attends du poème / qu’il me laisse passer ».
Très beau recueil que j’invite à lire et à relire.
Ai-je joué des cendres
sous une pluie pour toujours ?Ce qu’il reste à vivre
dit peut-être vraiMais les étoiles sont loin
de tout çaEt l’herbe ne fait jamais
qu’effleurer le vent
Marcel Migozzi, Je me souviens doit être dit comme je t’aime, Editions Henry
Très beau titre pour ce petit recueil paru aux éditions Henry. Au-delà du titre, il s’agit du premier poème de l’ensemble, découpé en trois vers. Importance du souvenir et de l’amour des autres, de la vie. Souvenirs d’un quotidien, boîte à sucre, boîte à sel pour évoquer l’enfance mais aussi la vieillesse. Souvenirs d’enfance, de guerre, de l’école incendiée par les nazis mais reconstruite, des pages du missel et de la morale qui rythmait les jours d’alors. Les années 1952-1962, le sang qui coule en Algérie mais cependant aimer demeure là où des camarades sont morts. La vie reprend ses droits, comme ces « oliviers de 56 sont repartis ». La vieille roue se poursuit et fait défiler les gens du village, les voisins, les camarades de classe, le tout comme un hommage à ce village de l’enfance. Il s’agit de rencontres dans le train, la gare, un bar de routiers, le bal, à la plage. Des enfants dans une charrette tirée par un âne, une femme avec son chien, un jardinier. Tout cela ramène à la vie, à tout ce monde du peu / en morceaux d’ordinaire. Il s’agit aussi de réveiller les amis disparus dans ces poèmes où Marcel Migozzi refuse écrire que « c’est triste » mais tend plutôt à nous faire passer un agréable moment de lecture.
Quelques mots en urgence
Se souvenir du potager aux oignons blancs
De la feuille de menthe molle dans la soupe
de fèves comme
De l’odeur des sacrifices dans le pain
Quand une rose sur la table est une ouvreuse d’illusionÇa sent le paradis dans ces jours de cuisine
Clara Regy, Ourlets II, Lanskine
J’aime l’écriture de Clara Regy, non seulement car elle est mon amie et membre de l’équipe de Terre à ciel, mais car dès ses premiers poèmes, j’ai senti une écriture, de celles qui viennent nous cueillir au fond de nos mémoires. Avec Ourlet II, elle continue d’explorer son histoire familiale, ici avec la figure de son père. Ce qui m’intéresse dans la façon dont Clara Regy fait remonter les souvenirs, c’est cette manière de se placer, avec son regard de petite fille - et parfois d’adulte - dans un monde où les adultes sont parfois un peu brutes mais au fond tendres. Car si l’auteure montre les défauts, c’est avec beaucoup d’affection. L’originalité d’Ourlets II (le I était paru aux éditions La Porte), tient dans la façon dont il est écrit, comme une partition de piano, à quatre mains. Sur les pages de gauche, la parole de son père, à la manière de notes prises dans un carnet, petits bouts de papiers pour ne rien oublier : jardin, achats, petits bricolages, radio. Sur les pages de droite, la fille dessine le portrait de son père. Autrement dit :
"Scarole à Cœur plein à gauche
Scarole d’Anjou à droite"En observant le quotidien du père, la fille évoque la question du temps passé aussi bien sur les peaux, la peinture dans la maison ou le skaï du porte-monnaie. Les photographies réveillent des souvenirs tendres et complices. En arrière-fond : certaines choses dont on ne rougit plus avec l’âge et d’autres qui ont pu être troublantes. Des souvenirs d’enfance glissés ici et là mais surtout hommage au père, toujours vivant, près de la Loire, mais parvenu à un âge de fragilité. La fille se demande si elle ira toujours voir le fleuve quand le père ne sera plus. L’écriture de Clara Regy est d’apparence simple mais profonde et c’est en cela qu’elle est touchante.
mis les plaquettes Catch anti-mouches
achat de nouveaux mocassins
messe pour mon épouse
neige glisse à la supérette
//
tu cramponnes le temps au creux des arrosoirs
sans doute un peu moins pleins
la pomme fait semblant
de pleurer davantage
au-dessus des patates
dans le creux de la terre
hier tes bras forts
pour arracher au puits
mon jeune corps
maladroit et stupide
imprudente Ophélie
Philippe Jaffeux, 26 tours, Plaine page
Philippe Jaffeux nous fait tourner la tête au fur et à mesure que les pages se tournent. A la manière d’un disque, des pensées sont déposées dans des carrés, séparées par de petits carrés noirs. Elles apparaissent de prime abord mécaniques, mais rien n’est écrit au hasard. Les carrés s’enjambent de page en page et tournent en 26 tours.
« Nos yeux comprennent la méthode tournoyante d’un geste »
« L’expérience d’une forme dialogue avec un risque fondamental »
Des risques, Philippe Jaffeux sait en prendre, comme il nous l’a déjà prouvé avec ses précédents livres. Il expérimente ici l’écriture et la lecture en jouant sur la forme géométrique du carré. Il expérimente ce vertige d’écrire autant que celui de lire. Il déconstruit l’écriture sous l’emprise de la vision. Voir jusqu’où cela pourrait avoir un effet hypnotisant et si cela fait obstacle au sens. Écrire des mots enfermés dans des carrés, mais qui tournent en rond avec l’alphabet, les mots, les lignes. Je vous rassure, je ne suis pas sortie de cette lecture avec le tournis. Mais cette forme d’expérimentation m’a beaucoup intriguée.
Cécile Guivarch