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Hep ! Lectures fraîches ! (mai 2014)

mercredi 30 avril 2014, par Cécile Guivarch

Donne-moi ton enfance, James Sacré, éditions Tarabuste

Bonheur de retrouver, dans ce nouveau recueil de James Sacré, un thème qui lui est cher : l’enfance qui ne peut être séparé de la question de la terre natale et du monde paysan. Dès le titre, le lecteur devine ce qui l’attend mais s’interroge sur le « donne-moi ». Serait-ce l’enfance qui se donne ou bien le poème ? « Le poème se donne en si peu d’espace ».

James Sacré rassemble de petits souvenirs, de petits détails comme des « morceaux de temps » et plante le décor : campagne, collines, fermes. Il énumère des lieux, des noms. Mais ce que nous amassons de l’enfance, ces souvenirs sont-ils toujours présents et de quelle manière nous reviennent-ils ?
« Tout s’est défait de notre enfance grandie », « pas forcément par des merveilles / que l’enfance nous reviendrait ».

Les souvenirs que nous avons de l’enfance ne seraient-ils pas des souvenirs racontés ? « cette impression souvent qu’on ne sait plus où l’enfance », les autres ont raconté « je me souviens mal ou pas du tout », « j’ai perdu beaucoup de mon enfance », « l’enfant qui nous a quitté / on l’observe de loin, et mal ».

Pour revenir au titre, l’enfance se donne-t-elle ? Ne serait-ce pas plutôt qu’elle se poursuit des uns aux autres ? « La vie commence ou recommence ». De l’enfance qu’en gardons-nous, sinon des gestes qui se poursuivent jusqu’à la mort ? Quels souvenirs conservons-nous ? « L’image la plus ancienne, le premier mot qu’on a compris » ? Car « on est passé de l’enfance à ce qui n’est plus elle sans se rendre compte ». Et pourtant l’enfance est là « quel passé vivant dans ton présent  ? », « je ne sais plus / si j’ai mal à mon enfance / ou si elle irrigue encore / le présent qui vient ».

Les lieux se mélangent un peu, on passe de Vendée au Maroc, comme pour dire que l’enfance serait la même un peu partout, qu’elle ne peut vraiment se donner. Elle se transmet, nos souvenirs sont les mêmes que les souvenirs de ceux qui vivaient avant nous. « il y a toi et moi, le poème / ce qui va de l’un à l’autre », « le poème comme une enfance car ni l’un ni l’autre ne se donne », « chaque poème est un enfant ».
L’enfance, c’est aussi évoquer le corps, celui des petits, celui qui vieillit « je sais plus quand / j’ai rencontré mon corps », avec sexualité et jeux d’enfance.

L’écriture singulière de James Sacré, ce « bruit d’écriture » me ravit à chaque fois avec sa syntaxe particulière, mi-enfance mi-paysanne tout en posant une réflexion sur l’écriture « comme un paysan qui dit pas bien les choses », « ça tout juste met du rythme dans mon phrasé, des mots », « papa maman vont mourir, t’auras quoi su  ? ».
Il y a surtout quelque chose d’essentiel dans la poésie de James Sacré, c’est cette impression de sincérité « fais donc attention que ton poème ne triche pas »

Ce n’est pas à des souvenirs que je veux penser, mais à notre enfance aujourd’hui. La tienne et la mienne : comment les distinguer, les deviner, dans ce qui s’est noué entre nous à cause d’une rencontre qui a duré ?
La rencontre : ce qui brille ou s’embue dans le regard. Soudain un mouvement du monde, un signe qui prend forme dans un visage. Un enfant se défait peut-être en désir : la vie commence, ou recommence. Ou diminue ?
De la surprise pourtant continue
D’attiser mon regard en regard du tien.

*
La pensée du poème
Finit dans ce peu de bruit
Un bruit d’enfance qui bat ?
Paroles sans rien dire
Comme des solitudes grandies.
On entend quoi pourtant ?

Poreux par endroits, Françoise Delorme, Samizdat

Ce livre est porté par une écriture magnifique qui parle au lecteur. Le texte est en prose, de celles où la poésie est « une chanson pour les morts ». Dans la première partie, il s’agit d’une traversée du deuil. Dès l’enfance, la petite fille est confrontée à la mort, aux cimetières, aux mots écrits sur les pierres, aux noms des morts. Ces mots « toujours » et « jamais » « laissent passage à la durée ». L’enfant a perdu son père, mais « elle se souvient », les paroles du défunt ne sont pas perdues. La promenade dans les allées du cimetière avec la musique de la mort, l’odeur, le chagrin, le silence mais aussi avec clarté, lumière et chaleur. Je lis régulièrement des livres sur le deuil. Celui-ci se démarque par l’originalité de l’écriture, la structure du recueil dans lequel on avance à petits pas, comme dans les allées du cimetière. Surtout, ce n’est pas seulement un hommage au père disparu, mais un hommage à tous les défunts. « L’enfant ne pleure pas dans les cimetières elle partage les fleurs ».
« Jamais les morts ne reviennent seuls les noms les éclairent ». Les morts, les noms des morts aident la jeune fille à se construire. « Elle chante des noms d’hommes et de femmes qui chantèrent ici ». Si les noms demeurent, la terre les accueille.
Les parties suivantes montrent nos fragilités, à travers les couleurs et le corps. Nous sommes de rouge et de bleu et « de l’autre côté ce serait la mort », « le sang coule dedans, ce n’est pas un fleuve ». Le voyage est intérieur, aller au-dedans et peut-être se dévoiler face à l’usure du corps. Chercher la vérité à l’intérieur, à l’extérieur les choses mentent. Les mots « suturent la blessure », on assiste à l’enterrement de l’oiseau qui va pourrir, à une ablation des seins qui vont aussi pourrir séparés du corps et au corps qui n’est plus sous la dalle. Finalement, Françoise Delorme dans la dernière partie écrit « je veux venir dans la poussière […] qui ne sait dire et ne dit pas toute la vérité », ce qui résume tout.
Les consonances graphiques de Fanny Gagliardini qui accompagnent ces textes renforcent l’idée de Françoise Delorme : « trouver l’obscurité ». On imagine ce que les morts voient sous terre. Un livre à lire et relire.

Parmi les monuments semblables tout comme les nuages
le grand corps des morts se refait sous le soleil écrasant
dans le grand carré muré la lumière broie l’espace et crée du temps
la terre gémit délie taraude recompose le sang sa blessure définitive
et la peau fragile et menacée de chaque chose dans son propre nom
chute sans fin du corps chantant dans le grand corps des morts
lui donne le silence l’intervalle mélodique l’accueil aéré des voyelles
naissance et traversée comme les fleuves vont jusqu’à la mer
les barges traversent les rivières avec les chargements de fruits
les barques remontent vers les villages comme le sang vers le cœur
l’enfant ne pleure pas dans les cimetières elle partage les fleurs

Mille grues de papier, Chantal Dupuy-Dunier, Flammarion poésie

Chantal Dupuy-Dunier a écrit 644 poèmes en souvenir d’une fillette leucémique irradiée à Hiroshima. L’enfant avait entrepris de plier mille grues de papier pour que son vœu de continuer à vivre se réalise. La fillette n’est parvenue qu’au nombre de 644.
Tous les poèmes ne sont pas présents, il y a un travail de tri avec le choix de garder un ordre chronologique. Il s’agit « d’ouvrir l’espace du poème ». Chantal Dupuy-Dunier fait parfois référence aux grues, au soleil levant mais aussi au monde occidental comme pour mettre deux histoires en parallèle. Ces poèmes, rythmés par les saisons, sont de petites touches impressionnistes emplies de soleil et de pluie, de paysages, de pays, de ville mais surtout des hommes (et des dieux), des disparus, de la vie, de la mort, entrecoupés de souvenirs d’enfance, de guerre, d’oiseaux. Parfois, la ville se transforme et on entrevoit un hôpital d’enfant avec des grues. Les grues « oiseaux » et les grues de chantier, les usines et les ouvriers. Ces poèmes, écrits au jour le jour, sont comme ces tempes « auxquelles tant de choses frappent ». Tout s’entremêle, le quotidien de la poète, les souvenirs, l’histoire de Sadako. « Il pleut des hommes » et Sadako, la fillette, apparait à plusieurs reprises pliant des oiseaux. Même lorsqu’il est question de mort, de maladie, de misère du monde, les poèmes de Chantal Dupuy-Dunier ne sont jamais très noirs et sont empreints d’humanisme.

247

Milieu d’après-midi.
Déjà le soleil effleure la colline.
Un pic vert martèle une poutre
de la maison effondrée, en contre-bas.
Echo donné au souvenir.
J’entends ceux qui vécurent
où ne plus que planches éventrées,
lambeaux de tapisseries,
décombres.
J’entends leurs voix
___ ___ ___ qui déclinent avec le jour.

Limons, Laurence Breysse-Chanet, Rougerie

Recueil de l’absence, de ces absences qui ne se font pas sans douleur. La disparition, dans Limons, n’est pas vraiment réelle, elle est une présence grâce au souvenir. Dès le premier poème, le décor est planté. Le texte monte ensuite crescendo utilisant un vocabulaire plein de vie pour évoquer la mort. Laurence Breysse-Chanet n’hésite pas à mêler les éléments entre eux, les parties du corps, la nature, les couleurs. Le sujet est abordé « sur le fond blanc du souvenir ». « L’empreinte de la voix / creusée par le souvenir de tes pas ». Mer, fleuve, pierre, rouille, vent, sont des mots qui reviennent souvent. Comme le ferait la marée, un va et vient, des allers-retours vers « les souvenirs d’avant le temps ». « La marée t’écoute / et sous la vie t’apporte des songes ». Chaque mot semble avoir sa signification. Peut-être est-ce grâce au poème que la mémoire se cristallise. Ce que l’on retient essentiellement de ce recueil, c’est que la vie peut être repoussée mais pour autant la mémoire reste. « La mort n’est pas / c’est la distance / que remplit la couleur », « on entend ton souffle toujours repris ». Rien ne s’efface vraiment car cela revient : « la neige a effacé tes pas / la nuit hâtive les reprend » à la manière des « branches [qui] se souviennent de la pluie ». Ce livre n’est pas triste. Il est couleurs, lumière, vie et mouvement, même si la neige, la nuit et le sang marchent côte à côte. « mais le rouge / la tache qui dévore le bleu / le blanc est toujours rouge sur la nuit ». C’est une belle écriture, une voix que j’invite à découvrir.

Mais le feu
Les veines brûlent
dans le feu qui arrache les mousses.
Les arbres se tordent,
leur fumée repousse la vie,
ses frontières tremblent dans le regard.
Le feu emporte et calcine les mots,
défaite dans les cendres.
Mais très bas le souffle reprend, le vent de
la mémoire
étreint l’oubli.
Les images soudain creusent
une barque pour l’aube,
sans rames ni mains, portée par les cendres.
Sous le silence,
peut-être demain.

La vie atteinte, Jean-François Mathé, Rougerie

Si je devais choisir deux vers de La vie atteinte pour le résumer, ce seraient les suivants : « tout ce qu’un fleuve emporte de vous » et « l’eau invisible du temps ». Jean-François Mathé avec ces poèmes affronte le temps : celui qui passe avec l’âge, celui de jadis, celui du quotidien, celui de la journée. Ils ravivent les souvenirs, évoquent les vieilles femmes de son enfance, l’ombre du soir qui plane souvent, l’absence de ceux qui partent, « les berceuses [qui] ferment les yeux des morts » et des descendances qui les poursuivent. Il y a aussi de l’amour, des éclaircies, comme pour « faire tomber du ciel / les couleurs qui nous inquiètent ». C’est avant tout un hymne à la vie, une envie de vivre « inquiète la main vérifie / que mon sommeil n’est pas la mort / que ma vie poursuit son effort ». Une écriture fluide et pleine de poésie.

Quand il m’arrive d’oublier que vous êtes morts,
je vous entends venir,
comme du vent plein d’arbres,
rendre toutes ses feuilles à ma mémoire.
Tout ce temps que vous rapportez,
ma maison si petite aujourd’hui
le contient à peine,
seule s’agrandit la page,
mieux éclairée par vos ombres que par des lampes,
où j’écris ce que vous me murmurez.

Fragments du journal d’Orphée, suivi de La musique n’adoucit pas les peurs, Olivier Cousin, Editions Kutkha

Livre original. Olivier Cousin s’est imprégné d’Orphée et a déterré son journal intime. Un Orphée plutôt poète et musicien avec muse, rock, trime, collection Harlequin. Un Orphée que le poète revisite largement et sait rendre attachant. La première partie est le journal rythmé par des Résolutions, Bulletins de santé, Programme animalier, Art, peau et tics, Musique maestro. La seconde partie continue sur la piste d’Orphée mais la forme change, Olivier Cousin opte pour le poème. Il y est question surtout de la relation d’Orphée avec Eurydice « Orphée a la langue en feu /quand il évoque Eurydice ». Un bon livre de poésie pour se détendre.

  • Art, peau et tics -
    J’ai des démangeaisons versifiées. Des vers qui me gratouillent la gorge. Quand je les couche sur le papier, on me dit qu’ils valent ceux d’un certain petit Joachim et toute sa brigade lyricisante.

*

HAPPY CULT HER
Piqûre du remords
morsure du scrupule
le talon lui deut
le cœur défaille
Il s’est trop retourné
Longue marche encore
La jalousie des abeilles digérée
le soleil bu jusqu’à la lie
Orphée s’arrêtera au bord du ravin
pour faire son miel de la désespérance

Du silence et de quelque spectres, Dominique Lemaître / Alexis Pelletier, éditions clarisse

clarisse publie ce livre accompagné d’un CD : compagnonnage du poète Alexis Pelletier avec l’œuvre musicale de Dominique Lemaître. Le poète, à partir des partitions de Dominique Lemaître, apporte une réflexion sur ce que la musique apporte aux mots et ce que les mots apportent à la musique. Le livre alterne poèmes et réflexions, explications sur le travail de la musique et celui des mots, les liens qui se tissent entre les deux : « espace de liens dans le langage ». Le compositeur s’approprie le texte, le poète entend la voix de la musique. Mais qu’est-ce qui unit le poème et la musique ? C’est à cela qu’Alexis Pelletier semble tenter de répondre. « La rencontre entre poésie et musique est bien une histoire d’amour ». « Il y a c’est sûr une obligation / dans les mots / celle d’une écoute ». Musique et mots font surgir des images. La question des références prend une place importante dans la réflexion. Ce livre donne envie de lire un autre livre d’Alexis Pelletier paru aux éditions Tarabuste « 51 partitions de Dominique Lemaître ».

Que la musique soit une déclaration et un acte d’amour, je sais bien la naïveté de cette idée. Je sais aussi ne pouvoir réduire la musique à aucune définition. La musique, toujours en devenir, serait avant tout, méditation qui se passe de paroles.
*
Et c’est un mystère que disent la musique comme le poème : il s’agit de sentir ce qui meut le cosmos et attire la pensée toujours plus haut.

Tout ton cinéma, Patrick Argenté, Jacques André Editeur

Après musique et poésie, avec Patrick Argenté on se tourne vers le cinéma. L’auteur ne nous présente pas une réflexion sur la relation entre cinéma et poésie mais démontre que la poésie peut se construire à la manière de courts-métrages, de documentaires, tout ceci avec des arrêts sur image et génériques de fin. Il écrit ainsi diverses petites scènes autour des sdf, des enfants, des vieillards, des animaux, des gens seuls ou laissés pour compte. Mais l’auteur n’a pas pour autant eu la volonté d’écrire une poésie ayant une dimension sociale, il nous entraîne dans le monde, parfois beau, parfois secoué de tsunamis. « Le rêve était réel / et posé sur la terre / avec son masque déridé », « Nous sommes dans la beauté du monde / comme autant de questions ». Cette voix est à découvrir.

Ce qui arrive est étonnant l’on
voit se pencher loin les visages et les
gens et l’on ne sait encore s’il faut
s’évertuer vraiment à décortiquer quoi
à éplucher les doigts et les haricots
beurre à cirer les tiroirs
un tremblement de l’œil et voilà
qu’on est mort et voilà le trésor
de ce monde enfoui au plus profond
des taupes et des ouïes et des yeux
ne restera bientôt que le saut court et lent
d’un écureuil entre la branche l’autre
des arbres disparus.

Cette parcelle inépuisable, Marie-Ange Sébasti, Jacques André Editeur

L’espace de l’enfance au ciel, avec tout ce que l’on trouve entre les deux, compose « cette parcelle inépuisable ». « Terre d’encre et de papier » qui nous a fait, nous fait grandir, nous maintient en vie sur ces parcelles de poèmes qui sont loin de se tarir. Ecriture au passé, au présent, au futur, comme on revient sur ses pas pour se réveiller d’une vie « bientôt l’enfant de ma maison / après son long sommeil / m’éveillera ». « Retrouverai-je […] la corde à sauter le temps ? ». Puis nous invite à regarder plus loin « la ligne extrême », « la perte de vue » pour s’approcher des anges. Et surtout « suivre avec assurance / ce chemin enivré dès l’aube », « renaître à chaque fois ». Monter et se faire un passage. Une écriture pleine de lumière.

A perdre haleine
tu poursuis le jour
et tu attrapes abasourdie
chacune de ses heures
Quand la lumière se déchire
tu sais toujours trouver
un fil rebelle
pour la recoudre
et revêtir fiévreusement
ton impatience
Tu peux renaître
chaque fois

 ?
Les chevals morts, Antoine Mouton, Les Effarées

Antoine Mouton écrit sur la séparation : « des gens qui se séparent tellement de gens dont les chemins s’écartent comme les jambes d’un cheval mort », « il y a tellement de morceaux / de gens qui ne sont plus eux-mêmes / après avoir perdu quelqu’un », « tous ces gens séparés, on dirait qu’ils sont séparés d’eux-mêmes ».
L’écriture est fluide et se déroule au rythme des « chevals morts » et d’autres mots qui reviennent : morceaux, chemins, directions, solitude, tristesse. Le texte est accompagné d’illustrations de Claire Veritti montrant des couples se ressemblant, s’assemblant, se séparant. Mais tout le monde ne se sépare pas « la force d’être deux fera tirer la langue de la tristesse entre les dents des chevals morts », « l’amour existe et chaque jour les chevals tombent de la ligne de notre vie ». Mais vous qui me lisez, vous devez vous poser des questions sur ces « chevals morts », qui sont-ils ? Antoine Mouton les assimile au mental, cette petite voix qui nous souffle les raisons de se séparer et qui, après, repasse les regrets et la tristesse. Pour certains, être en couple serait perdre sa liberté individuelle « comme si celle que nous avons ensemble ne valait pas celle des gens seuls ». Personne ne veut vraiment de la séparation et compose avec la fragilité de l’amour : « il y a tellement de gens qui se séparent d’eux-mêmes ». Chacun tente d’empêcher que « notre amour se suicide ».

les chevals morts n’ont pas l’air d’en être d’abord
ils ont plutôt l’air tristes et silencieux
ils crient mais on ne leur parle pas
ils hurlent et on leur demande de se taire et le pire c’est qu’ils obéissent
les chevals morts se taisent mais ce n’est pas parce qu’ils se taisent qu’ils ne deviennent pas de plus en plus tristes et de plus en plus gros, et les gens ne voient pas que ce sont des chevals morts puisqu’ils se taisent, ou bien ils font semblant de ne pas voir parce que c’est trop décourageant, c’est trop de travail c’est trop de lucidité c’est trop de conscience c’est trop de questions c’est trop de violence c’est de la douleur au galop c’est une cataclop et les gens font comme s’ils ne les voyaient pas
jusqu’à ce qu’ils ne se voient plus

Pas un tombeau, suite de proses rapides pour dire un père, Bernard Bretonnière, L’œil ébloui

L’œil ébloui nous donne l’occasion de relire ce texte, déjà édité en 2003 par l’Idée Bleue. Pour ceux qui connaissent l’écriture de Bernard Bretonnière, Pas un tombeau est certainement un fondamental de son œuvre. Fidèle à l’énumération, il s’agit d’une suite de petites choses qui caractérisent le père de l’auteur, qui, comme le suggère le titre, n’est pas encore mort. Un père qui aime le vin, ses enfants et petits-enfants : « mon père régnant sur sa tribu ». On entend aussi sa voix, sa bonne humeur, ses blagues. Chaque énumération commence par « mon père » et le fils en est fier ou pas, c’est selon. Ce sont toujours des souvenirs précis, des images ou paroles précises avec des bribes de langage courant, de langue régionale. On voit défiler également des morceaux de vie de cet homme qui a connu la guerre à l’âge de 21 ans, parle de politique, élève des animaux, mange des tartines de rillettes trempées dans le café du petit déjeuner. Avant tout, c’est un hymne au père : « mon père humain un humain » et la dernière page nous rappelle que nos parents partiront avant nous alors que nous avons du mal à croire cette réalité : « mon père jamais mourra ».

Mon père resté aux mots d’avant :
___ « TSF » ___ « tourne-disque »
« veston » ___ « voyageur de commerce »
« visiteur médical »___ « Cochinchine »

Mon père Louis
Louis Etienne Pierre Marie Joseph
___ jamais dépassé un mètre soixante-trois
___ ___ dit « Crottiche » à l’école primaire
puis « P’tit Louis ».

Mon père plus petit que moi
___ ___ ___ tassé depuis dix ans.

Mon père pour ma mère son « Loulou ».

Cécile GUIVARCH


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