Mise en son de « Épreuves du langage » (extrait de Rythmes, Gallimard, 2003)
par bruno cousin
(musiques : Isabelle Duthoit, György Ligeti)
On sait à quel point la poésie est le cœur de l’œuvre d’Andrée Chedid et combien elle a été, du début à la fin de sa longue vie d’écriture, la part sans doute la plus essentielle, celle à laquelle elle revenait sans relâche comme à une nécessité vitale. « La poésie, écrit-elle, procure à l’existence un essor renouvelé, un désir persistant, qui ranime sans cesse l’appétit d’être au monde ». Et de rappeler aussitôt que cet appétit se double d’une énigme qui, grâce à la poésie, peut être scrutée, sondée, interrogée pour s’éprouver dans toute l’étendue de son mystère à travers l’acte de parole lui-même. Avec cette question toujours persistante : « Pourquoi s’acheminer vers un espace qui n’aura jamais lieu ? »
Ce questionnement qui, chez d’autres poètes, pourrait avoir des relents tragiques, n’a pas cette connotation dans le cas d’André Chedid. « Seule la poursuite me mène » affirme-t-elle quelques lignes plus loin (dans l’ouverture de Textes pour un poème et poèmes pour un texte). Seul donc lui importe le mouvement, et ce qu’il exprime du vivant. Ce n’est pas un hasard si la formule de René Char « Aller me suffit » fut pour Andrée Chedid comme une phrase-talisman qu’elle aimait sans cesse rappeler.
Avec Rythmes, qu’Andrée Chedid publie en 2003 chez Gallimard, (elle a alors plus de 80 ans), c’est bien encore le mouvement et, partant, la Vie qui est célébrée. « La vie en ces milliards de formes […] ici ramenée à ses rythmes essentiels, ceux des arbres et des astres, des aubes et des crépuscules, des battements d’ailes de l’oiseau qui s’élève » (Jean-Pierre Siméon, A. Chedid, La vie en majuscule, 2018).
Tout débuta
Dans l’arythmie
Le chaos
Des vents erratiques
S’emparaient de l’univers
L’intempérie régna
L’indéchiffrable détonation
Fut notre prologue
À l’orée du recueil, c’est un monde (on dirait presque une cosmogonie ou une genèse en miniature) qui se crée progressivement dans la succession des quatorze poèmes qui ouvrent la première section du livre. Là, s’inaugure la naissance progressive du mouvement et de tout ce qui en trace le chemin, en modèle l’empreinte dans l’espace-temps de notre univers : pulsation, battement, répétition. Et rythmes, donc.
Toute vie
Amorça
Le mystère
Tout mystère
Se voilà
De ténèbres
Toute ténèbre
Se chargea
D’espérance
Toute espérance
Fut soumise
à la vie
Mais, en dépit du mystère ici pleinement reconnu et accueilli comme un bien presque sacré, et à mesure que l’on pénètre plus avant dans la lecture du recueil, voici que vient le moment où la question du poème, et, vraiment littéralement, le poème comme question, trouve une fois encore à se dire :
Que veut la Poésie
Qui dit
Sans vraiment dire
Qui dévoie la parole
Et multiplie l’horizon
C’est l’ensemble des cinq poèmes intitulé « Épreuves du langage », inclus dans la section titrée « La source des mots », que j’ai choisi pour la mise en son proposée ci-après.
J’y lis et j’y entends comme un grand geste interrogateur, le poignant crescendo de questions réitérées, obstinément lancées vers l’étrange acte de parole qui a nom poésie, crescendo auxquelles répondent les deux strophes apaisées et toute de consentement du dernier poème.
Cet ensemble m’a semblé puissamment révélateur de la vision singulière dont la poésie d’Andrée Chedid est porteuse et à laquelle j’ai voulu rendre hommage.
(mise en page, F. Saint-Roch)