L’état de Chiapas au sud-est du Mexique est une région d’une grande richesse culturelle de part son métissage avec plusieurs ethnies amérindiennes.
Outre les poètes indigènes qui ont été présentés dans un numéro précédent de la revue, de grands poètes hispanophones se revendiquent de cette appartenance et ont enrichi magnifiquement la littérature mexicaine.
J’en ai rencontré huit d’entre eux que je citerai par ordre alphabétique.
Juan Bañuelos
né en 1932 à Tuxla Gutiérrez, la capitale de l’état, a vu ses poèmes écrits sur les murs par les étudiants lors du soulèvement de 1968. Professeur d’université, vers la fin de sa vie il orientait sa poésie vers les mythes mayas. Il vient de disparaître en mars de cette année.
Profecía inmediata
Me salgo de esta hoja. Vengo de dar un doble puñetazo No sirve ya el papel. |
Prophétie immédiate
Je me passe de cette feuille. Je viens de donner un double coup de poing Le papier ne sert plus à rien. |
Palabras permanentes
Yo ya no sé ni dónde o qué vivimos. Lo que nos duele hoy lo presentimos Y no era lengua de ceniza aquella, Rompió paredes, propagó sonidos, |
Paroles permanentes
Moi je ne sais ni où ni comment nous vivons. Ce qui nous fait mal nous l’avons pressenti Et cette langue n’était pas langue de cendre, Elle a brisé les murs, propagé les sons, |
Donde sólo se habla de amor
A los hombres, a las mujeres |
Où on ne parle que d’amour
Les hommes, les femmes |
Rosario Castellanos
née à Mexico en 1925 a passé toute son enfance au Chiapas d’où sa famille est originaire. Elle est surtout connue pour ses romans qui ont cette région pour cadre (Balún Canán et Office des ténèbres). Sa poésie très cohérente a pour thèmes l’amour et le sens de la vie. Ambassadrice en Israël, elle est morte à Tel-Aviv en 1974.
Dos meditaciones
I Y odia después, si puedes. II Pero Dios rompe el freno y continúa engendrando |
Deux méditations I Considère, mon âme, cette texture rugueuse au toucher, qu’on appelle la vie. Regarde tous ces fils savamment unis et la couleur, sombre mais noble, ferme, et où le rouge a répandu sa splendeur. Pense à la tisseuse ; à sa patience pour recommencer une tâche toujours inachevée. Et peux-tu haïr après cela ?
II |
Elva Macías
née en 1944 à Tuxla Gutiérrez. Elle a vécu deux ans en Chine avec son mari Eraclio Zepeda, puis à Moscou où elle enseigna l’espagnol.
Casa abierta
En las caballerizas las bestias jadean, |
Maison ouverte
Dans les écuries les bêtes renaclent, |
Bajo tu aliento en reposo el claroscuro de la piel de nutria. Afuera el viento eriza hilos de cobre : Sobre un montículo la tienda regia El sol pace entre nubes |
Sous ton haleine au repos le clair-obscur de la peau de loutre. Dehors le vent hérisse des fils cuivrés : Sur un tertre la tente somptueuse Le soleil broute parmi les nuages |
Ámbar Past
née en 1949 aux États-Unis vit depuis si longtemps au Chiapas à San Cristobal de las Casas (qu’elle appelle San Crisis, autant dire Sainte Crise) et a tellement fait sienne la cause des femmes indigènes qu’on ne peut l’omettre dans ce panel. Dans un précédent numéro de la revue (1916) on a pu lire des poèmes de femmes tsotsiles recueillis et traduits en espagnol par Ámbar et aussi des poèmes d’elle dans un numéro d’octobre 2015. On va voir que sa poésie, tourmentée par l’image d’une mère défaillante, a su garder son originalité.
Bajo seudónimo (cartas que nunca mandó mi madre) (Me dolió dar a luz a mi madre. Estoy más y más ciega. |
Extraits de Lettres anonymes (que ma mère ne m’a jamais envoyées) (Cela me fit mal d’accoucher de ma mère Je suis de plus en plus aveugle. |
1 Hija : Soy tu terrible madre. Lo único que te puedo heredar Te deshice a mi modo Hija, quise aguantar ¿Para qué tanta vida ? |
I Ma fille Je suis ta terrible mère. La seule chose que je puisse te léguer Je t’ai mise en charpie à ma manière Ma fille, j’ai voulu assumer Pourquoi tant de vie ? |
2 Soy la más terrible, la única que tienes. Soy tu arena movediza. De mis pechos sale el fuego que arde en tu boca. De mis pezones un río de lava ha vuelto en piedra tu risa. Si duermes te entierro. Soy cada noche más volcán. |
II Je suis la plus terrible la seule que tu aies. Je suis tes sables mouvants. De ma poitrine sort le feu qui brûle en ta bouche. De mes seins un fleuve de lave qui a changé ton rire en pierre. Si tu dors je t’enterre. Chaque nuit je suis de plus en plus volcan. ___ (Ouragante, éd. Le frisson esthétique) |
Jaime Sabines
né 1925 à Tuxla Gutiérrez, mort à México en 1998, est un des poètes les plus populaires au Mexique. Sa poésie charnelle et torturée revêt des accents très familiers pour dire l’amour de la vie et la destruction des corps. Son long poème en hommage à son père : Algo sobre la muerte del Mayor Sabines à la fois tendre et cruel l’a propulsé d’emblée aux premiers rangs de la poésie.
Ay, Tarumba, tú ya conoces el deseo. Te jala, te arrastra, te deshace. Zumbas como un panal. Te quiebras mil y mil veces. Dejas de ver mujer cuatro días porque te gusta desear, te gusta quemarte y revivirte , te gusta pasarles la lengua de tus ojos a todas. Tú, Tarumba, naciste en la saliva, quién sabe en qué goma caliente naciste. Te castigaron con darte sólo dos manos. Salado Tarumba, tienes la piel como una boca y no te cansas. No vas a sacar nada . Aunque llores, aunque te quedes quieto como un buen muchacho. |
Ah ! Tarumba, tu connais bien le désir. Il te tire, te traîne, te démolit. Tu bourdonnes comme un rayon de miel. Tu te brises mille et mille fois. Tu cesses de voir des femmes pendant quatre jours car tu aimes désirer, tu aimes brûler et revivre, tu aimes les caresser toutes de la langue de tes yeux. Toi, Tarumba, tu es né de la salive, qui sait dans quel chaud caoutchouc tu es né. Tu es puni de n’avoir reçu que deux mains. Malheureux Tarumba, tu as la peau comme une bouche et tu ne t’en fatigues pas. Tu ne vas rien obtenir. Que tu pleures ou que tu restes tranquille comme un bon garçon. |
Yo no lo sé de cierto... Yo no lo sé de cierto, pero lo supongo que una mujer y un hombre algún día se quieren, se van quedando solos poco a poco, algo en su corazón les dice que están solos, solos sobre la tierra se penetran, se van matando el uno al otro. Todo se hace en silencio. Como se hace la luz dentro del ojo. El amor une cuerpos. En silencio se van llenando el uno al otro. Cualquier día despiertan, sobre brazos ; |
Je ne le sais pas avec certitude Je ne le sais pas avec certitude, mais je le suppose qu’une femme et un homme un beau jour s’aiment, ils restent de plus en plus seuls, quelque chose dans leur cœur leur dit qu’ils sont seuls, seuls sur la terre ils se pénètrent, ils se tuent l’un l’autre. Tout se fait en silence. Comme se fait la lumière dans l’œil. L’amour unit les corps. En silence ils se comblent l’un l’autre. Un beau jour ils se réveillent, sur les bras ; ils pensent alors qu’ils savent tout. Ils se voient nus et ils savent tout. |
I Déjame reposar, aflojar los músculos del corazón y poner a dormitar el alma para poder hablar, para poder recordar estos días, los más largos del tiempo. Convalecemos de la angustia apenas y estamos débiles, asustadizos, despertando dos o tres veces de nuestro escaso sueño para verte en la noche y saber que respiras. Necesitamos despertar para estar más despiertos en esta pesadilla llena de gentes y de ruidos. Tú eres el tronco invulnerable y nosotros las ramas, por eso es que este hachazo nos sacude. Nunca frente a tu muerte nos paramos a pensar en la muerte, ni te hemos visto nunca sino como la fuerza y la alegría. No lo sabemos bien, pero de pronto llega un incesante aviso, una escapada espada de la boca de Dios que cae y cae y cae lentamente. Y he aquí que temblamos de miedo, que nos ahoga el llanto contenido, que nos aprieta la garganta el miedo. Nos echamos a andar y no paramos de andar jamás, después de medianoche, en ese pasillo del sanatorio silencioso donde hay una enfermera despierta de ángel. Esperar que murieras era morir despacio, estar goteando del tubo de la muerte, morir poco, a pedazos. No ha habido hora más larga que cuando no dormías, ni túnel más espeso de horror y miseria que el que llenaban tus lamentos, tu pobre cuerpo herido. ___ (Algo sobre la muerte del Mayor Sabines) |
I Laisse-moi reposer, détendre les muscles du cœur et laisser l’âme somnoler pour pouvoir parler, pour rappeler ces jours les plus longs qui soient au temps. Nous sommes à peine convalescents de l’angoisse et nous demeurons faibles, effrayés, nous éveillant deux ou trois fois de notre rare sommeil pour aller te voir la nuit et savoir que tu respires. Nous avons besoin de nous réveiller pour être plus éveillés dans ce cauchemar plein de gens et de bruits. Tu es le tronc invulnérable et nous les branches, c’est pourquoi ce coup de hache nous ébranle. Jamais face à ta mort nous ne nous sommes arrêtés sur l’idée de la mort, et nous ne t’avons jamais vu que comme la force et la joie. Nous ne savons pas bien, mais soudain parvient un avis incessant, une épée échappée de la bouche de Dieu qui tombe et tombe et tombe lentement. Et voilà que nous tremblons de peur, que nous étouffons de pleurs contenus, que la peur nous serre la gorge. Nous nous mettons à marcher et ne cessons de marcher jamais, après minuit, dans ce couloir de l’hôpital silencieux où veille une infirmière ange. Attendre que tu meures c’était mourir lentement, s’écouler du goutte à goutte de la mort, mourir un peu, à petits coups. Il n’y a pas eu d’heure plus longue que celle où tu ne dormais pas, ni de tunnel plus épais d’horreur et de misère que celui qu’emplissaient tes gémissements, ton pauvre corps blessé. ___ (Quelque chose sur la mort du Major Sabines) |
Socorro Trejo Sirvent
née en 1954 à Tuxla Gutiérrez est journaliste et professeur dans sa ville natale. Conteuse, poète et critique elle a dirigé des ateliers de création littéraire.
Habría que hablar de ti
Habría que hablar de ti con otras voces Habría que hablar de ti El tiempo se adueñó de ti Atrás quedó la niña selva Atrás quedó la fauna virgen Hoy Hoy me pregunto Selva Río Cañón del Sumidero (Para decir mañana) |
Il faudrait parler de toi
Il faudrait parler de toi avec d’autres voix Il faudrait parler de toi Le temps s’est emparé de toi Loin derrière la forêt enfant Loin derrière est restée la faune vierge Aujourd’hui Aujourd’hui je me demande Forêt Fleuve Canyon du Sumidero |
NB Le canyon du Sumidero est un site magnifique que l’on peut parcourir en barque au milieu des alligators.
Marisa Trejo Sirvent
née en 1956 à Tuxla Gutiérrez est professeur d’Université en science de l’éducation et Lettres hispaniques. Elle a vécu deux ans à Paris, un an aux Antilles et a enseigné le français au Mexique. Elle a écrit de nombreux articles, des recueils de poèmes et des contes. Sa poésie est très charnelle, souvent érotique.
La piedra eterna de las ruinas
Volver sobre mis pasos |
La pierre éternelle des ruines
Retourner sur mes pas |
Buhardilla
Estreno buhardilla. |
Mansarde
J’étrenne notre mansarde |
Eraclio Zépeda
né en 1937 à Tuxla Gutiérrez, mort en 2015, a été professeur de littérature au Mexique et à Cuba. Il a vécu plusieurs années à Moscou. Poésie simple et proche des choses de la terre.
ASELA
Eres la mar profunda habitada de sorpresas : hay peces extraños en tu vientre, sueños de marino en baranda, viejos navíos sepultados en el fondo.
En el centro que vibra con las olas guardas un nido brutal de tiburones, una perla que se agita entre mis labios, un banco de coral bajo el delirio. Tú eres la mar con alegres bocanadas, arenas que me cubren en la playa y algas que en mis puños se derraman. Tú eres la mar : me hundo en tus regiones, adentro, construyo, te alabo, Tierra para fundar la casa, Ya no puedes partir, eres la tierra. Por tus ojos me lanzo e pos de los sucesos. De tus ojos planetarios vengo y voy a los asombros. Toda tú eres a mi cuerpo la pupila. ...................................................... Este amor tiene más furia que el mar. (Relación de travesía) |
ASELA
Tu es la mer profonde habitée de surprises : il y a des poissons étranges en ton ventre, des rêves de marins au bastingage, de vieux navires ensevelis dans les fonds.
Dans le centre qui vibre sous les vagues tu gardes un nid féroce de requins, une perle qui s’agite entre mes lèvres, un banc de corail sous le délire. Tu es la mer aux joyeuses bouffées, le sable qui me recouvre sur la plage et qui s’écoule entre mes doigts. Tu es la mer : je m’enfouis dans tes contrées, au dedans, je construis, je te célèbre, Terre pour fonder la maison, Tu ne peux partir, tu es la terre. Par tes yeux je me lance en quête des événements. Je viens de tes yeux planétaires et vais vers des étonnements. Tu es toute pupille à mon corps. .............................................. Cet amour a plus de furies que la mer. (Récit de traversée) |
Bibliographie.
Poetas de Chiapas, anthologie bilingue, traduction Claude Couffon, éditions Caractères
Ouragante, Ambar Past, traduction Nicole Laurent-Catrice, éditions Le Frisson esthétique
Nicole Laurent-Catrice