Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Ida Jaroschek

dimanche 3 avril 2016, par Cécile Guivarch

dense terre noire
au lever des brumes
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imprime de cendres la lumière
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tout entier dans tes mains
nouées ensemble
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tu pars
___

tu pars navire d’ombre
mon sang

Je suis la séparée, la traversante
corps illimité au prolongement des paysages
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au long des crêtes, des failles
nos brèches, des horizons
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Je n’oublie pas
tout ce noir entré dans ta bouche
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et l’orée d’une route
___

elle va, rejoint
ma peau à l’étendue

La douleur m’arrime
où je ne peux pas dormir
___

sous les paupières des flux ensablés d’or
des masses nocturnes mouvantes, des flocons
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Rien qui ouvre à la stabilité du noir
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nue, au dos de l’égarement
à chercher l’immobilité, le repos
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quand au cœur de l’hiver tout pourtant voudrait mourir
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j’invente
ce matin au devant du givre
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sa lumière, ses fauves éteints, son poudroiement
pour dès demain te rejoindre au-delà de mon corps

Je vois dans les herbes mortes et rases
au sortir de l’hiver des fauves éteints
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des oiseaux fantomatiques
hérons blancs alignés dans la brume
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Toute à l’oubli du givre
genou brumeux je vais
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je vais comme je marche
immobile comme je marche
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je vais immobile
et je te rejoindrai sur le chemin des respirants

Chevauchant d’un sourire les grands fauves
tu vas, respires
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redonnes à l’amandier
son poumon
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Tu te défais des nacres, des duvets
des onctuosités
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tu rejoins l’abrupt et les failles les pierres
des roches imprimées de mémoire, du passage des eaux
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et les tunnels sous les buis
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l’attente est une promesse
un pont, saveur de langues
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pour soutenir l’haleine d’un très long baiser
___

sans mesure
un si long baiser

Au cœur du trouble
tout près de ta peau ses prairies, ses étendues
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je vois rapprochés les champs de lumière
où s’ébrouent les grands fauves
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et nos mains
précises aimantées à l’espace
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elles ont la texture de l’air
elles déplacent des montagnes des volcans
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Dans l’affolement des signes
je vois nos pensées
___

Je vois ton corps, nos paysages, la mort

Précisément ton corps des paysages
précisément ma mort
___

dans l’étreinte
le geste que libèrent les grands fauves
___

une bascule un tournoiement
comme robe déployée
route en travers des nuits
___

du côté de la beauté, des biches, des forêts
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force de l’inattendu
où les os s’entrechoquent
___

la fin est un saisissement

Je ne suis pas étrangère à ces flammes
qui ont remplacé ton visage
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ce fleuve sans rives qui t’emporte
est un lit sans lendemain
___

Je veille,
je garde là ton cœur serti de nuit
___

Mes pensées et mes fauves
tapis assoupis inassouvis
___

fertilisent des territoires
steppes hallucinées traversées de vents, de mémoire
___

où ton geste féconde l’air
rejoint le corps des failles


Entretien avec Clara Regy

Peux-tu nous dire comment l’écriture est venue vers toi ? Ou peut-être comment tu es allée vers elle ?

A l’âge de neuf ans, je suis « entrée en poésie » quand j’apprenais par cœur, et de tout mon cœur : « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, je partirai / Vois-tu, je sais que tu m’attends (…) » ou bien : « Pauvre automne / meurs en blancheur et en richesse / de neige et de fruits mûrs », mais surtout : « Des éperviers planent / Sur les nixes nicettes aux cheveux verts et naines / qui n’ont jamais aimé ». Ces nixes nicettes, dans leur mystère même, m’ouvraient un espace infini de rêverie. La poésie m’est apparue à la fois comme une évidence et un mystère. C’est comme cela que je la vois encore aujourd’hui.

Ce fut une expérience fondatrice, à entendre ces vers, j’ai eu tout de suite le sentiment, très clairement, que tout allait changer, que ma vie commençait. J’étais sidérée ! Pour moi, lire et écrire des poèmes sont les deux versants d’une seule et même nécessité. Dès lors, je n’ai cessé de faire l’un et l’autre... Enfin, surtout l’un !

Est-elle régulière voire quotidienne et pourquoi pas... ritualisée ?

Pas de rituel, ni de planification, non juste une occupation. Je ne m’assieds pas à une table pour écrire. Pour moi, l’écriture est un travail incorporé.
La poésie me travaille, en profondeur. Me tourne au dedans, c’est une occupation au sens fort du terme. Et si je tente d’approcher le lieu de la saisie poétique, c’est au prix d’un travail intérieur fait de détours et de méandres, à l’issue duquel le surgissement du poème se fait dans une forme que je ne choisis pas. Cette apparente exigence du peu, qui semble caractériser en ce moment mon expression, ne tient pas de la volonté de retenir les choses, mais plutôt de les laisser longuement voyager dans mon être et d’accepter que certaines se déposent dans des fonds d’oubli, alors que d’autres sédimentent… Tout cela est très lent et bien mystérieux...

Je reconnais malgré tout le besoin d’élaguer dans les sensations comme dans le langage, de m’extraire des complications syntaxiques. Un cheminement vers la raréfaction des choses : la poésie comme fabrique de clairière.

Quels sont les auteurs qui te sont « nécessaires » ?

Pour tenter de les citer dans l’ordre où ils sont apparus dans ma vie : Apollinaire, Verlaine, Hugo, puis au collège Rimbaud et au lycée Baudelaire. En marge du lycée, dans la première librairie où j’ai mis les pieds à l’âge de quinze ans, en Normandie, à Alençon, et où je dépensais avec émerveillement mon premier argent de poche : Paul Eluard, René Char, Robert Desnos et Henri Michaux. Un peu plus tard : Rilke...

Par la suite une vague de poésie chinoise et japonaise dans le sillage de l’apprentissage du Taï Chi avec les « maîtres » du haïku Buson, Bashô, Issa, et plus près de nous Sôseki.

Puis à la faveur de mon adoption définitive de ce beau pays languedocien que j’ai fait mien, une autre vague venant de la Méditerranée : Adonis, Mahmoud Darwich, Mohamed Bennis, Israël Eliraz, David Grossman, Edmond Jabes, Lorand Gaspar, Salah Stetié, Eugenio de Andrade, António Ramos Rosa, Herberto Helder, José Angel Valente.

Et, plus près de moi dans le temps et dans l’espace, mes contemporains (ou presque) : Philippe Jaccottet, Jacques Dupin, André du Bouchet, Yves Bonnefoy, Pierre Torreilles, James Sacré, Luis Mizón, Jean-Marie de Crozals, Gaston Marty, Franc Ducros, Pascal Gabellone et Régine Foloppe Ganne que je cite en dernier mais qui est ma plus proche voisine de paysage et de cœur.

Ils me sont tous indispensables, mais je répartis leur fréquentation au gré d’impulsions dont le sens m’échappe parfois, ou tout à coup s’éclaire.
J’en oublie sans doute, et je pense à tous ceux que je n’ai pas encore lus et qui me sont peut-être déjà essentiels, comme Paul Celan, Hölderlin, Dylan Thomas, Maïakovski, dans lesquels je n’ai trempé, si j’ose dire que le quart du premier orteil et dans lesquels je voudrais baigner, que je voudrais lire comme on entre dans la mer...
Et d’autres encore comme un infini de lecture devant moi, le large, la haute mer que je n’atteindrai pas.

Si tu devais absolument définir la poésie en 3 mots... quels seraient-ils ?

Horizon, air, paysage.
Mais je pourrais dire : Amour, sang, corps.
Ou : neige, nuit, danse.
Trois mots ne suffiraient pas pour cet absolu qui ne se laisse absolument pas réduire à trois mots...

Écris-tu comme tu danses ? Ou plus simplement quels liens peuvent se tisser entre ces deux modes d’expression ? Ces deux « arts » ?

« Dès que je pense une chose, je m’aperçois que le contraire aussi est vrai. » écrit Maurice Béjart. Son livre Lettres à un jeune danseur, un temps oublié dans un recoin de ma bibliothèque, se révèle ces jours-ci aussi indispensable que les Lettres à un jeune poète de Rilke que je lisais quand j’étais jeune fille.

J’ai longtemps cru que l’écriture et la danse cohabitaient en moi de façon imperméable, dans deux mondes séparés : l’écriture comme pratique solitaire, reliée à ma haute solitude pour reprendre ce beau titre de Léon Paul Fargue, et la danse comme art du partage et de l’instant. Je pense que je me trompais vraiment !

Je l’ai compris au cours d’un projet que je menais au sein de lili&ken le groupe de danseusEs amateurEs auquel j’appartiens depuis de nombreuses années ; ce projet s’est déployé autour d’un thème : contre, tout contre, et il a abouti à une pièce chorégraphique intitulée Chacun s’en va de nuit vers le bout de son corps, d’un vers que j’ai emprunté à Bernard Noël. Il se trouve que contre, tout contre est aussi un vers prélevé dans un de mes poèmes, et qu’il fait apparaître les deux sens du mot « contre » désignant une chose et son contraire, à savoir une opposition et une très grande proximité. Cela m’a amenée à dépasser cette apparente opposition entre les deux arts et je préfère penser maintenant que l’écriture et la danse se côtoient en moi, deux univers qui se touchent, se mêlent, s’entremêlent...

Dans ces deux domaines artistiques, il s’agit bien d’impulsion, d’élan, de déploiement, d’arrêt, de suspens, de flux, d’une écoute sensible du monde qui croise la voix de l’intériorité et d’une écoute intérieure qui ouvre sur le monde.

Et la peinture ?

Je pourrais citer autant de danseurs et de chorégraphes qui me sont « nécessaires » que de poètes dans la question précédente. De même pour les peintres, à la différence que je ne pratique pas la peinture.
Si la plupart de ceux qui m’inspirent appartiennent à l’histoire de l’art, plus près de moi, j’ai la chance de partager l’amitié et le territoire imaginaire de deux peintres qui ont ouvert à des collaborations à visages multiples. Avec Catherine Bergerot Jones, elle aussi voisine de cœur et de paysage, nous avons réalisé de nombreux livres d’artistes, tandis que mon recueil la brèche de l’air est un dialogue avec les œuvres de Pascal Thouvenin.

J’ai besoin des couleurs, elles me sont aussi essentielles que l’amour, l’air, les paysages. Et les œuvres picturales me fascinent ; comme les œuvres dansées, elles ont fait taire le langage. Elles procèdent d’un silence qui, pour moi, appelle le poème.

Et la correspondance ?

Depuis l’adolescence, j’entretiens des correspondances... J’écris des lettres par dizaines, de façon très déraisonnable parfois. Des lettres fleuves ou des lettres ruisseaux, des lettres au long cours, des billets doux, des éclats, des éclairs, des fantaisies, avec l’amour du papier, des enveloppes colorées, des timbres accordés. Ce sont des lettres d’amour ou d’amitié, l’amitié qui mérite ce traitement n’étant le plus souvent qu’un autre nom de l’amour. Ces lettres sont sans doute aussi le creuset de l’écriture, le lit du poème.


Sous ses pas de promeneuse, sous ses pas de danseuse, Ida Jaroschek soulève des mots qui, parfois, au terme d’un long détour intérieur, méandres, sédimentations, oubli, travail incorporé, fabrique de clairières, parviennent à s’échapper pour composer le poème…
Née en 1961, elle vit et enseigne dans un petit village au nord de Montpellier. En plus des promenades dans ce beau pays du Pic Saint Loup et de la danse contemporaine qu’elle pratique avec bonheur, la collaboration avec ses amis peintres Catherine Bergerot Jones et Pascal Thouvenin ouvre l’espace du surgissement de ses poèmes.

Parution aux éditions Souffles

  • à l’abri dans les nuits Grand Prix de Poésie des 67èmes jeux littéraires de l’Association des Ecrivains Méditerranéens, octobre 2009

Parution aux éditions Encre et lumière

  • la brèche de l’air, recueil de poèmes avec des dessins de Pascal Thouvenin, septembre 2011
  • survivance de la neige, Prix de poésie de la ville de Béziers 2012

Parution aux éditions La licorne

  • aborder lointains, Prix d’Estieugues 2014

Parutions en revue :

  • depuis 2006 contribution régulière à la revue Souffles
  • depuis 2010, date de sa création, contribution régulière à la revue La main millénaire

Livres d’artistes :

  • Tango, embellies, naufrage, long poème en fragments, illustré par Catherine Bergerot Jones, éditions Poussières D. Toiles, 2005
  • Novembre, texte en prose accompagné de photos de Catherine Bergerot Jones, éditions Poussières D. Toiles, 2006
  • L’espace d’un souffle, quatre recueils de haïkus, au fil des saisons, inspirés des paysages de la région du Pic St loup, peintures de Catherine Bergerot Jones , éditions Poussière D. toiles, 2005 à 2008
  • Marines, recueils de poèmes illustrés par Catherine Bergerot Jones, éditions Poussières D. Toiles 2009

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