Les enfants masqués, Thibault Marthouret, Éditions Abordo / Coll. Quan Garona monta / N° 7
C’est sous le soleil brûlant de Sète -le soleil n’est-il pas toujours brûlant à Sète- que j’ai découvert Thibault Marthouret en lecture, place du Pouffre, avec En perte impure, publié au Citron Gare, je ne sais plus quelle année d’ailleurs…
Revenons plutôt à ce qui dans l’instant nous importe, et nous emporte aussi : Les enfants masqués. Assurés d’avoir bien compris le titre, voire le contenu de ce recueil, nous commençons notre lecture. Bien sûr, il y a un enfant, des enfants, un masque, des masques, mais pas vraiment de carnaval. Et pourtant les lettres dansent : l’observation du minuscule rythme le jour, se glisse en colonnes ondulatoires sur les premières pages, taons, bombyx, guêpes se pavanent. Oui, mais l’enfant ? « L’enfant tente de combler le grand vide de l’été. Il trace les formes du manque dans la poussière ou le sucre en poudre. » Le nom de ce qui est arrivé, de ce qui arrive est toujours tu et c’est bien : un masque, un enfant…
Je reprends le « je », voici ce qui me plaît tant dans cette écriture ; une invitation à canoter, métaphore liquide pour voir en ce texte construit, déconstruit, incendié, tendre, puis rebousculé ; un archipel imaginaire et terriblement réel, vivant.
Chevalier, pirate, absence, feu, menthe, imprimerie, soif, cela pourrait être le nom des îles, des noms variables selon le temps, où l’on pourrait accoster, comme et quand on veut. Ou bien fuir, pour les plus lâches, mais ce serait dommage. Nous ferons en sorte que la barque ne chavire pas….La fin du texte m’interroge « Écrire sur le vide en soi » : n’est-ce pas le remplir ? « En ne parlant pas, je te parle mieux. La voix n’embrume pas les mots »…
Mais, je plonge à nouveau dans « la soif » et « le manque » pour partager, le rythme, les odeurs, les images incendiaires de cette épopée moderne… Qui sont les héros ? Que veulent-ils vraiment ? Lever tous ces mystères, ou retourner au silence, on peut choisir ! Ou bien mêler les deux !
Chut ! Retournons vers les îles, Ulysse ne se moquera pas : il n’a jamais aimé l’enfermement !
À l’ombre, Une anthologie de la littérature carcérale de Charles d’Orléans à Charlie Bauer, Olivier Apert, Le Temps des Cerises, 2023
En ouverture je citerai quelques mots de Claude Lucas (1943- ), dans Suerte, choix d’Olivier Apert dans sa préface :
« En prison, poésie ne rime à rien. Mirage. Jeu de mots. Folie même, peut-être. Pis que tout : candeur. Surtout ne pas chercher la rime, ni la raison. Ici, raison rime avec prison, et rime avec crime ». p.169Cette anthologie, n’est pas la première d’Olivier Apert, dont la bibliographie est par ailleurs, « époustouflante », c’est ce mot qui me vient à l’esprit ! L’ouvrage quant à lui, est remarquablement « agencé » le terme est peut-être impropre, (tant pis,) il se compose de diverses parties. : le texte de Claude Lucas appartient -par exemple- à : « La révolte au ventre », chaque passage est précédé d’une biographie factuelle de l’auteur, il est aussi, daté dans la mesure du possible. L’ensemble peut même s’ouvrir à des inconnus.
Poursuivons cependant notre lecture. Quelques extraits :
Guillaume Apollinaire, Septembre 1911, p.63III
« Dans une cage comme un ours Chaque matin je me promène Tournons tournons tournons toujours Le ciel est bleu comme une chaîne Dans une fosse comme un ours Chaque matin je me promène »Difficile de ne pas citer (aussi) cette strophe magnifique de Jean Genet (et combien reprise, de façon plus ou moins convaincante), in Le condamné à mort p. 66 : À Maurice Pilorge assassin de 20 ans.
« Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour. Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes. On peut se demander pourquoi les cours condamnent. Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour ».
Des femmes aussi : Olympe de Gouges, Sophie de Bohm, Louise Michel, Grisélidis Real et Albertine Sarrazin.
Cette courte note, ne compte pas présenter un catalogue de l’ensemble des auteurs poursuivant leur « art » en prison, ou découvrant les mots, mais vous donner envie d’y trouver aussi des voix moins connues, voire oubliées, dans l’épreuve de la privation de liberté : un sujet universel, intemporel ! Si cet ensemble aborde divers genres, il me semble cependant avoir toute sa place ici ! Ô combien !!!
Célébrations, Simon Martin accompagné de Fabrice Rebeyrolle en 6 peintures ; technique mixte sur bois 20x21cm, 2022, L’herbe qui tremble
Pour rester dans un champ lexical proche du titre, (ou presque) on pourrait dire que ce recueil est découpé en 4 stations, plus un texte de la mystérieuse Emy G. pour clore l’ensemble. C’est une promenade physique et saisonnière qui nous est proposée dans ce bel ouvrage, chaussons-nous et :
« Prenons un pré.
S’agissant d’une chose aussi commune qu’un pré la question se pose : va-t-on parler d’un pré ou de ce pré là en particulier » ?« Ce n’est pas l’œil qui fait voir l’homme mais au contraire l’homme qui fait que l’œil voie ». Simon Martin emprunte ici, à Paracelse dont je vous épargne le nom complet (1493-1541) médecin, alchimiste, astrologue et savant. Laissons-nous un temps de réflexion !
Quelques mots sur les Graminées », et je m’arrête à la Carotte Sauvage qui retrouve ici toute sa dignité, elle inspire notre poète et jamais on ne la regardera de la même façon. « Napperon de fine dentelle, fine mantille blanche très catholique ciselée comme une tabatière en ivoire.
Calice tissé de mille et un filaments, profond calice, dans lequel la rosée ce matin, a déposé pour nous une perle ».
C’est tout d’abord un voyage des yeux, on comprend mieux les paroles du savant ! Mais voilà que la famille s’en mêle avec le « Pois de Senteur » « Délicatement érotique » cousinant avec le Petit Pois, il fait des pois ! Cousinade mais surtout érotisme cela nous mène directement à la « Centaurée Scabieuse » suivons l’auteur, suivons : « la coureuse des prés, la dépeignée, l’aguicheuse, l’effrontée, l’ébouriffée, la champêtre ».Nous ne dirons pas la nature humaine trop humaine, elle pourrait en avoir les défauts. Cependant le texte « Quand on dit arbre » laisse à penser…
La nature ici sous ses traits d’humeur, d’humour, meurt, parfois revit, mais ce qui est surtout remarquable, c’est la vie qui traverse ces pages, malgré tout ! Un regard curieux qui invente et fait de ce recueil, une fable amoureuse dédiée à 2 amis perdus) une fable amoureuse qui se termine par un poème d’amour, mystérieux !
Minimalia Glanes du bord de Loire, Ariane Schreider textes, Isabelle Schneider peintures, L’Atelier des Noyers, 2023
Une belle cohérence entre ces 2 artistes, dans un format résolument italien ou en mode « paysage », ce qui convient tout à fait à cet ensemble dans lequel la Loire se laisse espionner sous mille aspects. Mais il s’agit d’une espionne amoureuse du fleuve Loire et de son Valentin (désolée pour la mise en page qui ne respecte pas vraiment celle du recueil). Ce qui me fait penser à « j’ai deux amours… »
« Surgi de l’eau miroir comme piste où glisser un couple dessine immobile boléro elle renversée un peu lui penché la tient Fines figurines sur le fleuve alangui Valentin et sa Valentine deux branches dansent »
Ce texte se tient dans un espace clair, posé entre deux lianes -coups de pinceau- aux couleurs chaudes et bruissantes. S’il y a danse on peut supposer qu’il y a musique. Au pupitre ? Un beau bazar ! « Ça piaille ça crie ça rit […] ça couine ça grince aussi »…
Le monde de l’enfance aussi bouillonne marmitonne, tant on a l’impression d’être dans un lieu en dehors du temps. Toujours cette belle convergence mots/images : un réel travail sur l’imaginaire, peut-être un peu de féérie aussi !« quand le fleuve était la mer Il paraît qu’en ces temps les baleines marchaient »
Vous pourrez bien me dire que les baleines sont des mammifères et tout et tout…Je sais ! Ainsi, je suis tout à la joie d’avoir terminé par un extrait de la première page, puisque « cela » se lit comme on veut ! Vous verrez !
Sans respirer (je me suis souvenue de toi au fond de l’eau), Laurence Lépine, Aux Cailloux des Chemins, 2022
J’ai lu ce texte dans un seul souffle porté par la forme passionnelle et diffuse d’un amour ! De l’amour qui serait un voyage, elle, (la femme) arriverait de loin, de très loin. Cette impression restera vivace tout au long de ce chant puisqu’il s’agit d’un chant…
« il en aura fallu des diamètres de terre des centimètres de peau pour retourner à l’origine à l’incessant va et vient de l’âme dans l’âme du corps dans le corps »
Ce voyage, ce retour au monde, cette renaissance dans l’élément aquatique, au-delà de la métaphore, m’a rappelé la « Nuit Rhénane » d’Apollinaire in Alcools 1913 : « ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été »…
« que devient ton eau enlacé par mon corps une marque séraphique de vif-argent »
L’image du « séraphin » apparait ou existe encore plus fort dans cette eau qui poussera l’amoureuse à la métamorphose et c’est Ovide peut-être l’inspirateur (muse n’a pas de masculin) … Ou bien, à nouveau, la mythologie germanique…
Ainsi :« les écailles se sont formées sur mes yeux je vois maintenant à travers elle »
Un chant d’amour sensuel merveilleux ! et parfois… inquiet !
Sa mémoire m’aime, Cécile Guivarch, Les Carnets du Dessert de Lune, 2023
Dernier voyage d’une mère, on ne peut pas dire : disparition, parce qu’elle est toujours là, bien là, dans cet opus vibrant et délicat ! Derniers voyages aussi, au pluriel, ses voyages dans le temps en désordre et dans l’espace de sa terre natale ! Cet évènement inscrit dans le cours des choses, banal, terriblement banal, nourrit ce texte d’un chant d’amour tout à la fois mélancolique et lumineux !
« Tes gestes boutonnent le haut de mon manteau ». Pourquoi cette phrase m’émeut-elle ainsi ? Est-ce l’image ? La mère qui s’efface derrière « ses gestes » ? Son existence tenue dans ses mains, son corps protecteur ? A vrai dire je ne sais… La puissance de l’écriture peut tenir dans des mots si simples !
Ce rapport au minuscule, plus avant dans le texte, voudrait arrêter l’instant, le monde peut-être, et surtout la mémoire de la mère, je vous l’offre :« Faudrait-il trouver les bords de ta mémoire pour les plier en quatre. Les replier encore en quatre pour que plus rien ne s’échappe. Tu pars à l’intérieur de toi. C’est cela que tu retiens dans un mouchoir plié en quatre et puis encore en quatre ».Dans ce dernier passage, on recueille les mots de - l’enfant devenue grande - calqués sur ceux de sa mère, une transmission, un hommage ? Un ensemble haché, répétitif, pour dire qu’aux limites même du bousculement/basculement des mots on les comprend encore…Ne serait-ce pas cela aimer, les rôles s’inversent c’est « l’enfant » qui comprend, comme le fit sa mère à ses tout premiers mots !
« Comme elle a appris le français. Comme les gens l’aiment. Comme elle sait s’en sortir. Comme les gens lui parlent à elle. Comme elle leur parle comme elle sait bien y faire. Comme être parti de rien. […] Comme tout le monde l’aime ».
Et ainsi : « Ma mère. En boucle. Pour toute la vie ». Et toutes les nôtres, aussi !
Gentils gens qui, Cécile Richard, éditions NI fait NI à faire, 2023
Une suite d’interrogations, à priori farfelues, surtout des interrogations sans point d’interrogation, un truc à défriser l’Académie Française, moi, je mets des majuscules, au cas où… Des syllogismes sauvages, créatifs emportés dans un rythme effréné qui s’auto-nourrissent, nichés entre absurde et questionnement réel qui, lui, souvent prend la fuite…
Quelques passages :
- Texte 3 Est-ce qu’un arbre a mal quand on le coupe.
- Texte 4 Pourquoi la coquille de l’escargot forme une spirale. Pourquoi, l’escargot a deux sexes. Pourquoi, l’escargot crie.
- Texte 5 Pourquoi dit-on qu’un humain est touché. Peut-on toucher une personne artificielle. Est-ce que la neige artificielle est froide. Est-ce qu’une personne vraie est touchante. Une personne froide peut-elle être touchante.
- Texte 7. Peut-on vivre sans rire. Peut-on mourir de rire. À quoi sert un clown. Est-ce que les clowns sont tristes. Qu’est-ce que la guerre. Peut-on se battre avec les mots.
- Texte 8 Pourquoi dit-on d’un humain il passait à côté de sa vie. Où est passé l’homme en question.
Quelques bribes pour vous donner l’eau à la bouche, écologie, sexe, tristesse, amour, rire, sentiment, guerre, il y en a pour tous les goûts et dégoûts !
Une écriture qui décoiffe, un texte qui se prête bien à l’oralité bien sûr, mais qui trouve aussi sa propre voie/voix à l’écrit dans une interaction solitaire pleine de découvertes…
Est-ce que les mots de la dame (instantanée) seront lus par les arbres, les escargots, les humains et les clowns. Sans point d’interrogation.
Lundi propre, Guillaume Decourt, La Table Ronde, 2023
Toujours ce même plaisir dans la découverte d’un nouvel ouvrage de cet auteur…
Peut-on voir dans ce titre une référence religieuse, un carême discret ? Je relève dans le poème « valise » : « Le lundi propre est le jour du poisson »…
Intéressons-nous maintenant à ce qui se montre, cet ensemble est composé de 70 dizains en décasyllabes, dont vous découvrirez facilement les rimes -parfois très inattendues voire cocasses-, un titre pour chacun des textes et surtout un « je/moi » qui collectionne des excursions et des moments imaginaires ou réels, peu importe ! L’auteur se construit-il une autre vie, d’autres vies derrière tous ces « lui-même » ?Il peut prendre le lecteur - un véritable rapt - en confidence, en ami presque « A qui dire ? que j’aurais pu avoir /Une fille pareille à toi ce soir/ Si j’avais été un peu moins porté/ sur moi-même et le goût des promenades. » Il peut le séduire, l’amadouer, aller jusqu’à faire acte de contrition, puis par une pirouette, parfois dans un langage assez cru, venir se libérer et tout autant libérer le lecteur. « Par instants je perds mon sens de l’humour […] » puis plus avant, « je rappelle à moi/ Le petit garçon que je fus entier/ Celui-là qui se branlait dans les bois/ Qui baise aujourd’hui des femmes mariées ».
Cette assurance -virile-, qui peut faire sourire sera souvent bousculée « Elle me ment pour être un peu tranquille/ Chaque année c’est un peu plus difficile /Je dois me trouver un nouveau modèle ». La femme apparait menteuse peut-être, mais non soumise. « Et je me répétais ce que mon père m’avait dit un jour quand j’étais enfant […] Qu’on ne peut pas aimer un homme inquiet ». Et les mots du père sont restés là, ancrés…
Mais ce serait oublier cette éternelle auto-dérision, notamment dans la chute de ce texte.
« Fou » « Il me semble que ce fut dès l’enfance/ Que Je décidai de devenir fou […] J’ai joui bientôt de tous les privilèges/ Qu’on attribue à cette condition/ On me consultait sur la migration des oursins et sur l’odeur de la neige »… Sourires.
Un dernier extrait mais avant, j’invoquerai à nouveau, la grâce pour qualifier cette écriture, la grâce la musicalité, la malice aussi, on se laisse emporter, ou plutôt embobiner -terme un peu familier- mais nul n’est dupe et c’est bien !
On ne le saisira pas :« ce moi qui savais Découper une orange avec ma joie Comme je l’appris pour plusieurs années D’une lionne de la mer Égée »
ni ce « moi » ni les autres et c’est très bien ainsi ! Tous déjà partis vers des destinations pleines d’exotisme…Versant que vous découvrirez aussi !
Clara Regy