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Isabelle Pinçon

mardi 3 janvier 2023, par Cécile Guivarch

Née en Algérie en 1959, Isabelle Pinçon a habité Lyon jusqu’en l’an 2000. Elle vit aujourd’hui à Nantes où elle exerce le métier de psychanalyste. Elle a obtenu le prix de la nouvelle du Mans en 1993, le prix Kowalski en 1994 pour son premier livre de poésie Emmanuelle vit dans les plans et le prix Emile Snyder en 1995 pour Tu dis (Dé bleu). Elle participe à des revues de poésie dont Verso, Décharge, N47, Triages…, aime lire à haute voix seule ou accompagnée d’une musicienne, d’une chanteuse, d’une autre poète ou en démultipliant sa voix (membre d’Ecrits-Studio), fabrique aussi des installations « collectives » (L’écharpe, Le voile de la mariée, la Canopée).
Plusieurs de ses textes ont été mis en scène dont C’est curieux à Lyon, Celui qui était dans le lit (au Lieu Unique à Nantes en 2008) et Chambre zérosix (Saint-Etienne en 2011).

Ce qu’elle en dit d’écrire : que c’est écrit, qu’on n’y reviendra pas, qu’alors on peut laisser la mémoire se reposer et aller chauffer le futur proche. C’est une affaire de temps, une affaire de l’autre aussi, l’autre qu’on attend au bout du fil des mots, qu’on espère, qu’on redoute. Il y a longtemps qu’on en a fait une chose mouvante, dépassée et à reconstruire plus loin, l’autre déjà disparu puis revenu, même moi quand c’est écrit, quand c’est fini, on dirait une statue. Alors on recommence pour ne pas rater la danse, pour ne pas rester sans âme, on installe sa dînette de lettres au pied de l’arbre centenaire, que ça revienne l’âme, qu’on remange du vivant.

Isabelle Pinçon publie son premier livre de poésie en 1994 puis continue son chemin avec des textes traversés par l’énigme qui combine l’humain et sa parole, le mystère fécond entre les deux, avec le souci de donner corps au mot et de donner mot au corps, dans ce va-et-vient entre maintenant et toujours, avec la volonté de faire tourner la manivelle de la vie, surtout le mouvement qui s’adresse à l’autre, prêt à recevoir le peuple incandescent des mots.
Elle aime sortir l’alphabet de son caractère d’imprimerie, qu’il puisse prendre un bain vocal, voix parlée, voix chantée, voix gesticulée, elle aime que d’autres puissent prendre ses mots sous le bras, sur un plateau, au bord d’un lac ou dans le secret d’un arbre.

Extraits de JONCTIONS COORDINANTES, Editions Quelque chose, 2023 (à paraître)

Mais tout était calé au cou de la grande horloge mais les jours avançaient comme un petit soldat aux bras cadencés mais l’ennui ressemblait aux oreilles tombantes de mon cocker mais votre voix ne chantait plus la javanaise mais nous étions engourdis (engloutis) de silence, oh si j’avais pu déterrer un os d’amour.

(cependant)

Tout a existé, la nature, les trésors, le vent.

 

  
Et la poésie fait sauter le bouchon, les frontières, les pommes de terre et les couleurs pétantes crient victoire et la foule lève comme du bon pain et le plafond se déchire et chacun cherche son être cosmique (comique ?).

(puis)

La fontaine sort de son bec de courts segments (sujet verbe complément) qui mis bout à bout annoncent une naissance.

 

  
Car le jardin est un rectangle utile séparé en formes géométriques car les outils sont nombreux dans la remise au sol cabossé car la fertilité niche sous terre (conciliabules) car l’éclosion a lieu, l’écriture improvisée car le printemps pousse ses bâtons d’encens vers le grand soleil.

(Autrement)

La clef résiste dans la serrure, nos incertitudes précisément.

Extraits de HOMME PARFAIT, L’œil ébloui, 2022

Homme parfait est parfait. Je m’emploie à consolider l’imperméabilité de sa perfection. Cependant Homme parfait tient du miracle. Arrive sur terre par mon cerveau reptilien. Repart à l’improviste sans jamais oublier que j’existe.

 

 

Homme parfait accumule toutes les preuves de sa perfection. Ses yeux éblouis, ses dents d’ivoire, sa bouche en fraises des bois, sa barbe ne pique pas. Homme parfait ne confond pas ma chair avec de la pâte à modeler. Il prend les mots pour ce qu’ils sont, des loupiotes qui éclairent la vérité. Quand Homme parfait est avec moi, les animaux féroces restent coincés derrière la porte.
 

 


Homme parfait me tient par la main. Me tient tout entière dans la main. Tourne la corde à sauter pour que je m’amuse à pieds joints. Me masse le crâne en disant que je vivrai longtemps longtemps. Selon la légende le train de Homme parfait sifflera trois fois.

 

 


Homme parfait doit rester parfait. Chaque fois que le doute s’immisce relire quelques aphorismes, chronologiquement ou dans le désordre. Répéter inlassablement Homme parfait doit rester parfait, n’enlever l’adjectif épithète sous aucun prétexte. Au risque de le voir s’échouer sur une plage de Vendée. Homme parfait donne les plus beaux fruits de mon verger.

 

 

Homme parfait ne saura jamais qu’il est doué de perfection. Souffle de longues minutes sur les plaies de mon désespoir. Traverse le désert du Mozambique pour me retrouver. Ni les moteurs de la ville ni la foule incessante ni les cris des enfants n’auront empêché sa naissance. Le canal est tout droit, encore quelques coups de rame.

 

 

L’homme doté d’un article défini existe beaucoup et partout. A peu près dans la totalité du monde entier de l’humanité. Je l’ai allongé sur un lit de feuilles mortes, les fourmis auront de quoi se régaler. Tandis que Homme parfait écoute les oiseaux autant que moi, surtout le matin. Son adjectif calé comme le colt des cow-boys dans le Grand Ouest.

Extraits de ICI ALGERIE, La passe du vent, 2020

Ici Algérie
Ici sans là
Dans une courbe
Dehors qui va dedans
Entre orange et jaune
Qui se déplace
La mémoire traverse
S’évapore
Se recompose
Et quelqu’un qui manque
Brutalement
Abruptement

 

 


Dans le blanc
Le long temps des vivants
Le rouge fait mouche

 

 

Si je remue
Ne serait-ce qu’un doigt
Une paupière
Les mots chavirent
La page va blanchir
Tout me sera confisqué
Je guette
Immobile
C’est l’heure bientôt

 

 

Nous irons plus loin
Dans chaque mot un fruit frais
Comme grenade
Comme clémentine
Tant que les arbres appellent
Le rêve boit le jus de chaque couleur
La poésie obéit à cette femme qui chante
Sous le plus grand des oliviers

 

 

Ils ont pris les mots dessus nos langues
Même les plus beaux ont péri
Le vent fauche à ciel ouvert
La chose nocturne gronde
Quand pourrons-nous réduire nos peurs
Remettre nos lèvres dans l’encrier

Extraits de LAPETITEGENS, Cheyne Editeur, 2019

Lapetitegens vit, elle ne fait que vivre, jamais rien d’autre et cela lui donne une drôle d’allure, lapetitegens vit hors la pesanteur, hors la loi, elle marche pieds nus sur la lune, elle s’en fiche pas mal, elle ne tombe jamais d’elle-même.

 

 


Lapetitegens ne fait pas partie des gens en général, elle est née à part et n’a reçu aucune instruction, aucun certificat de nationalité, elle n’entre dans une maison ni par le seuil ni par la fenêtre, lapetitegens pourrait devenir à tout instant autre chose, un animal par exemple, n’importe lequel, une chouette, un bélier, une marmotte ou un phoque, lapetitegens s’appellerait lapetiteanimaux ou encore lapetitevégétaux si le hasard la conduisait vers une plante aquatique, un arbousier ou un pommier japonais, pourtant elle sera toujours lapetitegens, quoique qu’il arrive, mais une petite gens autrement.

 

 

Lapetitegens est petite ou bien le contraire de petite, il se peut qu’elle soit bien plus grande que moi ou alors cela dépend, si je m’approche, si je m’éloigne, elle devrait devenir un point de plus en plus petit dans mon histoire, un point minuscule or elle grossit au fur et à mesure, elle devient énorme, tellement énorme que le paysage se retire pour lui laisser la place phénoménale.

 

 

Lapetitegens est trois mots ensemble dans la langue, trois mots collés l’un au-dessus de l’autre et par-dessus qui font un corps un peu curieux, un corps sorti de terre et descendu du ciel, elle ne tient aucun verbe dans la main et pourtant elle est innervée de verbes invisibles qui bougent tout le temps, lapetitegens n’abrite aucun complément non plus, elle ne se complète pas, elle n’a pas besoin d’objets ou bien si elle en a, ce sont les nôtres sur son dos, des objets mal ficelés et l’encombrement la ralentit parfois, lapetitegens est trois mots ensemble comme trois pommes qui se baladent la tête en l’air dans la langue.

Extrait de LA MAISON ETYMOLOGIQUE, Gros Textes, 2021

La cuisine agit par tous les temps, toutes époques confondues.

C’est un grand concert.

Fenêtre grande ouverte, la hotte est en panne.

Les placards s’ouvrent, la vaisselle s’amoncelle, les enfants crient, la cadence.

 

 


Ici on tourne, on fouette, on agite, bruit de casseroles, choc des assiettes, éclat des voix, bouillonnement, grésillements, trépignements.

Radio à fond.

Ici ça transpire, ça gueule, ça rit, ça pleure, ça sent l’oignon le thym le laurier la vanille la menthe, les saveurs du jardin, le thé ou le café du matin.

Ici on hume, on goûte, on verse, on coule, on tient la cuillère en bois à droite si l’on est droitier, à gauche si l’on est gaucher, on travaille en tenue de chantier, on ne revient pas en arrière.

 

 

Ça tient du mouchoir de poche collé au salon (la cuisine des Amériques) ou de la pièce principale avec la table de ferme, en chêne toujours, rectangulaire toujours (dans l’ancien temps).

La soupière fume, quelqu’un crie à table !

Les tomettes provençales c’est encore mieux, la terre battue (dans l’ancien temps) mais aussi des robots dans le tournant du siècle, des machines à remplacer le travail des fourmis, les femmes surtout.

 

 

La cuisine est le ventre maternel par excellence, parfois le ventre est rempli de tout ce qui est bon pour la santé, parfois l’inverse, la lumière est grillée et le frigo presque vide ou des cochonneries.

C’est un domaine incommensurable.

Les chaises grincent jusqu’à la moelle des cheveux.

On peut passer à la casserole, l’arme blanche devient rouge, le rouleau à pâtisserie frappe trois fois (les films sont d’une bonne aide pour se représenter les possibles).

 

 

Debout pour préparer, assis pour manger ou l’inverse, assis pour préparer (éplucher les légumes par exemple), debout pour manger (sur le pouce).

La pratique de la gymnastique est recommandée, pas de côté, pas en arrière, retournement, rotation, genoux pliés, plusieurs fois de suite, bras tendus, ciel dégagé.

Quand on était une femme, on est souvent debout ou on est tout le temps debout, ce n’était pas de la fiction, c’est vrai, vraiment.

Extraits de CHAMBREZEROSIX, La Rumeur libre, 2016

Lhommenmourance    De qui la vie va s’échapper bientôt    Pour qui les autres veillent De chaque côté de lui-même La femme la fille le fils ou la femme et la fille    Ou la fille seulement

La fille seule

Avec le bruit léger des bulles d’oxygène Comme une source bienfaisante    La fontaine qui garde le village

    

    


Lhommenmourance prêt à livrer bataille    Ou enclin à céder à la longue tranquillité    Sa parole vivante qui tient jusqu’à l’ultime    Parole vibrante touchante    Chaque jour avant mourir    chambre zérosix    Sur un lit d’hôpital    Sa dernière couche Dans la chambre d’hôpital    Son dernier lieu

Il ne regarde pas l’arbre dont la cime atteint sa fenêtre Les dernières feuilles trempées de rouge par l’automne Prises bientôt dans les glaces Tourner la tête sur la gauche serait un effort trop grand    Percevoir le frémissement qui va s’échapper    Bientôt    Quitter le fil

Quelques unes déjà brunes

    

    

chambre zérosix    Ce qui l’intéresse dans le paysage Juste en face du lit La bordure du mur jusqu’à mi-hauteur qui imite le vrai bois    Le sapin le chêne le poirier le cerisier ou le merisier    La bordure en linoléum qui ramène à lui l’amour des arbres    Ses veines ses torsions Il admire le faux chef d’œuvre avant de revenir à l’étonnement du départ    Ascension vertigineuse

La conquête qui va de l’arbre enraciné jusqu’à la mer qui recouvre

BIBLIOGRAPHIE

  • Emmanuelle vit dans les plans, Cheyne, 1994
  • C’est curieux, Cheyne, 1995, réédition 2006
  • Au village, VR/SO, 1996
  • Mort et vifsuivi de Tu dis, Le Dé Bleu, 1996
  • Je vous remercie merci, Le bruit des autres, 1999
  • Ut, Le Dé Bleu, 2001
  • Vous non pas, Le bruit des autres, 2004
  • Zouve, Le bruit des autres, 2004
  • Lhommequicompte, journal un peu vrai, Cheyne, 2006
  • Je suis abstrait, Van Gogh, Le bruit des autres, 2008
  • On passe à quelque chose, Gros Textes, 2012
  • Te dire que je ne me marie plus suivi de Celui qui était dans le lit, Gros Textes, 2012
  • Tenir sur le jour, Anthologie Triages 2015, Tarabuste
  • Chambrezérosix, La Rumeur libre, 2016
  • Lapetitegens, Cheyne Editeur, 2019
  • Ici Algérie, La passe du vent, 2020
  • La maison étymologique, Gros Textes, 2022
  • Homme parfait, L’œil ébloui, 2022
  • Jonctions coordinantes, Editions Quelque chose, 2023 (à paraître)

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