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Itinéraires non-balisés N°6, par Georges Cathalo

lundi 5 juillet 2021, par Cécile Guivarch

Marie-Josée CHRISTIEN : Eclats d’obscur et de lumière (Les Editions Sauvages éd., 2021), 68 pages, 12 euros et Sentinelle (Les Editions Sauvages éd., 2010), 54 pages, 12 euros – Ti ar Vro, Place des Droits de l’homme, 29270 Carhaix ou editionssauvages@orange.fr

Marie-Josée Christien a toujours su s’appliquer à elle-même une poéthique adaptée à sa situation personnelle. Ce stoïcisme traduit une sacrée force de caractère que l’on retrouve à la lecture de tous ses livres. Oscillant du jour à la nuit et de la nuit au jour, ces éclats sont des rappels frappés au coin du bon sens, des observations que chacun pourrait faire s’il n’était dévoré par les modes et par les habitudes. On y trouve de fortes notations pour dénoncer l’esbroufe et pour encourager la loyauté. Une lucide auto-analyse renforce la résilience : « Je suis une solitaire qui aime la compagnie par intermittence ». On relèvera de temps en temps un petit coup de griffe pour pointer ceux qu’elle nomme « les bouffons du roi » ou pour constater que « si les poètes lisaient, ils écriraient moins ». Avec Sentinelle, on retrouvera des poèmes parus dans d’anciens livres épuisés. Force est de constater la parfaite cohérence de cet ensemble rehaussé par des collages de l’auteure. Elle sait désigner, s’affirmer, rendre grâce et dire merci car « le corps / prend le chemin / de l’esprit » quand « le silence / nous accable de son évidence ». Comme en musique, on peut affirmer que la note est tenue. En vigilante sentinelle, Marie-Josée Christien se tient, phare discret, à la proue d’une poésie exigeante, indifférente aux injonctions des pseudo-modernistes tout en demeurant fidèle aux choix poétiques de ses débuts ainsi qu’aux valeurs humanistes qu’elle n’a jamais cessé de défendre.

Françoise ARMENGAUD : Du rouge à peine aux âmes (Librairie-Galerie Racine éd., 2021), 488 pages, 25 euros – 23 rue Racine – 75006 Paris ou contact@editions-lgr.fr

Près de 500 pages ont été nécessaires à Françoise Armengaud pour évoquer son amie Marie-Christine Brière et faire connaître son œuvre novatrice trop oubliée. La forte personnalité et les choix courageux de cette auteure ne l’ont pas aidée à trouver la place qu’elle mériterait d’occuper au cœur de la poésie moderne. À la limite du surréalisme, du baroque et du lyrisme (chasse gardée de pointilleux censeurs !), elle cochait toutes les cases sans en investir aucune. Elle a dû batailler ferme dans sa vie professionnelle et affective pour imposer à la fois sa voix et sa voie. Plutôt avares de compliments, Bernard Noël, Gaston Puel ou Jean Breton avaient apporté en leur temps une précieuse caution poétique à M.C. Brière. Il est ici impossible de citer des fragments de cette somme qui se divise en cinq parties complémentaires. Après une brève présentation, on trouve un abécédaire, une série d’entretiens, des poèmes choisis sur 50 années de publications, des poèmes inédits et puis enfin de précieux documents iconographiques.

Jean-Pierre GEORGES : Pauvre H. (Tarabuste éd., 2021), 220 pages, 16 euros – Rue du Fort – 36170 Saint-Benoît du Sault ou taratri@wanadoo.fr

Tous les 5 ans, Jean-Pierre Georges a pris la bonne habitude de nous donner de ses nouvelles. Après une quinzaine de recueils couvrant une quarantaine d’années, il semble avoir renoncé à l’écriture poétique pour se consacrer à une activité de diariste fichtrement madré. « Ecrire, publier tout ça », lui demande un effort surhumain même s’il trouve une oreille attentive auprès de ses fidèles éditeurs. Sans illusion mais avec beaucoup d’allusions, on peut suivre le parcours quotidien de l’auteur entre réalisme et rêverie, imagination et fantasme. Solidement campé sur des lectures irradiantes (Perros, Valéry, Cioran, Joubert, Amiel,…), il trace une voie inédite et reconnaissable pour toute la génération du baby boom mais pas seulement. À la vulgarité moderno-numérique, Jean-Pierre Georges oppose une discrète élégance : « élégance suprême : quitter le monde avant qu’il ne nous quitte », mais aussi « une élégance doublée d’un héroïsme, pauvre h., il n’en est pas là ». Ce pauvre hère évoqué par le titre du livre, à peine suggéré, revient tel un insistant fantôme : « Ne tends pas la main comme un pauvre h. ». L’âge venant, peut-être qu’il est temps de se faire une raison et de laisser au vestiaire ses velléités sportives de cycliste ou de tennisman pour passer à d’autres activités. « Bon, cette banalité étant dite, passons à la suivante », et ce livre étant publié, pensons au suivant en espérant que le lectorat élu n’attende pas cinq ans de plus pour lire Jean-Pierre Georges.

Gorguine VALOUGEORGIS : matin midi soir (Polder éd., 2021), 54 pages, 6 euros – 11 rue du Général Sarrail – 89000 Auxerre ou jacmot@orange.fr

Parmi les professions exercées par les poètes contemporains, on ne trouve guère de dentistes et encore moins de ceux qui vont soigner les maux dentaires des plus démunis. « Je visite la bouche de mon patient », de celui « qui ne peut masquer la honte ». Le titre du premier livre de ce poète résonne à lui seul comme une prescription médicale. Dans une langue brute, à la fois tendre et brutale, Valougeorgis parvient à nous entraîner dans son univers qu’il affronte avec bienveillance grâce au viatique de la poésie et de l’espoir comme fanal ultime. Cependant, « on ne veut pas voir / ce qui se passe / de l’autre côté de nos peaux » surtout lorsque « nos organes comme nos mots / se disputent le vide ». Surtout, « ne pas chercher à faire joli ou / plaire la poésie n’est pas / une affaire politique ». C’est un besoin urgent de douceur (une fillette sans abri assise qui dessine une maison) et de miracle (une mésange allant de branche en branche). On le sait bien que trop : « les zygomatiques de l’âme sont / atrophiés depuis trop longtemps ». Cette originale suite de textes écrits sous forme de journal de bord est complétée par des poèmes-flashs, moments volés à un redoutable quotidien dont il faut « repêcher / les mots noyés sous les nappes / phréatiques de nos consciences ».

Luce GUILBAUD : Mourir enfin d’amour suivi de Amour dormant (Al Manar éd., 2021), 76 pages, 18 euros – 96 boulevard Maurice Barrès – 92200 Neuilly ou editmanar@free.fr

La relation privilégiée que l’on peut avoir avec ses grands-parents s’exprime d’autant plus que l’on avance en âge. Avec tact et délicatesse, Luce Guilbaud évoque à merveille cette relation, réelle ou bien imaginée. Dans la première partie de ce livre, elle insiste sur la présence de sa grand-mère qu’elle voit encore « marcher d’un bon pas sans regarder derrière / sur les chemins du marais vers la mer ». On devine que cette personne a un rapport particulier avec le milieu aquatique, menaçant et fascinant : « la mer avance et frôle / la mer lèche ses pieds » alors même que « la porte s’ouvre sur l’océan ». Dans ces poèmes, les questions restent en suspens comme celle-ci : « a-t-elle choisi l’instant de se perdre ? ». Ce mystère s’ajoute aux interrogations que l’on se pose sur la difficile existence de cette femme courageuse, existence « de mère fatiguée / de femme abandonnée / de femme vieille au corps froissé ».
Amour dormant, la seconde partie du livre, offre une autre facette du talent maîtrisé de Luce Guilbaud. Si « on laisse tomber le verbe aimer / sans qu’il se brise », il en reste toujours des échos « dans les images bougées / de la mémoire ». Le risque sera de voir les couleurs s’entremêler et de se confondre avec le noir ou le gris. Signalons enfin la remarquable réalisation formelle de cet ouvrage comme tous ceux qui paraissent chez Al Manar.

Thierry RADIERE : Entre midi et minuit (La Table Ronde éd., 2021), 336 pages, 17 euros.

Avec ce fort ouvrage de plus de 300 pages, c’est une sorte de consécration qui est offerte à cet excellent poète qu’est Thierry Radière qui a su demeurer fidèle à sa voix efficace et discrète. On appréciera qu’il n’ait pas renié ses premières publications chez de modestes et courageux éditeurs tels qu’Yves Artufel, Jacques Flament, Jean-Louis Massot ou Yves Perrine.
Ce livre regroupe des poèmes ventilés en trois parties couvrant les années 2017/2019. Dans les Poèmes totémiques, tous dédiés, il est facile de suivre le parcours poétique de Radière en remontant à ses sources et à quelques auteurs fétiches (Follain, Pessoa, Brautigan,…) ou à des poètes du quotidien (de Cornière, Lahu, …). Lecteur boulimique, Radière sait faire la part des choses, entendre les poètes qui lui parlent, « Le but étant de rassembler / comme nous pouvons / la totalité des éclats / éparpillés un peu partout / autour de nous. »
La 2° partie du livre, consacrée à la vue, est intitulée Je n’aurais pas pu vivre. Comme on est censé percevoir surtout le monde réel par les yeux, l’artiste est là pour tracer péniblement son chemin entre fiction et réalité, illusion et réel. En s’excusant presque, Radière poursuit son périple poétique en nous invitant à déambuler paisiblement dans ses jardins.
Dans la 3° partie, J’avais déjà dit un jour, Thierry Radière se laisse aller à plus de confidences : une fillette malade, un album photo de sa mère, une insomnie, dessins de ses enfants,… Puisque finalement, « Le but est de combler un manque », il s’agira de répondre à cette invitation, juste « Pour le plaisir de garder nos illusions ». Dès lors, il ne reste plus qu’à souhaiter que ce poète nous livre, entre émotion et rationalité, le second versant d’un ensemble qui pourrait s’intituler Entre minuit et midi.

Abdellatif LAABI : Presque riens (Le Castor Astral éd., 2020), 176 pages, 14 euros – 47 avenue Pasteur, 93100 Montreuil ou castor.astral@wanadoo.fr

Non, il ne faut pas que ce livre remarquable soit le dernier de Laabi même s’il le laisse entendre ici ou là. « Que nos testaments soient ludiques » : ce conseil qu’il nous adresse, c’est à lui-même qu’il l’applique, lui qui fut sauvé par la poésie et par son épouse Jocelyne à qui cet ouvrage est dédié. On ne rappellera pas son combat pour la liberté dans les années 70/80, combat qui lui valut plus de huit années d’emprisonnement au Maroc. Cette terrible expérience a développé chez lui « ce satané souci / de la trace » car « vivre / avec la conscience qui est la mienne / fait mal ». Sur les plateaux d’une fragile balance, angoisse et sérénité se livrent un invisible duel sans vainqueur ni vaincu. À cette quarantaine d’admirables poèmes qui résonnent dans notre mémoire, succèdent des « textes inclassables » selon l’auteur, textes déjà lus par ailleurs. Laabi ne perd pas de vue la mission ultime : s’assurer que l’on vit encore et se rassurer dans la foulée en tentant d’être sauvé par l’espoir et par tout ce qui survit. Alors, « Le poète s’en va / d’un pas assuré / la rage au ventre / le sourire aux lèvres / l’index encore pointé sur la mer ». Non, que le poète Laabi ne s’en aille pas : nous avons tous besoin de lui et de sa juste parole.

Georges CATHALO – mai 2021


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