Deux poètes originaires d’une nation donnée mille fois morte, deux artistes qui réinventent, jonglent avec la langue, avec le rythme facon slam, deux énergies revitalisantes qui remuent et explosent avec talent les codes pour mieux hurler injustices du monde, chuchoter tendresse, parfois, qui survit malgré tout ça et là, ultime espoir des sociétés-pierres. Figures emblématiques de la nouvelle génération poétique, héritiers des grands noms de la littérature haïtienne (Georges Castera, Frankétienne, Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis ; Jean-Claude Charles, Yanick Lahens, Dany Laferrière, Makenzy Orcel...) : plongée dans les deux ouvrages de James Noël et de Jean d’Amérique parus récemment.
« La Migration des murs » (et « Brexit ») de James Noël. Cœurs de ciment
« Gloire à la santé des peuples qui refusent d’être otages de la pandémie des murs Tous ces murs systémiques, systématiques, parasismiques, qui ne tremblent pas devant le biberon troué d’un enfant rempli de la plus grande soif de vivre »
Le mur de Berlin aurait pu servir de leçon mais les hommes - tout le monde sait cela - n’ont plus aucune mémoire (sinon peut-être encore celles des chiffres et des inimitiés) et s’ils aiment en donner, ils exècrent en recevoir, des leçons. Rostropovitch, les larmes, l’émotion historique de la planète qui jurait ses grands dieux que « jamais, ô plus jamais... », trémolos dans la voix, clic-clac c’est dans la boîte, ‘J’y étais !’, le rideau de fer à terre, un peuple réunifié, et même la pétrophilie triomphante (elles se marchandaient chero, les entrailles de la bestiole éclatée). Aux oubliettes ! Ça fait déjà belle lurette et le violoncelle est passé de mode, de toute façon. L’Ouest, l’Est, on s’en fiche : tout le monde a perdu le Nord, la boussole est out, ce sont les barbelés désormais les objets tendance, ceux qui indiquent les bonnes et les mauvaises directions. Dans cinquante ans, peut-être, la huapanguera mexicaine aura son quart d’heure de célébrité warholien, résonnera à son tour une nuit entre les mains d’un maître aux pieds du monstre trumpien abattu, et le monde chialera, hashtagera et Instagramera frénétiquement, s’échangera des morceaux de tôle « pour ne pas oublier - tant de malheur, tant de malheur » et jurera - encore - que « jamais, ô plus jamais... » Mais nous n’y sommes pas, le mur est plutôt en pleine ascension, en pleine expansion, il a toute la vie devant lui, une vie de salaud qui jouit de pourrir celles des autres. La seule idée qui réussit à faire bander un mur, pour dire son niveau de perversité. Ne pouvant bien sûr s’allonger sur un divan, le problème libidinal restera entier et les coups de masse dans son bide seront donc la seule solution. Le mur est insensible aux thérapies soft, tant pis pour lui. Qui a vécu dans la violence périra par la violence et il faudra bien le faire débander un jour. Bref, ‘quand le bâtiment va, tout va’ : il faut le dire vite. « Ich bin ein Berliner ! » pourra toujours gueuler le premier destructeur qui dégainera le burin s’il a un peu d’esprit. Mais sans doute n’est-il pas encore né, celui-là ; le mur a le temps, il va encore longtemps prendre son panard.
« Certains murs marchent sur la pointe des pieds, d’autres s’érigent même en voyeurs en leur manière de faire la courte échelle Ceux qui font les trottoirs ne sont pas des putains pour un sou Ils sont juste là pour barrer le passage »
Car les murs ne sont plus bâtis pour retenir les populations. Le rideau, c’était l’ancien modèle. Ils empêchent les voisins de s’approcher désormais. ‘L’Enfer, c’est les autres’ et les peuples du ciment voient des diables partout à présent. Sécurité ! Sécurité ! Sécurité ! Ils ont déjà du mal à se sentir entre eux mais au moins ils se mettent d’accord sur ce point : les autres, c’est pire. C’est sale, c’est violeur, c’est drogué, c’est voleur. C’est pas beau. Terroristes, gamins en guenilles, poètes errants, familles rêvant d’un avenir (oh, pas extraordinaire mais au moins de quoi manger, travailler, sauver sa dignité) : tous dans le même panier ! Raus ! Il faudrait prendre de la hauteur, diront certains. L’expression est maladroite quand on se souvient que ce sont justement des avions qui ont fichu le feu aux poudres, qui ont lancé la pandémie murale. Le barbu criminel, tacticien allumé, passait de grotte en grotte et a fini terré entre quatre murs. Un signe, déjà, de ce qui nous attendait.
« Les murs sont des preuves matérielles de la lourdeur de notre époque »
Environ soixante-dix murs-frontières physiques existent actuellement dans le monde. Ils formeraient, mis bout à bout, environ 40.000 km, soit la circonférence de la Terre. Niveau lourdeur, on est blindé. Pour le village mondial, faudra repasser dans quelques siècles.
« Les murs ont des odeurs, mais les murs n’ont pas d’aisselles Par cynisme, les durs des quartiers pauvres, des quartiers riches et des lunes sans quartier rêvent de donner une couche d’humanité aux murs, histoire de brouiller les pistes, de cacher les bornes qui, elles, n’ont pas de limite en matière de renforcement de l’apartheid »
l’auteur James Nöel © Tineke de Lange
Les grands murs-frontières ne sont pas seuls, ils sont même plutôt le résultat d’un entraînement certain au niveau local. Les petits murs du quotidien servaient d’échauffement aux concepteurs médaillés. Ils s’additionnent tous, maintenant. Les transformer en terrain de jeu pour le street-art n’enlève rien à leur férocité. 60 km de séparations à São Paulo entre les riches et les pauvres, la résidence fermée façon bunker devient la norme dans beaucoup de villes chinoises, les ‘gated communities’ se multiplient aux Etats-Unis. La barrière autour des enclaves espagnoles en Afrique du Nord, Ceuta et Metilla. Le mur israélien en Cisjordanie monté dans le but d’arrêter les attentats (avec succès, 80% de baisse) mais qui en profite pour grignoter des kilomètres de terres palestiniennes et modifier donc de facto la frontière. Que vaut même un Bansky face à l’obstination et l’appétit des murs ?
« Il existe une nouvelle migration beaucoup plus forte que celle des flux qui poussent le sang à bouger les lignes dans tous les sens des hémisphères Une migration en dur, qui massacre le champ libre du cœur à coups de barre de fer »
Athènes veut se doter d’une barrière flottante pour arrêter les migrants venant de Turquie. ‘Qu’ils se noient, à la fin ! La barbe !’ Les murs, même sur la mer se montent. L’ère des murs a commencé. Ils s’élancent vers le ciel, mais aussi dans nos têtes, devenant la réponse simpliste à des situations complexes. Nous ne voulons plus du complexe, nous nous minéralisons à notre tour. Les murs gagnent.
« Un choc de civilisation entre le béton et les cœurs cimentés dans la haine, qui veulent palpiter pour battre et voler de leurs ailes lourdes Voler, voler en astéroïdes dans l’univers »
Drôle de race - puisque même ce débat-là que l’on croyait réglé revient - que les murs. Et que dire alors de leurs architectes ?
« Pourquoi le ciment des cimetières et toute la poussière des villes viennent mourir dans nos poumons Tentaculaire, la mort passant par de grandes artères et non avenue Attention, les villes tuent »
Les murs sont traîtres et James Noël l’Haïtien le sait d’expérience. Le goudougoudou n’ignorait pas qu’il pouvait compter sur leur aide pour achever son chef-d’œuvre sanglant. Méfiance : la solidité des murs peut se retourner contre nous. Tout comme nos frontières de pierres et de tôles.
« Un peuple de maçons parachutés des grues en rut pour mettre fin aux impasses improvisées des murs Un peuple de maçons pour en finir avec la provision de toutes ces mains qui dressent les murs comme ses chiens policiers, dressés avec des barbelés autour du cou »
« Un peuple de maçons pour en finir avec la surpopulation des murs, en finir avec leur strip-tease, leur idée fixe et autres alliances consolidées avec l’acier En finir avec l’arrogance de tous ces murs qui prennent des barbelés pour des colliers d’argent »
Quand verra-t’il le jour, ce peuple de maçons excédés ? Car pour l’instant « les murs ont des oreilles, mais surtout des yeux maquillés en vidéosurveillance ».
« Et ces corps qui flottent Made in Méditerranée Se sont-ils trompés de fête De paradis fiscaux Artificiels Et ces corps qui flottent Se sont-ils trompés d’empire De paradis Artificiels » écrit le poète dans la première partie du recueil, ‘Brexit’ (délire poétique sur le Brexit, dans lequel Churchill discute avec le Petit Prince et où le Viagra est roi).
« Et ces corps qui flottent Se sont-ils trompés d’empire De paradis Artificiels »
Les murs ont bon dos, se plaindront certains. Un mur c’est un mur, on ne va pas en faire des tonnes. On l’installe, on le démontera ; un jour ; peut-être. Et l’insécurité, et l’intégration, et la menace terroriste, et l’économie, et... Mais les poètes, pourrait-on répondre, leur rôle n’est pas de gérer les nations. Mais il est, comme James Noël avec ce recueil coup-de-poing, de tirer la sonnette d’alarme, de nous informer avec panache et fureur quand la paresse, la lâcheté et la sottise sont sur la voie de la victoire. Quand les yeux et les cœurs ne réagissent plus, s’habituent, s’accoutument. Se lassent de toute humanité différente. Se blasent de voir flotter cadavres et mains s’échappant d’un grillage. Deviennent aussi froids et faussement solides que... leurs murs. Dont ils sont si fiers.
- ‘Brexit (suivi de La Migration des murs)’, James Noël, ed. Au Diable Vauvert
* voir également ‘Belle Merveille, de James Noël. Haïti, répliques poétiques’
[article également paru sur Médiapart Club]
« Atelier du silence » de Jean d’Amérique. À la Nuit, Fureur poétique
« courant théâtre / qu’on liquide marges / pour hisser la Seine en seule actrice / démarche à fonds perdu quand déplace jusqu’au / Bassin Bleu / à sonder pierres autour / on côtoie chutes profondes / dire ça rien encore / plus dures ruissellent d’autres ondes / Méditerranée sans ciment / « pays tiers » rivés au naufrage légal / ou notons / loin du pont d’Avignon que survolent voix et hanches / qu’à Port-au-Prince pour sentir vie / il faut couper ponts entre bouches et Bois-de-Chêne qui somme chant entre corps et déchirure élue danse / méfiez-vous de ces ponts / espoirs couchés dans un cantique décharné / bloc humain coulé bas / l’eau dit-on a coulé sous les ponts / sans doute celle douce / vu couteaux sous aube / Sahara près les veines / pupilles à amplifier rivières / sous les ponts ce qui se passe relève / d’un nom plus tragique que l’absence / d’amants dessus »
Au Bal des pendus, toujours les mêmes. La ravine serpente dans Port-au-Prince, tueuse patiente, reptile friand de gueux. Les alluvions s’accumulent là-bas comme les échoués des dessous de ponts ici. Invisibles, les deux. Son quota de vies aux prochaines inondations pour l’une, sa foule de rêveurs déçus sans visas ni bouées pour l’autre. Tenez-vous loin de la scène, vous gâchez le paysage ! Une chanson enfantine plus tard et déjà les aménagements possibles ne le sont plus, ni ici ni là-bas : on n’a plus envie ; âmes minérales. La déception est grande, sans doute, mais il ne fallait pas suivre les mornes. Vertige : le bassin n’est plus clair, les eaux partout se troublent. Plus assez d’humanité pour lancer de nouveaux ponts : plus de traverses, encore moins de remontées. Entre souvenirs des pays quittés, des promesses trahies ou sous l’effet des pièges de la rue sauvage - qui les avalera tous, tous jusqu’au dernier - les sangs exilés s’échauffent, les pupilles abandonnées se dilatent. Ils n’auront plus à nager, sous les ponts parisiens mais, même sur le bitume couler est possible. Finiront peut-être en alluvions, cris arrachés brefs et ignorés, créoles, français, africains, polonais, syriens mendiants, mappemonde tristesse, magma enfin mélangé, langues inaudibles, chuchotements dérangeants, dépôts inutiles, après avoir pourtant survécu à tant de tempêtes. Sous les ponts beaux, soudain, un vent glacial. Sous les ponts triomphants, là, la poésie riche, complexe et déchirante de Jean d’Amérique. Ville lumière ? Bah ! Ici aussi les yeux se détournent, les marges ennuient : malheur aux claques-pain. Sous les ponts les charognes sentent et les dorures de l’empereur russe, clamsé depuis longtemps, n’y changent rien. Ils ne donnent plus le change, laissent les alexandrins aux poseurs d’en haut. Tous les ponts devraient être renommés Massacre, même le poète-soleil penché par dessus la balustrade, hésitant, a le goût de la boue acier en bouche ; même les amoureux ont perdu leurs cadenas. Ils sont accrochés sous les ponts, désormais, ceux-là. C’est la Grâce c’est la Disgrâce, la Disgrâce ou la Hargne.
© Josué Azor
« un oiseau ne fait jamais la queue / pour ouvrir le ciel » et Jean d’Amérique ne demande pas tampons pour être autorisé à écrire. Au bal des pendus, certains ont donné. ‘Tampons’, les administratifs que l’époque aime tant pour décider des existences. « passeport invalide / je trace route du sang des règles / entre mes jambes discorde / la déraison coule à flot »
Certains « font des livres / rien que pour tourner la page / ma main au feu ils ne savent / l’adresse d’un seul volcan » Lui a père et rejeton en héritage, l’ouverture se fera en brisant les chaînes (« dans nos archives stèle attentive à l’éternité »), les hommes masqués et les secousses il connaît : le feu ne s’éteindra jamais, il se ravive, même, « animal ténèbre », fils du volcan, face à une union mépris, « reliée à la ferme idée d’un bloc » Étonnant d’ailleurs comme souvent dans la poésie et la littérature haïtiennes, les géniteurs sont si absents alors que les dictateurs, eux, imposent si fort leur virilité à coups de matraque. « voici jusqu’à l’os asséchée ma langue et ma bouche bétonnée tel ciseau déchu face à la pierre : de ma pensée-forêt, dévastée, nul fruit à tresser vent. » Pierre / ciseau : gagné, perdu ! Tout était si simple, alors. L’enfance affleure et au détour d’une omelette, la mère. À qui finalement cette merveille de recueil est réellement dédiée. Les villes en fumée (« je défie Ghouta / de pointer une seule herbe fraîche / ou Gaza / ou Alep / toutes ces villes / mariées de force au soir des os / grises sans le vouloir »), les courages embastillés (Gougueder, Hikmet, Erdoğan, Dominique, « on m’a cueilli comme une mouche / avec ce qui fuit des mitraillettes ») mais, pudiquement, récurrent, cantique poétique, rage folle portée par un accent créole fier, prête à se révolter contre toutes les injustices d’une planète fiévreuse : mère disparue.
« mère embrasse la mort / que devient la langue maternelle / certains enfants / la cherchent toute une vie / à l’académie du lait amer »
À la recherche de son pays propre, sentant que tout porteur de mémoire haïtienne qu’il est il doit se détacher, un peu, trébuchant, chancelant, porteur de mille désespoirs globaux, de millions de morsures roquets, Jean d’Amérique avec >u>ce recueil exigeant, bouleversant, énergie se jouant de la syntaxe et du sens pour mieux faire surgir la vérité à vif des pensées, est en passe de le trouver. L’encre est sa demeure et qu’importe les cloches (« quelle insulte les cloches et leur raison / s’en retrouve blessée ma chaussure sans paire / jambe rejetée de toute ligne »), le poète en plein doute nous montre une voie certes intime mais furieusement pertinente, inspirante. Même en ignorant la Saline et l’urgence (la réalité d’Haïti, et c’est faute), une invisible étreinte apparaît, tripale, après plusieurs lectures attentives. Lecteur et poète semblent enfin se comprendre, hésitent maintenant entre lever le poing rageur ensemble et s’enlacer fraternellement.
« touffue / de signes / orphelins / l’image / rumine / transparence / chaque / mot / décèle / un archipel / soluble / dans les / hautes / enfances »
- ‘Atelier du Silence’, Jean d’Amérique, Cheyne éditeur
(une préface somptueuse de Jacques Vandenschrick qui nous donne des clés précieuses pour aborder cet ouvrage exigeant)
(également : la très très belle approche d’Aminata Aidara dans ’Africultures’ : « Au poème de révéler page blanche »)
* voir aussi : - ‘Nul chemin dans la peau que saignante étreinte’ & - ‘Plumes haïtiennes’
Le site du talentueux photographe haïtien à l’œil énigmatique et sensuel Josué Azor
[article également paru sur Médiapart Club]
Frédéric L’Helgoualch