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Jean-Marie Barnaud

lundi 13 janvier 2020, par Cécile Guivarch

Jean-Marie Barnaud est né à Saintes en 1937. Alors qu’il est en hypokhâgne, Jean Onimus, son professeur de lettres, lui ouvre grand les portes de la poésie moderne et contemporaine ; sous sa direction, il engage une thèse de doctorat consacrée à A. Suarès. Puis, dans ses années d’enseignement au lycée Amiral-de-Grasse, il se lie avec le poète Alain Freixe : cette amitié toute d’échanges et de menées communes l’engage plus résolument encore dans l’écriture poétique. En 1983 paraît à l’Imprimerie de Cheyne, futur Cheyne éditeur, Sous l’écorce des pierres : c’est le début d’une longue collaboration avec cette maison, où sera publiée la presque totalité de ses œuvres. En 2019, Sous l’imperturbable clarté, choix de poèmes 1983-2014, paraît en Poésie/Gallimard.

Extraits de Sous l’écorce des pierres, « Le dit d’Olivier de Serres », 1983

On peut bien
En passant
Célébrer le passage
Avec des mots qui font signe
Comme un vol d’oiseaux
Uniques
Et confondus

(sait-on où vont les oiseaux
et pourquoi ils se dispersent
comme des flammes
dans le tremblé d’un cœur
qui se déchire)
[...]
Or nous autres
Migrateurs
Saurons-nous voir
D’un œil d’oiseau
La rosée moirer la hampe
Des simples
Les pierres patientes
Leur humilité

Afin que s’accomplisse
Dans l’évidence
Une parole d’Olivier

La paille des chaumes et éteules
Restante droite
Des bleds
Se meslera avec la terre

Extraits de Le Beau temps, 1985

Fermant tes paupières
N’appelle plus les visages absents
Mais plonge tes deux mains
Dans la fraîcheur à ciel ouvert

Arc-bouté sur toutes les margelles
Tire
À pierre fendre
Sur les chaînes
Et fais tinter l’eau vive
Par ici
*
L’eau nue
Qui dans le vent se coule
L’eau qui câline les roches
L’eau qui demeure après la nuit
Sur les feuilles et sur l’herbe

L’eau
Pour laver tous les visages
Par ici

L’eau qui se noue
*
Vivre pour rien
Comme l’eau regarde
Alouette de juin
À la pointe de son cri

Extraits de Celle qu’on attendait, 1990

Que manque-t-il donc à ta voix
Quelle pudeur et quelle prudence
Pour parler à voix de pierre
Et d’arbres
À voix de ciel et d’eau
[…]
Tu voudrais bien nommer
Visage
Ces images du monde
Terres anciennes assemblées
Sous le même ciel
Battues et rebattues
Par le vent qui revient
Et pose sa houle fuyante
Sur les arbres

Tes lèvres malgré toi
S’essayent à murmurer encore
Père
Et peut-être est-ce là le nom
Qu’en secret ta marcher dessine
Par défaut

Extraits de Aux enfances du jour, 1998

Où donc est-elle
Dit la voix que l’on n’entendait plus
Tous ces jours affûtés comme des tranchoirs
Où d’abord on a crié
Pour dire le monde
Tenant ouvert même dans l’ombre
Et fixes
Ces yeux qui nous mangeaient le front
Comme un linceul
[…]
Et cependant elle persiste
La voix
Comme l’oiseau revient aux fenêtres
Éteindre et rallumer le ciel
Et l’on s’arrête
Désorienté
On voudrait retenir l’éclair
S’abriter dans un pli du drapé
Qui vous a ébloui

Extraits de Bleu et quoi d’autre, 2001

Maintenant c’es l’hiver sur ta page
Tu ouvres la fenêtre
La nuit a lessivé le ciel des rues
Tu ne sais comment nommer cet écheveau
des antennes des fils des tuyaux
luisant sur le vernis des ardoises
Le tout proche se dédouble
tressaute dans la brume jusqu’aux lointains
sur les colliers de feux et de balises
tendus sur le vide
jusqu’aux tours inertes
que midi n’a pas encore jetées
les unes dans les autres
suspendant aux nuages les branches nues
les réverbères la muraille d’en face
le flot des voitures anonymes
et la foule minuscule
[…]
Mais elle persiste la clarté
Comme en hiver
Dans les collines ou les squares
La neige de la nuit montre
Les arbres nus
Et la sagesse des oiseaux

Toujours juste la constante
venue du bleu lointain
beauté sans faille
comme un couteau
elle tranche à vif dans le noir

Tu lui souris
Le monde est sauf

Extrait de Fragments d’un corps incertain, 2009

Ici
dit la raison
c’est peut-être encore la mer
la vie puissante
sa tendre indifférence

Passer est le lot le plus simple
Passer
et cependant rendre les armes
à la splendeur

Extrait de Le Don furtif, 2014

On n’est pas de taille
pour accompagner l’Histoire
sous l’imperturbable clarté
On n’a pas appris encore
à faire le gros dos
ni à passer aux profits et pertes
ses trébuchements

Nous manquent la balance
l’adresse des habiles
et les clefs de l’économie
joyeuse

De quelle santé
se faire une cuirasse
Que reste-t-il à dire
qui manque au poème


Jean-Marie Barnaud : La clarté en question

Entretien :

FSR : Jean-Marie, à vous lire, je mesure la constance de votre engagement en poésie : une fidélité persévérante à vous-même et au chemin que vous menez. Pouvez-vous définir (pour autant que faire se peut) ce qui vous tient - ce à quoi aussi indéfectiblement vous tenez en poésie ?

JMB : Chère Florence, effectivement, et votre parenthèse le signale clairement, la question que vous me posez, et qui du reste est double, est bien difficile.
Plutôt que d’y répondre à partir des grands débats sur la place de la poésie dans notre monde, débats dont je sais la légitimité et l’importance, je partirai de ma propre pratique de l’écriture du poème.
Vous demandez d’abord, et avec l’insistance que suppose l’italique ce qui me « tient » en poésie ; vous parlez à ce propos de persévérance et de fidélité dans la conduite de ce « chemin » au cours duquel ont été rassemblés et organisés récemment les textes de Sous l’imperturbable clarté.
Ce mot de « chemin » évoque aussitôt pour moi un texte de Paul Celan que je ne cesse de relire, Le Méridien. On y trouve cette phrase : « Le poème est seul. Il est seul et en chemin. Celui qui l’écrit lui est simplement donné pour la route. »
Je trouve très belle cette phrase. En particulier parce qu’elle fait de l’écriture du poème une aventure au cours de laquelle le poème se construit peu à peu, inventant et imposant sa propre loi, après que le poète qui le cherche a souvent trébuché.
Ainsi, le poème est-il toujours différent de ce qu’un vague projet initial avait pu imaginer. Il est toujours nouveau, toujours « autre ».
Il me semble que c’est le goût d’une telle découverte qui motive chez moi le retour à la feuille et au travail.
Vous posez aussi la question de savoir à quoi je tiens « indéfectiblement » en poésie... Bigre, le champ est vaste ! A commencer par l’ensemble des poètes anciens ou actuels auxquels je dois tant.
Mais je vais me limiter, comme je l’ai fait plus haut, à la pratique...
Pour le dire sans nuance, il me semble que ce que j’ai peu à peu appris, au cours des années, et sous l’influence de poètes comme Jaccottet, c’est le souci du « simple », ce qui suppose de reconsidérer tous les domaines de l’expression poétique : depuis le statut de l’image, jusqu’aux problèmes de rythmes.
Comme si la question de l’écriture se ramenait « à celle du « juste », éthique et esthétique confondues... (Quelle prétention, n’est-ce pas ...)
Mais c’est à cette recherche du juste que je m’applique, c’est-à-dire à une exigence d’équilibre, toujours menacé, alors même que je sais bien que je suis loin d’avoir trouvé vraiment ce point d’équilibre.

FSR : Vous êtes poète. Vous êtes aussi passeur de poésie. Comment ces deux dimensions s’articulent-elles en vous ?

JMB : Elles s’articulent de la façon la plus naturelle, la plus évidente, au sens où le poème est par essence tourné vers l’autre, il est, souvenez-vous de Char, « toujours marié à quelqu’un », et, pour citer encore Celan, « Le poème se tient dans la rencontre, dans le secret de la rencontre ». C’est dans le partage avec l’autre qu’il trouve sa véritable destination.
Et l’on peut se féliciter que notre époque ait su ainsi multiplier ces occasions de « rencontres ».
Par ailleurs, dans mon métier d’enseignant, chaque fois que j’ai pu donner un accès libre à la poésie, en la dégageant des contraintes souvent un peu stériles des exercices, je l’ai fait avec la plus grande joie, conscient que le poème permettait une qualité de présence et d’échange qu’aucune « explication » n’aurait pu autoriser, et qui consistait véritablement à requalifier ces instants que nous partagions et modifiaient la qualité de notre rapport aux autres et sans doute à nous-mêmes.

FSR : La publication d’un recueil de poèmes en Poésie/Gallimard est un événement - dans le monde de la poésie contemporaine, certes, mais aussi, j’imagine, pour vous... Votre recueil, tel que vous l’avez constitué, est aussi un avènement : l’apparition, « Sous l’imperturbable clarté », d’un nouvel ensemble, avec ses priorités et sa trajectoire propres... Pouvez-vous nous dire ce qui vous a gouverné pour le constituer ?

JMB : Ça n’a pas été un travail facile, et j’ai eu bien des moments de doute. Mais je voulais savoir si rassembler ainsi des fragments de livres écrits sur une si grande distance (1983-2014), soit proposer une sorte d’anthologie, avait un sens, tiendrait la route. C’est presque le travail de toute une vie. Or on ne relit pas les livres qu’on a écrits précédemment. On les perd vite de vue. Celui qu’on relit sans cesse, c’est celui qu’on est en train d’écrire... Et donc, il a fallu retrouver le secret de ces anciens chemins.
J’ai demandé leur avis à ceux en qui j’avais le plus confiance une fois le manuscrit achevé, et ils m’ont donné un avis positif. J’ai tenu compte de leurs remarques.
Ce qui m’a guidé dans mon choix, c’est avant tout ce qui me semblait avoir été écrit hier ou avant-hier, ce qui ne me semblait pas trop marqué par tel ou tel tic d’une époque ou d’une mode....
Je ne peux en dire plus. Vous le savez, le destin d’un livre, c’est l’affaire du lecteur.


Bibliographie succincte :

Chez Cheyne :

  • Sous l’écorce des pierres, 1983, 1996
  • Le Beau temps, 1985, 1996
  • Pour saluer la bienvenue, 1987,2005
  • Celle qu’on attendait, 1990, 2005
  • Sur le carnet de Marion, 1990,2005
  • Aux enfances du jour, 1998
  • Bleu et quoi d’autre, 2001, prix Georges Perros
  • Fragments d’un corps incertain, 2009,2012, Prix Apollinaire
  • Le Don furtif, 2014

Textes en prose :

  • Le Censeur, roman, Gallimard, 1992
  • Aral, récit, L’Amourier éditions, 2001
  • Récits de la vie brève, nouvelles, L’Amourier éditions, 2004.

Page établie avec la complicité de Florence Saint-Roch


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