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Katie Farris, traduite de l’anglais (USA) par Sabine Huynh

jeudi 14 janvier 2021, par Sabine Huynh

Katie Farris, née en 1983, est une poète américaine, également autrice de livres de fiction, traductrice (du chinois, du russe et du français), éditrice et professeur de littérature à l’université. Son travail a remporté de nombreux prix de poésie et de fiction. Son livre boysgirls (Marick Press, 2011 ; Tupelo Press 2019) a été décrit comme étant un « véritable tour de force » et « totalement innovant ». Également l’autrice de Thirteen Intimacies (Fivehundred Places, 2017) et de Mother Superior in Hell (Dancing Girl, 2019), elle est mariée depuis 2003 au poète Ilya Kaminsky, également publié dans Terre à ciel et dont j’ai traduit le recueil Deaf Republic (à paraître chez Christian Bourgois Editeur).
Katie Farris a découvert au mois d’août 2020 qu’elle était atteinte d’un cancer du sein. Les textes qui suivent portent sur l’épreuve qu’elle traverse depuis. Ce travail important transforme la personne malade frappée par le destin en une « personne blessée » (« wounded storyteller », cf. Arthur Frank, 1995) qui raconte une expérience et une histoire, et son corps souffrant stigmatisé par la médecine et les regards en un réceptacle rassemblant tous les corps vulnérables.
Virginia Woolf déplorait dans son essai « On Being Ill » (« Sur le fait d’être malade » ; écrit en 1925 et publié en 1926 dans The Criterion) qu’il n’existât pas vraiment de littérature sur la maladie (même si Proust en a exploré les enjeux littéraires et émotionnels), du moins une littérature qui prêtât plus attention au corps qu’à l’esprit, « those great wars [...] in the solitude of the bedroom against the assault of fever or the oncome of melancholia, are neglected » - « ces grandes guerres [...] dans la solitude de la chambre à coucher contre l’assaut de la fièvre ou l’approche de la mélancolie, sont négligées ». Virginia Woolf se posait la question de savoir quel genre de littérature pouvait se révéler le plus susceptible d’apporter du réconfort aux personnes souffrantes, sans les fatiguer plus qu’elles ne l’étaient déjà, avant de convenir qu’elles montraient naturellement plus d’appétence pour la poésie (ainsi que pour les biographies).
Pour information, La Montagne Magique de Thomas Mann a été publiée à la fin de l’année 1924 et ne sortira en anglais que trois ans plus tard (et en français en 1931). L’essai de Susan Sontag, « Illness as Metaphor » (New York Review of Books), dans lequel l’autrice examine les mythes culturels et les préjugés entourant le cancer et la tuberculose durant son propre traitement contre le cancer du sein, a été publié dans en 1978, et son livre AIDS and Its Metaphors, sur la stigmatisation de certaines maladies comme le SIDA et le cancer, et ses retombées négatives sur les malades, est sorti dix ans plus tard.

Sabine Huynh (Tel Aviv, décembre 2020)

 
 

Well, my hair’s finally going. I can reach up and take a pinch off my neck as if it were a pinch of salt. It’s messy ! Little golden needles all over the house, down my collar, in my knickers, making me itch.

It feels right to be doing chemo in the fall. Everything is beginning to shed ; nature’s slimming down into what’s essential, what must be preserved. I lost four pounds in two days, and I don’t know how— I’m eating just as much. Maybe I’m dancing in my red devil shoes, but only when I dream.

Round two has not been as acute as round one, but has been much more grueling, so far. My mouth tastes different ; my skin’s a different texture. Turning to bark. My muscles are operating under new laws of physics, where air’s as thick as water. My sap’s still running, but slowing down. It’s hard to tell the difference between nauseated, hungry, and exhausted.

If I were a girl from one of my stories, maybe I’d grow a thick pelt instead of losing hair. And I’d growl and roar and eat berries and turn into a bear, and then maybe I’d hibernate the next thirteen weeks away. Then again, I’d miss the cooling weather, and lovely thoughts from all of you, and all the grief and all the hope as this nation keeps growing and burning and confronting what’s difficult ; as we pull together to mourn and to vote. Maybe I don’t get to choose what I’m transforming into. Maybe none of us does.

(September 21, 2020)



Bon, finalement mes poils s’en vont. Je peux en détacher des pincées de ma nuque comme si c’était du sel. Quel désordre ! Des petites aiguilles dorées partout dans la maison, dans mon col, dans ma culotte, ça me démange.

Débuter une chimio à l’automne semble naturel. Tout commence à se dénuder ; la nature se réduit peu à peu à l’essentiel, à ce qui doit être préservé. J’ai perdu deux kilos en deux jours et j’ignore pourquoi – je mange autant qu’avant. C’est peut-être parce que je danse dans mes chaussures de diable rouge, mais seulement quand je rêve.

Le deuxième cycle n’a pas été aussi violent que le premier, mais jusqu’à présent il a été beaucoup plus éreintant. Ma bouche a pris un goût différent, ma peau une texture singulière. Elle se transforme en écorce. Mes muscles fonctionnent selon de nouvelles lois de physique, dans lesquelles l’air est aussi épais que l’eau. Ma sève coule encore, mais son débit ralentit. Il est difficile de distinguer entre la nausée, la faim et l’épuisement.

Si j’étais l’une des filles de mes histoires, peut-être qu’au lieu de perdre tous mes poils et cheveux, une fourrure épaisse pousserait sur mon corps. Et je grognerais et rugirais, mangerais des baies et deviendrais un ours, et peut-être que je pourrais hiberner pendant les treize prochaines semaines. En fait, le temps qui se rafraîchit me manquera, et me manqueront aussi les pensées adorables de chacun d’entre vous, et tout le chagrin et tout l’espoir, tandis que cette nation continue de grandir et de brûler et de faire face à ce qui est difficile ; tandis que nous nous rassemblons pour porter le deuil et voter. Peut-être que je n’ai pas le privilège de choisir l’issue de ma transformation. Peut-être qu’aucun d’entre nous ne l’a.

(21 septembre 2020)

WHY WRITE LOVE POETRY IN A BURNING WORLD

To train myself to find, in the midst of hell
what isn’t hell.

The body, bald, cancerous, but still
beautiful enough to
imagine living the body
washing the body
replacing a loose front
porch step the body chewing
what it takes to keep a body
going—

this scene has a tune
a language I can read
this scene has a door
I cannot close I stand
within its wedge
I stand within its shield

Why write love poetry in a burning world ?
To train myself, in the midst of a burning world,
to offer poems of love to a burning world.

(October 9, 2020)

POURQUOI ÉCRIRE DES POÈMES D’AMOUR DANS UN MONDE EN FLAMMES

Pour m’entraîner à trouver, en plein milieu de l’enfer
ce qui n’est pas intenable.

Le corps, chauve, cancéreux, mais toujours
assez beau pour
s’imaginer vivre le corps
laver le corps
remplacer une marche
branlante dans l’entrée le corps
mâchant ce qu’il faut au corps
pour continuer –

cette scène a une mélodie
une langue que je peux lire
cette scène a une porte
je ne peux la fermer je me tiens
dans ses gonds
je me tiens là où elle fait bouclier

Pourquoi écrire des poèmes d’amour dans un monde en flammes ?
Pour m’entraîner dans un monde en flammes,
à offrir des poèmes d’amour à un monde en flammes.

(9 octobre 2020)

OUTSIDE ATLANTA CANCER CARE

I return to this point of wonder :

what kind of animal began to stand
on such small feet ? And only two ?
What vertical absurdity !
What uptight madness !

Perhaps we were imitating the trees—
lifting our arms,
wishing for roots—
and then forgot to set ourselves
back down to our four, more
rational feet—

our longing grew our fingers longer,
twigs to our branches—
for if you long hard enough,
do you not find fruit
in your palms ?

Standing at the crosswalk,
reflection thrown back by the violently passing cars,
I return to this point of wonder.

(October 26, 2020)

DEVANT LE CENTRE DE CANCÉROLOGIE D’ATLANTA

Je reviens sur ce moment d’émerveillement :

quel genre d’animal était-il pour se dresser
sur des pieds aussi petits ? Et deux seulement ?
Quelle absurdité verticale !
Quelle folie furieuse !

Nous imitions peut-être les arbres –
levant les bras,
voulant racines –
puis nous avons oublié de nous remettre
à quatre pattes, ce qui est plus
rationnel comme base –
notre désir a étiré nos doigts,
des brindilles pour nos branches –
car si tu veux assez fort,
ne trouves-tu pas des fruits
dans le creux de tes paumes ?

Debout sur le passage clouté,
mon reflet renvoyé violemment par les autos qui passent,
je reviens sur ce moment d’émerveillement.

(26 octobre 2020)

IN THE EVENT OF MY DEATH

What used to be
a rope descending
my vertebrae to the basement
of my spine
grows thin.

In solidarity with my chemotherapy,
our cat leaves her whiskers on
the hardwood floor,
and I gather them, each purewhite parenthesis
and plant them
in the throat of the earth.

In quarantine,
I learned to trim your barbarian
hair. Now it stands always on end :
a salute to my superior barbary skills. In the event
of my death, promise you will find my heavy braid
and bury it—

I will need a rope
to let me down into the earth.
I’ve hidden others
strategically around the globe, a net
to catch my body
in its weaving.

(Published in The Nation, November 17, 2020)

AU CAS OÙ JE MOURRAIS

Ce qui était autrefois
une corde descendant
mes vertèbres jusqu’à la base
de ma colonne
s’amincit.

En solidarité avec ma chimiothérapie,
notre chat sème ses moustaches
sur le plancher,
et je les ramasse, pures parenthèses blanches
et je les plante
au sein de la terre.

En quarantaine,
j’ai appris à tailler la sauvagerie
de nos chevelures. Maintenant toujours hérissées,
elles saluent l’excellence de ma dextérité barbare. Au cas où
je mourrais, promets-moi de trouver ma lourde tresse
et de l’enterrer –

j’aurai besoin d’une corde
pour me déposer dans la terre.
J’en ai caché d’autres
à des points stratégiques de la planète, un filet
pour attraper mon corps
dans son entrelacs.

(Publié dans The Nation, 17-11-2020)

A RIDDLE & AN ANSWER

Will you be
my death, breast ?
I had asked you
in jest and in response
you hardened—a test
of my resolve ? Malignant
magnificent palimpsest.

*

Will you be
my death, Emily ?
Today I placed
your collected poems
over my breast, my heart
knocking fast
on your front cover.

*

Will you be
my death, chemo ?
The shell of my self
in the sphere of time
plucking, plucking
the wool of my hair
from its branches.

(December 7, 2020)

UNE DEVINETTE ET UNE RÉPONSE

Veux-tu
ma mort, sein ?
Je t’avais demandé
pour rire et en guise de réponse
tu t’es durci – pour tester
ma détermination ? Maligne
magnifique palimpseste.

*

Veux-tu
ma mort, Emily ?
Aujourd’hui j’ai mis
tes poèmes choisis
sur mon sein, mon cœur
battait fort
sous ta couverture.

*

Veux-tu
ma mort, chimio ?
La coquille de mon moi
dans la sphère du temps
arrachant, arrachant
la laine de mes cheveux
de ses branches.

(7 décembre 2020)


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