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L’Art de la Fugue selon Christian Degoutte, à propos de Jour de congé par Florence Saint-Roch

dimanche 15 janvier 2017, par Cécile Guivarch

13 notes de lectures…

1.
Jour de congé décline un nouvel art de la fugue, composé par Christian Degoutte lors des 13 pièces (soit pile entre les 12 et 14, selon que l’on compte les canons ou non, de l’œuvre du grand Jean-Sébastien) qui constituent le récit – puisque le texte se définit comme tel. À ce rapprochement musical, nous sommes incités : l’image reproduite sur la première et la quatrième de couverture suggère les touches d’un clavier, et la treizième pièce, in fine, nous livre la clé – une des clés (les amateurs de musique connaissent bien la parenté entre le clavecin, le clavier, et la clé) du récit : comme une façon de se laisser porter par le texte tout en étant attentif à la subtilité de la partition : « La corde fine de sa course, c’est du Bach au clavecin, le long du canal », 13. Et Christian Degoutte, comme on dit, possède son clavier…

2.
Pour parler juste, Jour de congé est un livre à 4 mains : récit et images sont pris en charge respectivement par Christian Degoutte et Jean-Marc Dublé, sans préséance marquée de l’un sur l’autre. Cette double signature nous rappelle que l’art de la fugue est, précisément, un art du contrepoint : superposition des voix, des chants, des parties… Les 13 moments (puisqu’il est des moments poétiques comme il est des moments musicaux) sont accompagnés de 13 images : des photos d’enveloppes sur lesquelles Jean-Marc Deblé est intervenu ; ces enveloppes aux adresses personnalisées, décorées, encrées, colorées rappellent, par la diversité des destinataires, que ce livre a donné lieu à une aventure plus largement partagée : il a été « performé », lu, joué, interprété lors du festival de Valdrôme par NU Laboratoire Compagnie, avec une musique de Jérôme Bodon-Clair. Elles nous amènent aussi à nous déplacer dans une géographie donnée (le 42 pour une grande part, vive la Loire !) en une saison donnée, le cachet de la poste faisant foi d’une période allant de mars à avril 2015, soit juste avant la publication de l’ouvrage au deuxième trimestre 2015.

3.
Venons-en au corps du texte – à celle qui habite le texte de tout son corps : la cycliste. Son « jour de congé » est un jour de liberté totale, sans autres limites que celle données par les heures qui passent et la bonne fatigue qui suit l’effort. Le récit se déroule (telle la route, telle la balade) sur une journée d’été : 13 moments, 13 heures de fugue pour cette cycliste que nous suivons depuis le matin où la chaleur exalte précocement les fragrances estivales (« L’air déjà sent le feu des tuiles », 1 : « L’été sent l’ail », 2 ), jusqu’à la fin d’après-midi (« cette fin d’après-midi qu’elle vient d’atteindre à vélo, cette presqu’île du temps qui s’étire sous l’herbe souple où elle s’est assise … » ; 12) et le soir avec son « ciel rose », 13. Le temps de la cycliste est accordé avec le temps qu’il fait comme le temps qui passe. Les roues du vélo, en synchronie parfaite avec la grande roue du temps, inscrivent, à chaque tour de pédale, la cycliste dans le cycle de la vie.
4.
Les 13 moments du récit sont autant d’instantanés ; c’est du reste par une séance de photo que s’ouvre le recueil, une séance qui dit d’office sa limite : « Ce qui manque à la photo ». Et ce qui manque à cette prise sur le vif, c’est, paradoxalement, un bon bout de la vie, cette force irréductible, cette joie d’être au monde qui forcément dépasse et déborde. Comment tout un paysage pourrait-il tenir sur le papier ? Christian Degoutte s’en amuse : à vouloir tout faire entrer dans la boîte, tout est, sur la photo, beaucoup trop petit, « les enfants seront minuscules ». Et de surcroît, « la photo est ratée ». Comment pouvoir procéder à un « arrêt sur image » quand on s’inscrit résolument dans le mouvement ? Le cinéma, convoqué lors de la troisième pièce, paraît plus satisfaisant pour dire la circulation dynamique : « Son ombre court sur les graviers, film animé par l’eau dévalant la pente » - mais, notons-le, il s’agit non de la cycliste en tant que telle, mais de son ombre portée et emportée, le fil de l’eau devenant film … Faute de pouvoir restituer ce jour de congé, il ne sera qu’à en représenter l’allégresse, à nous en suggérer l’esprit, « les yeux fermés ».

5.
À quoi donne-t-on congé quand on est en congé ? À quoi se soustrait-on pour pouvoir accueillir autre chose ? La cycliste a quitté son « immeuble » pour s’inscrire au cœur de la mobilité, dans l’air et le vent, dans le bleu et le vert. Dans sa fugue, elle tourne le dos aux pesanteurs et à la grisaille (« anciennes usines, canal, asphalte », 13). Ses coups de pédales joyeux suscitent parfois agacement ou incompréhension : « rugissement de moteur, klaxon lui jappant aux fesses » (mais là encore, quand les chiens aboient, n’est-ce pas…), 9 ; vieille qui « d’un geste d’impatience chasse la cycliste, mouche devant ses yeux », 10. Mais au fil de sa course, elle croise surtout des amateurs de plein air réjouis ; même si, du fait de sa solitude, sans doute, est maintenue une forme de distance avec eux (c’est du haut d’un pont qu’elle prend la photo, 1 ; c’est, encore, du haut de son balcon qu’elle regarde des groupes de musiciens chanter et jouer dans la nuit, 13), elle approuve et partage leur joie : à l’auberge, le midi, conversation muette, par simples regards échangés, 7 – le plaisir d’être au monde ne se passe-t-il pas de mots ?

6.
13 pièces, ou 13 mouvements : rien de tel qu’une longue course à vélo pour faire reculer l’horizon et prendre le large. Les jours de congés, dans les rythmes serrés et les organisations étriquées, restaurent une respiration plus ample. La cycliste de Christian Degoutte ne manque pas d’air, « juste vêtue des particules de la vitesse comme une chemise bleue trop grande pour elle », 2 ; le vélo s’avère, à l’usage, une pratique très aérienne : magie de ces promenades, où, des heures durant, on ne touche plus vraiment terre (grâce permise, soit dit en passant, par une chambre à air). C’est aussi un vrai bain de lumière (« allant venant dans le fourreau d’abeilles de la lumière », 2 ; « la soudaine clarté d’un feuillage… transparent, comme s’il était d’eau gazeuse », 8), pour une cycliste très lumineuse : « bougie d’âme sur la pente du souffle », 8.

7.
Au fil des heures et des paysages, la cycliste enrichit une collection de sensations à la fraîcheur joyeuse et communicative. Dans sa course, sensitivité et sensualité s’expriment toutes belles toutes libres – d’autant que l’insolente dévale les pentes « sans toucher aux freins », 9. « Ton seul chemin c’est ton corps », dit-elle au vipéreau qui a l’impudence de traverser la route, 11 – et, ce déclarant, sait de quoi elle parle, pour être particulièrement à l’écoute : « Herbe, rocs, troncs saisis par la lumière, la cycliste entend dans tout la pulsation de la matière » 6. Plongée en pleine nature, au cœur du monde vivant, rythmé, mouvant et palpitant : « Tout est nuée battante. Lancée elle aussi dans la matière du monde où ça tout bouge », toute de pulsations, elle aussi : « Le circuit du sang pétille jusqu’au bout de ses membres, l’enivre de songes », 6.

8.
À instants précieux, texte savoureux. Où il y a à boire et à manger. Boire d’abord, à même la cascade, toute, elle aussi, de pulsation : « dans ses mains en creux le cœur de l’eau bat encore – l’eau à peine moins cardiaque qu’un rouge-gorge », 4 ; et manger – pour satisfaire son solide appétit, la cycliste dévore « une pizza (tiens, une roue) grande comme sa figure (deuxième roue), en regardant sur la planche les « cercles de vin » (roues encore…) » 7. Lors de cet épisode à l’auberge, épisode central (midi oblige), on touche au cœur de la vie : à la joie d’aimer et d’être aimé. Notons d’ailleurs que la cycliste dépasse largement la théorie du genre : alors qu’elle contemple « la planche fleurie de cercles de vin », et que le moment ressemble un « bouquet de taches de voix », elle interroge : « es-tu l’amoureuse à qui les offrir ? dit-elle des yeux en regardant chacun » – puisque chacun, homme ou femme, nous le savons bien, porte une amoureuse en soi…).

9.
La cycliste de Christian Degoutte, quoique lancée dans une course folle, s’offre donc des pauses. Plaisirs d’un déjeuner pour se refaire des forces, ou d’une sieste. Elle choisit aussi de s’arrêter pour observer les animaux, s’intéressant aux plus petits et aux plus humbles. Participant au grand-œuvre de la nature, elle réalise des sauvetages minuscules : « un bousier qu’elle fait traverser », « une chenille qu’elle convoie sur une brindille », « elle trace une piste pour les fourmis hors du goudron » 5. Au fort de sa course, elle prend donc son temps. Le vélo, même pratiqué en solo, permet d’être profondément relié, à l’unisson : ce pourquoi la cycliste, à tous les instants, accompagne, reconnaît, nomme, commente, célèbre, apprécie, se réjouit, s’imprègne.

10.
Autre bonheur : déclarer. La cycliste s’adonne à la joie du propos bien senti, de la considération philosophique ou métaphysique – toujours distancée, jamais prise au sérieux. Dans cette promenade débridée, l’esprit est à l’œuvre, lui aussi : libre et juste, affûté, pertinent ou alors joyeusement décalé, poétique. Sur toutes choses vues ou perçues, la cycliste a son mot à dire. Gai savoir permanent, bonheurs d’expressions : « Le murmure incessant des songes, c’est sa vraie matière », 6 ; « elle crie ce qui lui file par la tête : en poésie, c’est par l’oreille qu’on a soif ! », 9 ; « Comme si penser lentement allongeait la vie », 12. Corps et esprit dans leurs évolutions et circonvolutions : minutes heureuses.

11.
De quoi, profondément, se réjouir. La cycliste rit d’aise. Tantôt se moque ou s’amuse, gentiment à chaque fois (2, 3, 5, 6, 8, 11, 12) : tendre et rieuse, elle se laisse porter – douce euphorie. Pour autant, l’ombre la guette : non seulement celle, verte et rafraîchissante, des arbres mais aussi celle que pourraient dispenser de sombres pensées : « Plus que les os, entre les larves qui boulangent la terre, c’est les cailloux qui gardent mémoire de la sueur. Quand son souffle sera rempli de terre et de cailloux… »8. Ombre au tableau, qu’aussitôt la cycliste conjure : là, congé donné aux angoisses et aux inquiétudes, pour que la grâce de ce jour reste inentamée… Plutôt donc que de se laisser entraîner sur de mauvaises pentes, gravir et prendre de la hauteur : cycliste en danseuse, dans l’effort de la montée, « verte danseuse », écrit Christian Degoutte.

12.
Danseuse, donc, évoluant de concert avec tous les éléments de la nature. Le dernier mouvement de Jour de congé, nous le disions en guise d’ouverture (à tant commenter les cycles, les cercles, les circonvolutions, et les joies du deux roues non motorisé, nous aimons à ce que les boucles soient bouclées), formule explicitement son principe : un principe musical qui, moment après moment, structure profondément le récit. La treizième pièce figure une manière de final – accord majeur lors duquel la cycliste, de retour à la ville, écoute la nuit tomber : accoudée « à l’air de la nuit » (à respirer autant qu’à laisser chanter), elle porte son attention à une « tribu serrée autour d’un feu fait de musique » et laisse le charme agir. Autant suivre son exemple, et nous taire bientôt : Jour de congé est tellement musical, et la musique se passe si magnifiquement de mots…

13.
Jour de congé donne envie d’en poser un à notre tour, et de sauter sur nos selles pour une fugue allègre. À traverser tant de paysages et à éprouver tant de bien-être, la cycliste de Christian Degoutte incarne l’esprit du vélo. Éternel féminin dans ce qu’il a de plus joyeux, riant et spontané, elle est présence au monde pleine et déliée : du premier au dernier mot de ce récit, nous l’aimons.

Florence Saint-Roch


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