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L’indicible présence, par Alain Roussel

samedi 13 juillet 2024, par Cécile Guivarch

Qui a-t-il de commun entre des poètes aussi singuliers que Jacques Goorma, Serge Núñez Tolin et Gérard Pfister ? La poésie, certes, mais qu’est-ce que la poésie ? Il s’y joue autre chose. Dans leur écriture, les mots ont fait vœu de pauvreté. Ils sont les serviteurs du silence, à l’affût d’une présence intérieure qui ne se révèle que par éclairs et qui vient soudain illuminer le champ du réel. Ils sont des métaphysiciens du sensible, même si l’expression à une allure d’oxymore.

Jacques Goorma, Lucarnes, Arfuyen

En intitulant son recueil Lucarnes, Jacques Goorma nous invite à un regard vertical, par l’étroite ouverture, vers l’immensité du ciel, rêves et nuages. L’ascension spirituelle, débarrassée de ses oripeaux, est toujours présente chez ce poète pour qui la poésie est une pratique de l’éveil, une invitation à aller à la rencontre de soi-même. Rien d’étonnant à ce que ces courts poèmes aient des allures de haïkus, voire d’augures, dans la mesure où le recueil commence par l’apparition de l’aurige dont on a tout lieu de penser qu’il évoque Héniokhos, la célèbre sculpture de Delphes. Mais qui tient vraiment les rênes du char ? On sait seulement que les poèmes n’avancent pas au hasard, qu’un scribe secret guide le déroulement de la parole. Toute la poésie de Goorma consiste à « aiguiser l’œil/affiner l’écoute//ouvrir le cœur/accueillir le furtif ». La vue est sollicitée par des illuminations brèves qui surgissent dans le regard puis disparaissent en laissant des traces légères dans les mots, tel l’envol : « le fin ressort/des pattes//avant l’essor/de l’oiseau ». Mais c’est surtout l’écoute qui est sans cesse sollicitée, quelque part entre le presque rien d’un mot et le silence, sans lequel « le poème est inachevé ». Et puis il y a cette musique intime, impartageable, qu’il est seul à entendre.
Comment naît le poème, comment il se dérobe et s’échappe, comment il se joue de nos mots, cette interrogation est très présente dans le recueil, avec l’attente d’une sorte de grâce, parfois le désarroi qu’elle entraîne. Si cette poésie ouvre à l’instant, elle laisse une lucarne ouverte pour le temps de l’enfance. Il s’en dégage aussi une sorte de sagesse qui n’est pas sans faire penser à Marc-Aurèle : « quand tout va/rends grâce//si rien ne va/consens ».

EXTRAITS

tous les mots
sont héritiers du silence

tous les hommes
enfants d’une même solitude

…..

le feu
brûle l’heure

le cœur
écarquille les cieux

…..

sabres
stridents

les martinets
fendent l’air

…..

je regarde
le monde s’ouvre

je te regarde
le monde se rassemble

…..

la plume
aiguise son bec

sur l’os
du silence

…..

nul ne peut
serrer la grâce

elle seule
peut nous étreindre

 

Serge Núñez Tolin, L’Immobilité et un brin d’herbe, Le Cadran ligné

Il y a dans les choses un lieu immobile, une « île intérieure » qui se dérobe à toute pensée et qui n’est atteignable que par une présence immédiate. C’est dans cette quête d’un réel dans le réel que nous entraîne Serge Núñez Tolin dans son livre où, à chaque instant, il faut se méfier des mots, ne les laisser s’avancer que pauvrement, aux abords du silence, cette immensité sur laquelle ils s’appuient. Cette approche implique de « recevoir les choses dans leurs rapports réels, les extraire de la pensée » et par conséquent de donner la priorité aux sens, si possible dans leur pureté d’origine, avec les mots en retrait pour mieux entendre la « voix des choses sans voix ».
Même si ce poète essaie de nouer les mots au réel, celui-ci ne se laisse pas capturer aussi aisément et renvoie constamment la parole à l’impossibilité de le saisir. Tel est pourtant l’enjeu : « conduire ses mots dans ce qui ne se pense pas, s’approcher de ce brin d’herbe que l’immobilité environne ». Le trouble que l’on ressent à la lecture de ces textes brefs est d’ordre métaphysique, mais une métaphysique sensuelle qui n’a d’autre but que de « rejoindre l’immédiat », le plein de l’instant et en même temps son vide. Des mots, des choses et entre eux quelques rencontres improbables qui viennent en nous éclairer notre propre énigme : nous aussi nous appartenons au réel et dans le secret de notre corps il y a un lieu innommable qui échappe à notre pensée et probablement même à notre conscience : « L’abandon de la question, son inutilité et l’inutilité de la réponse. Ce qu’il y a : on l’habite et l’on s’y tient ».

EXTRAITS

La voix que nous avons sous la peau, nous l’entendons dans toute l’enveloppe du corps : ouvrir, ici, un chemin vers le réel.

L’immobilité que l’on pourrait amplifier en rejoignant le brin d’herbe. Je trouve ma source dans la clarté du jour, et pour rejoindre cette transparence, je tente dans le silence des heures, d’emprunter le chemin des sèves.

Il n’y a pas d’ailleurs. Nous sommes sous la peau, ce lieu sans issue, cet endroit du réel qui n’a pas d’envers.

…..

Se tenir dans les mots : silence augmenté d’un silence ; immobilité augmentée du brin d’herbe.

Les mots noués au réel qui ne cesse de dénouer la parole. Peser le réel, cet air qui bat dans les mots comme il environne le bloc des choses.

Sol que des pluies régulières ont tassé.

Gérard Pfister, Autre matin, Le Silence qui roule

Toute l’œuvre de Gérard Pfister est un chant : « Dans le monde du singulier les choses sont muettes et, si l’homme parle, ce n’est pas pour les dire, c’est pour chanter ». Il rend ainsi à la langue son pouvoir, trop oublié, d’enchantement au sens étymologique. Mais ce qu’il fait entendre, au plus profond de sa voix, ce qu’il donne à ressentir dans la nature — ces poèmes ont été écrits au Lac Noir — c’est le silence, cette part insaisissable qui est en nous comme dans chaque chose. Qui parle ? Le poète est le témoin de l’éclosion « d’un seul regard », de cet « autre matin », à l’écoute de « celui dont nos voix exaltent le silence » par le presque rien des mots, celui que nous sommes vraiment alors que nous croyons être un autre, en exil de soi. Rien d’abstrait chez Gérard Pfister. S’il est métaphysicien, c’est par le sensible qui nécessite de développer un art de voir : « Si seulement/tu voyais, la vision/t’illuminerait, la lumière/ t’envahirait, ton vide/serait le ciel ». Chaque poème est une offrande à la vie, pour peu qu’on parvienne à soulever le voile des mots qui la recouvre. Écrire pour ce poète, ce n’est pas ajouter mais alléger, chercher derrière l’opaque « la transparence du dieu » qui nous habite et qui est notre identité profonde, en accord secret avec la nature. Dans cette perspective, la métaphore avec le risque d’exagération qu’elle comporte ne peut être d’aucune utilité. Il s’agit pour Gérard Pfister d’être au plus près de la sensation immédiate, celle qui nous met en rapport direct avec le monde et témoigne de notre présence à chaque instant, « son évidence nichée/au cœur de notre chair », mais que nous fuyons.

EXTRAITS

Vis
dans la transparence du dieu

inconnu, cela en toi
qui se lève, s’égare

l’aube toujours ivre
d’un rêve de lumière

Que ton désir soit celui-là
où le monde sans fin surgit

s’efface, soit celui-là
où dans les eaux demeure

la nuit pure de la source

…………………

Au détour d’une vallée
l’instant précieux
où les arbres s’enflamment

Tu étais loin d’imaginer
cette lumière

novembre étincelant
des jeunes prés
et de l’or des érables

la brume fine posée
dans le creux de tes mains

l’offrande de ton consentement

Alain Roussel


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