Saint Romanès
ou
Le dénuement intempestif du poète
Alexandre Romanès, Le Luth noir, Castellare-di-Casinca, Lettres vives, coll. « Entre 4 yeux », 2017
Nous vivons en Occident, qui ne le sait ? une époque de l’excès : de biens matériels, de consommation effrénée, de brouhaha médiatique, de communication insensée… La sagesse antique du nihil nimium, du « rien de trop », ne résonne plus guère et, logiquement, l’ataraxie a cédé le pas à l’inquietas, à l’agitation angoissée. Une façon de faire ralentir le train à grande vitesse de la vie contemporaine est de pratiquer la méditation, dont la faveur grandit d’année en année.
Dans le domaine de la poésie, la très grande vogue des formes brèves se présente aussi comme une manière de résistance face aux excès de la modernité : contre la rumeur continue des médias et d’Internet, quelques mots ou quelques vers entourés du blanc silence de la page ; contre le défilement des images déréalisantes, la saisie par le haïku d’un moment intensément vécu ; contre l’omniprésence de la technique et des écrans, l’expérience de la nature et le frémissement du sentiment…
*
Alexandre Romanès, lui aussi, pratique la brièveté. Il le notait déjà dans le recueil Sur l’épaule de l’ange (2010), en une sorte de brévissime « art poétique » :
On devrait écrire
sur des bouts de papier
qu’on trouve par terre.
Ça obligerait à aller
à l’essentiel.
Dans son dernier recueil intitulé Le Luth noir, il évoque en ces termes les paroles creuses du monde contemporain :
Les promesses, les belles phrases, les toujours,
je les ai trop entendus. Aujourd’hui plus
j’entends parler autour de moi, plus j’ai
envie de me taire.
(p. 53)
À ce verbiage, ainsi qu’au roman profus, il oppose non seulement la tentation du silence, mais aussi la densité vivifiante du verbe poétique :
La plupart des grands écrivains
ont tenté d’écrire des poèmes
mais quand ils s’aperçoivent
qu’ils n’ont pas le souffle,
ils se replient sur le roman.
(p. 16)
Car lui aussi trouve que le monde contemporain souffre d’une « pléthorite » aiguë, de nature tout à la fois médiatique, économique et politique, comme cela apparaît dans telle ou telle remarque :
Pour détruire le monde
on n’a même pas besoin
de la foule. Les banquiers
les patrons et les responsables
politiques suffisent.
(p. 29)
Dans la région parisienne, le quartier de la Défense est la preuve architecturale du désastre dans lequel se trouve ce pauvre pays.
(p. 31)
ou telle anecdote :
Magnifique réponse de ce vieil Arabe sur un marché qui vendait ses légume moitié moins cher que les autres commerçants. À la remarque – Vous ne serez jamais riche. – Monsieur je ne prends que ce qui m’appartient.
(p. 21)
Mais ce n’est pas le haïku que pratique Alexandre Romanès pour résister à l’excès contemporain, même si on peut trouver sous sa plume, çà et là, une notation qui peut évoquer cette forme poétique :
Le matin,
près de ma caravane il y a un corbeau
qui cherche sa nourriture.
(p. 24)
Car loin d’être clos après cette seule remarque, le poème continue ainsi :
J’essaie
d’entrer en contact avec lui mais
je n’y arrive pas car il se méfie.
Il ne sait pas que je suis son meilleur
ami, il est dans sa sphère et par son entêtement
il m’oblige à rester dans la mienne,
quel gâchis !
Le haïku se mue en une amorce de récit personnel, avant de se faire allégorie morale. Et de fait, la poésie d’Alexandre Romanès est essentiellement morale, voire spirituelle. Sa portée éthique se manifeste parfois à l’occasion d’anecdotes personnelles :
Dans ma jeunesse,
j’ai souvent regardé les gens de haut,
mais pas les pauvres.
(p. 25)
Souvent, elle s’incarne en des sentences ou en des maximes, ou, plus largement, en un style gnomique :
Ces gens qui n’ont rien gardé de leur enfance
quelle tristesse, ils ont déjà un pied
dans la tombe.
(p. 14)
Un maître devrait toujours accueillir
Ses élèves un balai à la main… ça ne serait pas
Sa leçon la moins utile.
(p. 16)
Entre une personne parfaitement normale
et un fou, il n’y a que le poids d’une plume
que la vie déplace d’un côté ou de l’autre.
(p. 18)
Dans la vie, il y a toujours un moment
où votre chemin croise le chemin d’un petit
qui va vous nuire.
(p. 22)
La poésie du Luth noir n’est pas sans évoquer là les moralistes du XVIIe et du XVIIIe siècles.
*
Alexandre Romanès constate la vanité de la « fureur du monde » (p. 58). Cette expression prolonge la tragédie de Shakespeare Macbeth, où la vie est définie comme :
… une histoire
Dite par un fou, pleine de bruit et de fureur,
Et ne signifiant rien.
(…a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.)
L’écho de cette définition shakespearienne se fait entendre ailleurs :
Tous ces mots qui ne veulent rien dire
tous ces actes qui ne servent à rien
et ces gens si nombreux, si bruyants
où rien d’important n’entre dans leur tête
et ces livres qui ne possèdent même pas
une phrase qui vous touche.
(p. 61)
Alexandre Romanès est enclin à se retirer du monde devenu insensé, qui le considère, lui, comme un fou :
Je ne veux plus les voir,
je les ai trop vus, ils me parlent
je ne les écoute pas, ils sont devant moi,
je regarde ailleurs…
ils ont des projets, je les laisse croire
ce qu’ils veulent.
Je suis un idiot, c’est ce qu’ils pensent.
Penser ça serait bien,
si ça pouvait leur arriver.
(p. 53)
De vanité sont frappés non seulement ce monde-ci, le monde contemporain où vivre est devenu insensé, mais la vie en général, si fuyante, si fugace :
On voudrait retenir le temps et la vie
mais la vie s’en va imperceptiblement,
comme l’air déplacé par l’oiseau
dans le ciel.
(p. 62)
Les dernières pages du recueil disent de manière lancinante la profonde tristesse du poète, qui fait l’expérience de la vanité.
On comprend alors la somptueuse métaphore qui donne son titre au recueil. Le noir fait référence à l’humeur noire, à la fameuse « bile noire » de la mélan-colie. C’est la lumière absente du « soleil noir de la mélancolie » nervalienne. Le luth est l’instrument baroque dont Alexandre Romanès a appris à jouer, lui qui souligne à de multiples reprises son goût pour la musique baroque. Pour évoquer l’agitation théâtrale et insensée des hommes, la vanité de la vie, la mélancolie qui en découle, tout thème cher à la période baroque, quel instrument est mieux adapté que le luth ?
La sonorité délicate et somptueuse
de mon luth me transporte
que je le veuille ou non,
dans le Royaume neigeux de la mélancolie.
(p. 13)
*
Mais la mélancolie n’est pas le dernier mot du propos d’Alexandre Romanès. Il l’écrit lui-même :
Je ne veux pas être celui
qui écrira les pages les plus tristes.
(p. 33)
Il comprend très bien la retraite des moines cénobites, retraite qui, loin d’être mélancolique, permet d’entendre de façon la plus claire qui soit « le cri du monde » (p. 36) et d’y répondre par la prière. Mais le choix du poète est autre. Dans un mouvement d’oscillation lui-même baroque, le recueil met aussi en avant l’amour, qui seul peut être salvateur, dans une vie et dans la poésie :
J’ai longtemps cherché
dans la nuit, je ne
t’avais pas encore
rencontrée.
(p. 60)
Les plus beaux poèmes ont tous été écrits dans un état amoureux.
(p. 32)
Enregistrer la fureur de notre monde, énoncer quelques vérités morales, donner leur juste poids aux mots, dire la vanité des choses et le salut possible par l’amour – Alexandre Romanès nourrit une conception exigeante et élevée de la poésie :
Si on n’a pas envie de relire un poème
c’est qu’il ne méritait même pas d’être lu.
(p. 16)
La poésie c’est l’aristocratie
de la littérature.
(p. 17)
Mais l’amour n’est pas tout à fait non plus le dernier mot. L’amour lui-même, en effet, n’efface pas complètement, n’efface pas toujours la mélancolie :
Contre la fureur du monde, la douceur
de ses baisers, mais certains soirs,
rien ni personne ne peut enlever
ma tristesse.
(p. 58)
Dans les toutes dernières pages du recueil, le luth baroque fait entendre des accents élégiaques, romantiques presque. Alexandre Romanès voue d’ailleurs une affection sans borne à Marceline Desbordes-Valmore, grande figure de la poésie romantique. Tel est le dernier poème du recueil :
Moi aussi, j’ai ouvert les portes
du malheur, mais je t’ai rencontrée,
et je t’ai donné mon cœur
avec les plus belles feuilles
des plus beaux arbres. Garde
le tout précieusement, car
l’automne arrive.
(p. 69)
Aimer en sachant que tout passe, en « une mélancolique automne », aurait dit un Lamartine : serait-ce là le dernier mot ? Il faut néanmoins revenir à la première page du recueil, à ses trois poèmes liminaires. Arrivé au terme du recueil, il convient d’en relire le début – car un bon poème demande à être relu, a prévenu Alexandre Romanès :
Au Royaume de l’espoir
Il n’y a jamais d’hiver.
La vertu théologale de l’espérance empêche le cœur de sombrer dans un hiver extrême et le maintient dans l’entre-deux de l’automne. Par ailleurs :
Ma femme est une gitane
hongroise redoutable.
À la seconde où je l’ai vue,
j’ai su que c’était l’ange
qu’on m’avait envoyé.
La femme-ange, la donna angelicata de la poésie italienne médiévale, est la messagère de l’amour divin : l’amour humain est un miroir, une analogie, de l’amour que Dieu porte aux hommes. Dans la plus pure tradition pétrarquiste, poème d’amour et poème sacré, c’est tout un.
Si éloignés par tradition des valeurs contemporaines de l’excès, les Gitans sont mieux à même, aux yeux d’Alexandre Romanès, de cultiver les valeurs spirituelles et l’amour authentique – du moins tant que le monde moderne n’aura pas englouti leurs valeurs de dénuement et de générosité, et leur mode de vie si peu soucieux des choses matérielles. Mais pour l’heure, lit-on dans le tout premier poème du Luth noir :
Les Tsiganes sont comme les oiseaux
Qui volent contre le vent.
Franck Merger
(Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille)
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