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La Fabrique poétique

mardi 3 mai 2022, par Florence Saint Roch

Entretien avec Isabelle Baudelet, par Florence Saint-Roch

 

FSR : Peux-tu retracer les évolutions qui ont suscité l’élaboration de La Fabrique ?
IB : J’ai eu besoin de construire La Fabrique Poétique, comme on éprouve le besoin de bâtir sa maison. Une maison qui soit à la fois chemin de vie, lieu d’ouvrage(s) et de partage, où je puisse rassembler mes fils et tout ce que j’ai semé sur mon parcours. C’est aussi à travers le nom de Fabrique Poétique, une manière d’affirmer deux fois la nécessité poétique dans ce monde (poien étant la racine étymologique du mot poésie et qui désigne bien en grec la fabrication, l’acte de créer)

(photo I.B.)

FSR : Que représente la poésie, plus précisément, pour toi ?
IB : La poésie est pour moi d’abord une manière d’être au monde, une manière d’agir, et de mille façons, un sillon de vie plus qu’une forme littéraire. Je me sens poète non pas tant parce que j’écris, mais parce que j’essaye de réaliser une poésie en actes. Je cherche comment « habiter poétiquement le monde » : comment fait-on au quotidien pour être vraiment là, présent, à l’œuvre, pour relier sans cesse, être toujours en éveil, pour révéler la beauté, en même temps que d’essayer d’y veiller et je dirais « malgré le monde » aussi ?
Il y a près de Montreuil-sur-mer, terre de poésie s’il en est, un village que j’aime beaucoup et dont l’un des quartiers ou lieux-dits s’appelle « Malgré le monde ». C’est à Groffliers et ce quartier ouvre sur la magnifique Baie d’Authie. Son nom lui vient du fait qu’y vivaient autrefois des marginaux, des pêcheurs sans attaches, comme à part du monde… Il m’arrive d’aller m’y promener pour reprendre des forces ou pour « me construire une force » comme l’écrit Simone de Beauvoir, une force malgré le monde.
Malgré le monde – La Fabrique Poétique (lafabriquepoetique.fr)

FSR : Comment s’est constituée, précisément, « historiquement », ton projet « La rivière de laine » ?
IB : La rivière de laine, est un projet qui illustre d’une certaine manière tous ces fils qu’il me fallait rassembler, tout le panel de ce que je souhaite contribuer à réaliser avec La Fabrique Poétique. Appeler à tricoter des rivières le 21 septembre 2021 en vue d’une installation éphémère dans le paysage de Montreuil sur mer le 27 mars 2022 et voir l’engouement que cela crée auprès de nombreuses personnes d’âges et d’univers très différents, c’est magnifique non ? Le but du projet ouvert à tous lancé sur les réseaux sociaux était de relier des lieux par ce long tricot participatif (relier la ville haute à la ville basse de Montreuil, la ville à son fleuve) et surtout relier des personnes autour de la beauté de ces rivières que l’on oublie parfois de regarder. Ce projet a donné lieu à une installation festive et joyeuse dans le paysage de Montreuil -sur-mer jusqu’au rivage de la Canche, et a permis aussi de réveiller le poète qui existe en chacun et dans chacun une capacité à dire le monde et sa beauté. Cela peut bien évidemment se faire par l’écriture d’un poème mais la laine aussi est poème. Regarder un manuel de tricot, c’est aussi lire de la poésie. Les points de tricot renvoient à une technique de fabrication mais aussi s’inspirent du paysage que l’on contemple, le révèlent et proposent un imaginaire : « point de rivière », « point andalou », « point de graminée », « point d’étamine », « point de petits lapins » « côte anglaise », « côte perlée », côte granitée », « grain de poudre », « point de toile ». C’est fascinant l’acte de tricoter : deux aiguilles et une pelote donnent autant d’écharpes dont les points font paysage et portent un nom de paysage. C’est cela pour moi la Fabrique Poétique.
Dans ce projet chacun a pu évoquer « sa » rivière, qu’elle soit réelle ou imaginaire. Des poètes confirmés, des poètes d’un jour, des plasticien(ne)s, des ateliers d’écriture, des associations se sont croisés et de très belles choses ont été écrites en plus de la réalisation des tricots.

(photo FSR)

(photo FSR)

FSR : Peut-on dire que tu crées, à chaque événement/manifestation, une forme de collectif ?
IB : C’est un mot que je n’aime pas trop, bien que je sois en permanence tournée vers la rencontre et animée d’un désir de relier. Mais je préfère dire « des personnes » plutôt qu’ « un collectif ». La singularité est un bien précieux. Réunir, relier, tisser des liens, se rencontrer, oui. Mais on peut aussi faire seul, ensemble. La rivière de laine s’est appuyée sur les deux dimensions, la création singulière, parfois en solitaire, et le fait de se rejoindre en suivant chacun son courant comme dans une immense confluence.

(photo FSR)

FSR : Est-ce que tu envisages une publication des textes que tu as récoltés lors de « La rivière de laine » ?
IB : Naturellement, cette aventure appelle une démarche éditoriale. Pour les textes écrits les plus significatifs et les plus importants, j’imagine une édition de luxe collectant les travaux complets. Sinon, j’envisage un ouvrage rassemblant toutes les rivières, sous forme d’anthologie ou de recueil. Ce sera une des réalisations des « Éditions de la B. », autre versant, autre déclinaison de La Fabrique.

FSR : Pourquoi ce nom, la B. ?
IB : Le premier point de départ s’inscrit dans la découverte de la lettre-maison. Beth, en phénicien, par son graphisme, utilise le tracé d’une maison pour devenir B, qui devient en hébreu Beth. Découvrir qu’une lettre était une maison m’a émerveillée. De plus, à l’oreille, elle donne à entendre « la baie », soit un paysage de bord de mer, ou un fruit que l’on mange, soit encore la baie vitrée : et l’on revient à la fenêtre, et à la maison. Les trois significations me vont, parce qu’elles ont partie liée, à chaque fois, avec des champs qui me sont des domaines de prédilection : le jardin, l’eau, la maison. De multiples choses peuvent découler de là. La B., c’est la première lettre d’une histoire, une lettre du commencement : celle qui ouvre La Bible, Bereshit, en hébreu, signifie « au commencement ». En somme, une lettre qui ouvre à tout un monde : c’est le principe de La Fabrique : chacun se l’approprie, elle s’adresse à qui veut bien la saisir :

« Première et seconde à la fois,
cette lettre maison dit que le vrai commencement est dans la force de recommencer.
Nous ne nous répétons pas mais nous recommençons et en recommençant nous naissons (..)
Toute maison porte dans son espace la force du recommencement dont nous avons besoin pour vivre. »

Marc-Alain Ouaknin, Les Talmudiques, le 3 septembre 2017, Accueillir Rachi
Editions La B. – La Fabrique Poétique (lafabriquepoetique.fr)

FSR : Comment se construit ta maison ?
IB : Les publications sont les reflets des sillons que je creuse, des explorations que je lance. Le moment de l’édition, c’est le passage à l’intériorité de l’écrit dans la maison après l’exploration, pour mieux repartir sur les chemins de lecture en lecture, une maison d’édition comme un atelier de tissage : en navette permanente. Les premières publications seront consacrées à la thématique de« l’eau tissée » qui se décline dans une exploration des lavoirs et dans la poésie de la Rivière de laine.
L’eau tissée des lavoirs est une exploration à la recherche du monde disparu des lavoirs et de leurs lavandières lancée en janvier 2019 par LA FABRIQUE POETIQUE. Cette exploration a donné de nombreux récits, appelés des « chants » comme dans l’Odyssée, rythmés par l’intervention de « rhapsodes », c’est-à-dire des écrivains, des poètes, des artistes rencontrés au fil de l’eau tissée et qui lui apportent leur voix, leur écriture, leur art. Rhapsodes était le nom donné à ceux « dont l’occupation ordinaire était de chanter ou réciter en public des morceaux de poèmes d’Homère », ils s’habillaient de rouge quand ils contaient L’Iliade et de bleu quand ils chantaient L’Odyssée. Les textes étaient ensuite rapidement cousus ensemble, d’où le mot rhapsode qui signifie littéralement en grec « couseur de chant ». Un mot aussi beau ne pouvait que me plaire et prenait tout son sens dans la publication de ces récits sous forme de cordels. C’est le nom donné au Brésil ou dans le monde lusitanien à une forme d’ouvrages simples et populaires comme l’ont été en France ceux de la Bibliothèque Bleue dès le XVIIIème siècle : des feuillets vendus sur le marché accrochés à des fils ou des cordes à linge, pour mieux s’en saisir, les décrocher, les emporter, pour tendre de « clocher à clocher », de « fenêtre en fenêtre », pour danser sur le fil des poètes funambules.

(photo I.B.)

Cordel I // Un voile dans les eaux de la Canche – L’eau tissée des lavoirs, Chant 1- Editions La B. – La Fabrique Poétique (lafabriquepoetique.fr)

FSR : Comment conçois-tu la diffusion ?
IB : En favorisant le court-circuit /le circuit court : j’ai le pilon en horreur, et j’imagine une production en direct, en fonction des besoins, pour diffuser au moment, par exemple, des lectures publiques. Je ne recherche pas de distributeur. Ce seront toujours de petits tirages, et je retirerai à la demande. Je souhaite surtout que chaque livre soit associé à des moments vivants de poésie, de lecture, de rencontres. Cela pourra aussi être exceptionnellement des temps de lectures dans des librairies amies, de façon éphémère.
L’idée est aussi de respecter la rémunération des auteurs et éditeur. Mais même si c’est de façon très modeste, je tiens à ce que chacun des partenaires du livre ait une rémunération méritée.

FSR : Ces auteurs, précisément, comment les choisis-tu ?
IB : La question, pour l’instant, est trop « précise » pour moi… Ce que j’ai en tête, à tout le moins, c’est de laisser des traces des rencontres poétiques qui se sont faites naturellement au fil de mes projets et explorations et qui ont fait naitre une écriture au cœur de ce mouvement. Quand je lance un appel, je ne sais pas ce qui va arriver je n’ai pas une idée au préalable d’un résultat à obtenir. Mais si je reçois quelque chose qui me touche, je me sens invitée, à mon tour, à matérialiser par l’édition pour en garder la trace. La B. n’est pas une maison qui reçoit des manuscrits et qui opère un tri. Je ne me sens pas de faire cela, pas plus que de demander à un auteur de revoir son texte. Seule la rencontre prévaut. Je souhaite que la B. « relie », « recueille » et permette le passage.

(photo FSR)


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