Entretien avec Cécile A. Holdban et Thierry Gillybœuf à propos de la traduction de John Keats, par Cécile Guivarch
Chère Cécile, cher Thierry, d’abord vous remercier car grâce à vous est paru aux éditions Poesis fin 2021 La poésie de la terre ne meurt jamais, vos traductions de la correspondance et d’un choix de poème de John Keats. Vous permettez ainsi de (re)découvrir un des plus grands poètes de la poésie anglaise et en plus à l’occasion du bicentenaire de sa mort. Selon vous, pourquoi était-ce important de lui rendre ainsi hommage ? Que représente John Keats pour chacun de vous ? Quelle rencontre particulière a-t-il suscité en vous ?
Ce qui est intéressant, et frappant, c’est d’appréhender le socle intellectuel et sensible sur lequel se constitue une littérature. John Keats n’est pas un parfait inconnu en France, mais il est loin d’occuper la place qu’il occupe dans le monde anglo-saxon. Tous les poètes, y compris les plus modernes – nous songeons par exemple à Seamus Heaney ou à E.E. Cummings – s’y réfèrent. Keats fait partie d’un patrimoine, mais un patrimoine associé à une langue. Il nous semble qu’en France, on n’en a qu’une vision somme toute éthérée. C’est d’ailleurs curieux – et cela dit sans doute quelque chose de notre propre sensibilité collective et du terreau sur lequel elle s’est construite – de voir que les romantiques allemands (Hölderlin, Novalis, Heine, etc.) sont mieux passés en France. Le bicentenaire de sa mort offrait une occasion – ou un prétexte – pour le réhabiliter, le faire redécouvrir, en l’inscrivant dans un projet beaucoup plus général qui est celui qui constitue la ligne directrice des éditions Poesis. Keats était pour nous une sorte de classique, nous en connaissions les poèmes, nous avions une édition anglaise de ses Selected Poems, mais il ne figurait pas, à tort, dans notre panthéon personnel. Cette immersion complète dans son œuvre, que ce soit à travers le processus du choix des textes comme celui de la traduction, nous a permis de mieux prendre la mesure de cette œuvre, de sa spécificité. C’est un de ces bonheurs secrets que peut connaître le traducteur quand s’opère pour lui la rencontre avec une voix qu’il entend littéralement, et qui résonne en lui. C’est ce qui s’est produit avec Keats.
Thierry, tu as traduit de ton côté des extraits de la correspondance de John Keats, avec des amis, avec sa fiancée, Fanny Brawne. Traduire la correspondance, qu’est-ce que cela a permis de révéler pour toi de ce grand poète que tu n’avais pas forcément remarqué avant cela ?
Je ne connaissais que sa correspondance avec Fanny Brawne, qui a inspiré à Jane Campion son film Bright Star. La lecture de cette correspondance exaltée et passionnante avait conforté l’image que je m’étais faite de Keats, qui collait parfaitement avec celle du poète romantique. Pour dire les choses simplement : un poète un peu éthéré dont la sensibilité était exacerbée. Or, la plongée dans le reste de sa correspondance, avec ses amis, des éditeurs ou sa famille, m’a révélé tout un pan de sa personnalité que j’ignorais. Malgré son extrême jeunesse, et malgré sa maladie, il y a chez lui une impressionnante vitalité, et cette assurance particulière des grands créateurs qui est en équilibre sur un doute insurmontable. Surtout, il m’est apparu que Keats pensait la poésie. Qu’il délivrait, à travers ces lettres, un véritable ars poetica. Le fait d’en entrelacer des extraits avec les poèmes permet de faire se répondre d’un côté la maturation complexe et de l’autre cette cristallisation qu’est le poème.
Cécile, de ton côté tu as opté pour la traduction d’un choix de poèmes, certains connus, d’autres moins connus jusqu’ici. Pourquoi ces poèmes ? Quelle(s) difficulté(s) particulière(s) as-tu pu rencontrer lors de la traduction, notamment pour saisir et rendre le plus juste possible la sensibilité de John Keats ?
Comme l’ensemble de ce volume, tout son établissement s’est fait en étroite collaboration avec Frédéric Brun, l’éditeur de Poesis. Notre idée, à Frédéric et moi, n’était pas de proposer un florilège offrant les meilleurs morceaux, ni de conforter le lecteur dans ce qu’il connaissait déjà de Keats. Ce que nous visions, c’était un ensemble harmonieux, où aucun texte ne détonne par rapport aux autres. En fait, mais j’y reviendrai, il fallait que chaque texte – poème comme extrait de la correspondance – résonne parfaitement avec le titre. Car c’est le titre qui est la clef et le sésame de cet ensemble. Par conséquent, il était inévitable de trouver certains de ses poèmes les plus connus – même si d’autres ont été écartés – et que d’autres, qui sont loin d’être familiers au lecteur français, trouvent ici leur place. La principale difficulté dans la traduction de ces poèmes, cela a été, paradoxalement… la simplicité. Il ne fallait jamais s’en éloigner. Keats ne se paye pas de mots. Il faut donc éviter l’écueil d’une surcharge du langage qui se laisserait emporter par la ferveur des images et la façon qu’a Keats d’habiter ses textes, d’y transvaser toute sa sensibilité. Cette simplicité, que la langue anglaise, plus elliptique et moins rigide que le français, permet, j’ai cherché à m’en éloigner le moins possible. Parce qu’y renoncer ou la travestir, c’eût été, en quelque sorte, troubler la pureté de cette poésie.
John Keats a une façon personnelle d’habiter poétiquement le monde. Qu’est-ce qui anime donc ce poète et rend sa vision du monde si particulière selon vous ? D’ailleurs, je crois que le choix du titre du livre, La poésie de la terre ne meurt jamais, n’est pas anodin. Si vous pouviez nous en parler ? D’ailleurs comment choisit-on un titre lorsque l’on est traducteur ?
Pour nous, tout est dit, en quelque sorte, dans ce passage placé en exergue du volume, dans lequel Keats écrit : J’ai l’ambition de faire du bien au monde. En disant cela, il nous répète – ou nous révèle – que la poésie est un don, dans toutes les acceptions du terme. Il n’est sans doute pas donné à tout le monde de traduire en mots justes la beauté et la bonté du monde et des êtres ; en ce sens, c’est un don que le poète a reçu et qu’il lui appartient de cultiver, car il n’est pas un acquis. Et l’une des manières, selon Keats, de cultiver ce don, c’est précisément d’en faire don à travers l’écriture. Cette générosité que décrète la poésie pour Keats, c’est une façon de résister ou plutôt d’opposer un bien à la laideur du monde. C’est une foi hors toute religion que traduit le titre : la poésie de la terre ne meurt jamais. Tarkovski dira la même chose, mais autrement : Plus il y a de mal dans le monde, plus il y a de raisons de faire des œuvres d’art. Le titre de ce volume s’est imposé comme une évidence. Il a même été le point de départ du recueil et la ligne qui a déterminé le choix des textes. Il s’inscrit dans la lignée du Poésie, réel absolu de Novalis, paru chez Poesis en 2015, et dans l’anthologie-manifeste Habiter poétiquement le monde. C’est l’idée centrale et inépuisable des éditions Poesis. Leur ligne éditoriale. Pour répondre plus largement à la dernière question, il n’y a pas de règle générale quant au choix du titre. Il peut s’imposer comme une évidence dans certains cas et consister uniquement à traduire littéralement le titre de départ. Dans d’autres cas, le plus simple consiste souvent à trouver une formule dans le texte qui puisse donner l’esprit général du livre et qui soit de l’auteur. Plus exceptionnellement, c’est le traducteur qui va proposer un titre plus ou moins sorti ex nihilo.
Que veut dire le mot “poésie” pour John Keats ? Le traduire vous a-t-il permis d’avoir une autre idée de ce qu’est la poésie ?
Au risque de nous répéter, le mot “poésie” désigne cette foi dans la beauté du monde, et chez Keats, elle s’équilibre avec ce que lui-même appelle sa “morbidité”. C’est d’ailleurs peut-être la polarité double du romantisme que ces deux tropismes. Nous n’irions pas jusqu’à dire que le fait de traduire Keats a modifié notre vision de la poésie. Mais comme à chaque traduction et comme à chaque lecture, il y a un dépôt qui se forme, parfois des ramifications que nous ne soupçonnions pas. Quand on traduit, on est peut-être plus sensible à la mécanique de l’écriture qu’à une idée implicitement théorisée de la poésie. On essaie de comprendre ce qui, dans un texte que l’on doit traduire, fait poésie. Dans le cas de Keats, c’est notre propre foi dans la poésie qui s’est trouvée confortée plutôt que modifiée.
Si vous deviez chacun citer un passage que vous avez traduit, ce serait lequel et pourquoi ?
Thierry : “La grande beauté de la Poésie est qu’elle rend chaque chose, chaque endroit intéressant.” J’aime cette phrase parce qu’en termes particulièrement simples, Keats nous dit ce qu’est la poésie : une manière de regarder le monde.
Cécile : “En vérité la puissance / Du chant nous a donné d’étranges tonnerres, / Mélangés avec ce qui est doux et fort, / Issus de la majesté : mais pour être tout à fait juste, / Les thèmes sont des monstres hideux, les Poètes des Polyphème / Dérangeant le grand océan. La poésie est / Une averse intarissable de lumière ; elle est le pouvoir suprême ; / C’est une puissance à moitié assoupie sur son bras droit.” Cet extrait du poème “Sommeil et Poésie” me plaît particulièrement, parce que, dans la première partie, dans le contraste des images, il y a quelque chose de baudelairien avant l’heure. Et puis j’aime également cette idée du poète qui vient troubler le grand océan. Cela me fait penser à René Char : “Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience.” Le poète est dépositaire de cette puissance en sommeil qu’est la poésie. En lisant Keats et Char, il sait ce qu’il lui reste à faire.
Extraits de La poésie de la terre ne meurt jamais
A John Hamilton Reynolds, 22 septembre 1818
Ce matin, la Poésie s’est imposée : je suis retombé dans ces abstractions qui sont ma seule vie. J’ai le sentiment d’avoir échappé à un nouveau chagrin étrange et menaçant, et j’en suis reconnaissant. Une horrible chaleur pèse sur mon cœur comme une charge d’immortalité.
*
A Benjamin Robert Haydon, 22 décembre 1818
Je ressens en moi tous les vices d’un poète, l’irritabilité, l’amour de l’effet et de l’admiration ; et sous l’influence de ces démons, il peut m’arriver parfois de dire des choses plus ridicules que je n’en ai conscience ; mais j’entends y mettre un terme d’une façon que j’ai décidée depuis longtemps : j’achèterai un anneau d’or que je passerai à mon doigt, et à compter de cet instant, un homme à l’esprit supérieur n’aura jamais l’occasion de s’apitoyer sur moi, ni aucun nigaud inférieur de se gausser de moi. Je penche résolument davantage pour la grandeur à l’ombre qu’en plein jour - je parle en tant que simple mortel -, je devrais dire que j’accorde davantage de valeur au privilège de voir de grandes choses dans la solitude qu’à la gloire d’un prophète.
*
J’admire la nature humaine, mais je n’aime pas les hommes.
*
CHANT DE LA MARGUERITE
(1818)
I
Le soleil, avec son grand œil,
Ne voit pas autant de choses que moi ;
Et la lune, toute fière et toute d’argent,
Pourrait aussi bien être dans un nuage.
II
Et oh ! le printemps - le printemps !
Je mène la vie d’un roi !
Couché dans l’herbe foisonnantes,
J’épie les jolis brins de filles.
III
Je regarde où personne n’ose,
J’observe où personne n’observe,
Et quand la nuit est proche,
Les agneaux bêlent ma berceuse.
La poésie de la terre ne meurt jamais, John Keats, traduction de Cécile A. Holdban et Thierry Gillybœuf, éditions Poesis, octobre 2021