Mathias Lair, Famille & damnation, éditions l’atelier du Grand Tétras, par François Thiéry-Mourelet
Arrêt sur image : Amandine voudrait faire le point sur une vie qu’elle considère comme ratée. Ses traits durcis cachent sa permanente impression de solitude ou d’égarement. Son cousin Raphaël tente de lui venir en aide. Et comme il est plus âgé qu’elle, il aurait plus d’éléments qu’elle pour comprendre l’origine familiale des troubles. Plus de force aussi pour dénoncer les cachotteries, les mensonges et les hontes. Amandine ne pourra surmonter ses névroses que par la connaissance de cette tragique généalogie. Tout aurait commencé par un aïeul. Tout aurait continué par une sorte de facilité, d’habitude qui aurait amené belles-filles, gendres, cousins et petits enfants à s’entasser dans la même maison. Et ces témoins malgré eux d’étreintes interdites sont devenus les sujets et les objets des mêmes désirs aberrants. Pour Raphaël le narrateur, comme pour sa cousine Amandine, ces enchaînements sont aussi difficiles à avaler qu’à régurgiter. L’indicible s’aborde par une autre façon que le « dire ». Seule une forme d’objectivité apparente et de détachement peut transmuter en poésie le témoignage et l’interprétation.
« En dehors de ces sorties de huit à six, cinq jours sur sept, elle ne sortait guère de la maison de l’inceste, s’affairant au ménage au lavage, nourrissant ses enfants, dormant avec son homme dans l’alvéole du premier étage, juste au-dessus de son Hidalgo de père. »
La famille fonctionne comme une ruche avec des hommes, bourdons ou faux bourdons, qui engrossent d’énormes reines. À leur insu, tous ces humains flirtent avec les grands mythes antiques, avec le destin et la mort, avec la démesure et la transgression ; autrement dit, avec Thanatos d’un côté et Hybris de l’autre. Les femmes, qui veulent échapper à la malédiction, l’emportent avec elles. Raphaël, peut-être le seul rescapé, le seul conscient, assiste à l’agonie de sa mère-grand :
"Mais que pouvais-je faire d’autre, si je voulais vivre hors de la ruche. Elle barbottant dans le petit lit à barreaux, on aurait dit un lit d’enfant, retournée au premier âge, me demandant les yeux vides, dejà captés par l’au-delà auquel elle croyait plus ou moins :
— Pourquoi tout a éclaté ?"Oui, pourquoi ? Il faut remonter loin en arrière pour comprendre la mécanique. Spectatrice de son cousin implacable, Amandine semble relancer les explications avec une sorte de colère résignée, mais elle ne dit rien. Tout est dans la tête de Raphaël. C’est lui qui parle et il est certainement aussi paumé que sa cousine :
" Elle m’apparut soudain perdue dans l’immensité, comment pouvait-elle faire pour se déplacer et même faire le moindre geste, alors qu’elle semblait démunie de cette carte interne que nous construisons à chaque pas, inventoriant de dessous, construisant autour de nous une manière de grand corps extérieur où nous mouvoir (de même dans notre poche avant la naissance), même un aveugle connaît son monde, peut-être avec plus d’acuité que les voyants, alors qu’Amandine semblait se déplacer par approximations, par essais et erreurs, comment pouvait-elle faire ?
Raphaël continue donc ce faux dialogue pour s’aider autant qu’aider Amandine. Sa cousine a-t-elle compris ? Va-t-elle pouvoir faire un pas vers la guérison ? On peut le supposer puisqu’ils décident de se frotter à eux-mêmes en se frottant au vent, au sable, à la mer. Et la vraie réponse viendra sans doute de cet océan qui souffle un air nouveau sur les mythes antiques. Une manière de les résoudre.
Sylvestre, Ballade du rêveur ordinaire, Cahiers du loup bleu, Les Lieux-dits éditions, par François Thiéry-Mourelet
Ordinaire ou solitaire ? Peut-être les deux ! Le titre du long poème de Sylvestre fait forcément penser aux Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau Le lecteur, en se laissant bercer par la musicalité des tercets de cette longue ballade, perçoit que les thèmes sont parfois proches : l’enfance et les souvenirs, les corps — de la bouche à la sueur —, ou bien encore le temps qui file si vite qu’on ne peut le retenir. Moins mis en avant que dans la prose de Rousseau, mais tout aussi présents chez Sylvestre, les émotions personnelles jouent à cache avec les réflexions philosophiques. Adressés comme des conseils au lecteur, les versets très courts, presque des haïkus, filent avec des rimes posées avec délicatesse.
oublie, rêveur, élève
ta tête dans les airs
et remplis-la de sèvecelle des rêves sereins
et celle qui nous relève
des folies des humainsfais ce que bon te semble
rêve pendant la sieste
à ce qui te ressemble,et sors-toi de la nasse,
prends ton destin en main
souris aux lendemains.Mais l’herborisation de Sylvestre devient vite plus sensuelle que celle de Jean-Jacques Rousseau. Et si, comme nous le demande le poète, on se laisse aller d’un souvenir de lecture à un autre, on tombe, fatalement, dans l’ambiance du Cantique des cantiques
tu es prince charmant
tu remues des montagnes
les poses sur ta couchetu leur joues du pipeau
prends le fruit de leur bouche
commandes du champagnetu les baises et butines
leur toison qui est d’or
et leurs parties intimesPas de chichis, pas de complication, pas d’hermétisme, pas de formules alambiquées. Juste l’essentiel, à savoir la description amusée du plaisir, depuis la rencontre espérée ou assouvie jusqu’au refus du moindre regret, en passant par l’abandon et l’assouvissement.
Publiée dans l’élégante collection des « Cahiers du loup bleu » aux éditions Les Lieux-Dits, cette ballade est un rayon de calme dans les turbulences quotidiennes. À consommer sans modération à chaque fois qu’on se sent agressé par un rien ou que le blues nous envahit.
François Thiéry-Mourelet