Les Extrémités de Bruno Normand, éditions LansKine, 2018, 86 pages, 14 €.
Rarement un recueil aura si bien porté son titre. Des Extrémités, il est bien ici question, quelle que soit la manière dont on aborde cette œuvre singulière. Celles, d’abord, de l’axe vertical autour duquel le monde se construit : issue d’un vrai journal de bord où se côtoient notes triviales (« des petites bagnoles qui consomment peu, elles ont des immatriculations d’ici et d’à côté », p. 20) et références métaphysiques (« Lila et Maya : deux aspects de l’activité divine. », p. 62), la poésie de Bruno Normand navigue entre le ras du sol et la cime de cieux issus de toutes mystiques (hindoue, bouddhiste, taoïste, chrétienne, grecque, celte…). Il s’agit aussi d’Extrémités temporelles, de la modernité matérialiste aux mythiques « atlantes » (p. 48). D’Extrémités de langage, de la prose linéaire à une poésie éclatée, de la citation minutieuse au fragment mutilé – même des mots s’interrompent (« rencontr[…]tienne Roda Gil, p. 19), alors que des lettres s’espacent pour envahir la ligne :
« S’ E L A R G I S S A N T » (p. 15) ; parfois, une simple liste (« j’ouvre l’annuaire de la Loire-Atlantique à la page 1038 », p. 37) jouxte d’étranges mots croisés :
« l’
i
n
v
CIEL
s
i
b
l
e » (p. 38)
D’Extrémités, finalement, du geste même de vivre – depuis la froide mort séparatrice, qui ouvre le livre, jusqu’à celui, brûlant, unifiant, de l’amour charnel : « mêler les lèvres et les regards, mêler toutes les attentes » (p. 46).
Pour qui s’est déjà aventuré sur les sentiers de la spiritualité, il n’est rien d’étonnant dans cette démarche (le regard d’un sage embrasse et réchauffe, avec exactitude, n’importe qui/quoi). Tout, ici, se résout dans l’amour, physique et spirituel. La poésie ramasse, relie sans faire de différence, langage brûlant, tremblant : « elle s’étonne : / tu as noté ça ! » (p. 7) Sans doute parce que ces Extrémités valent avant tout par le lien du seul jaillissement de ce qui est. Ce livre truffé de références se lit vraiment, d’un bout à l’autre, dans la passion de découvrir. On en apprend, des choses ! mais sans jamais quitter la poésie, l’essentiel. Émouvante lecture. L’écriture, en traversant formes et genres, se rend perméable à cela même qui n’a pas de nom ‒ l’acte de création du tout dans le rien, résumé dans un pronom démonstratif dont l’objet s’épuise dans le geste de montrer (écho du célèbre Tu es Cela hindou) :
« prends le, Cela / par la bouche, le regard, la peau, la voix, dans son éternité, dans ses secondes / devient Cela, son
éternité
EST JAILLISSEMENT […] » (p. 45)
« / […]
La poésie se fait ainsi témoin d’une interdépendance suggérée dans les mots croisés, récurrents, de l’invisible CIEL, nous invitant à regarder, en-deçà du visible foisonnant, l’invisible espace qui s’en fait réceptacle, qui est aussi conscience ou regard poétique.
Une telle conscience, cependant, n’est jamais séparée du corps. Non pas seulement celui du « (je) », caché dans ses parenthèses. Bien plutôt, l’immense organisme de l’univers-texte tisserand, si habité et ouvert, qui rassemble tous les corps par ses reprises de sons, de mots… Ce corps-là voit, entend, jouit, meurt, pense, se défait, se relie ; celui des hommes et femmes mêlés aux arbres ou cachés sous les stèles des cimetières… Le corps saignant d’une sève qui fuit, déborde ou embrase : « / […] le grand corps, le rouge éternellement nourri, ce qui alimente ton corps et l’incendie dans ton squelette, parfois un homme et une femme s’approfondissent […] » (p. 60). Il y a de l’Apollinaire dans cette démarche et, en même temps, une modernité encore plus aiguë, en ce « Nous, orant » (p. 22) ‒ priant ce qui n’a pas de nom mais qui nous fonde :
« Mâcher le monde,
Marcher jusqu’à ce qu’un seul son nous hisse, nous tisse » (p. 6).
Le fil de givre d’Isabelle Lévesque, Al Manar, 2018
« Livre ou tissu, trace légère… »
Un recueil, c’est d’abord un titre : Le Fil de givre me saisit par son contraste avec la saison printanière où il paraît, où je le reçois. La couverture – une peinture de Marie Alloy – est aussi contrastée, d’une autre manière : elle hésite entre des branches bleu-noir et une clarté neigeuse, entre l’obscurité dense et le fil éclatant du givre dont les pointillés suggèrent la possibilité toujours offerte du lien. Celui-là même qui redéfinit le contraste comme un rythme bénéfique.
A la lecture des deux épigraphes, un tel rythme se confirme. Les vers sont d’Eric Sautou, dont Isabelle Lévesque dit attendre chaque nouvel ouvrage avec ferveur … Ils semblent proclamer l’impuissance de l’hiver (« La flamme pourrait s’éteindre, le vent tout emporter ») à abolir « l’or » éclatant de l’offrande amoureuse ou la simplicité des « fleurs ».
Le tout premier texte du Fil de givre nous est donné « Au rendez-vous de pierre. » La présence d’un « escalier droit », celui « du ciel », m’invite à le gravir dans les pas de l’auteure (le « nous » s’y offre d’emblée). Il est question de « hisser » les mots vers des « nuages » qui « se font torrents »… La pierre ne pèse pas et l’abîme est immédiatement évité : « Le saut devient danse. […] / Pas le vide. » Déjà se trace la promesse d’une ré-union, même si l’issue en est incertaine : « Je te retrouverai tout à l’heure ou jamais ». La mort, l’absence pressentie, donne au serment ancré dans le futur de l’indicatif sa consistance propre, vulnérable - précieuse.
Je lis, puis relis Le Fil de givre : « Livre et le vœu. » (p. 45) A l’autre bout du livre, je me sens réunifiée par ce fil d’une promesse dont la vibration garde son intensité : « Promettre suffit. / Promettre lie au poème gardien de la route silencieuse. » (p. 61). En son centre, nous avons reçu bénédiction d’un « Signe vif, le serment silencieux. » (p. 32). Cet essor du promettre, un autre poème le confirme, que je ne peux m’empêcher d’entendre comme un autoportrait avant de m’apercevoir qu’il figure sur la quatrième de couverture : « Elle écrit. C’est sa vie / tracer le ciel d’éternité, / Vivre l’arrivée sans fin. / Promettre. » (p. 62) Promettre, c’est laisser aller ou partir (mittere, en latin, qui a ensuite donné envoyer) en avant (pro). Adresser en douceur à quelqu’un ce qui demande à s’exprimer. La promesse crée ainsi l’espace d’une « parole accrue », celle du poème - cette langue si particulière dont le verbe « aimer » est le noyau (p. 63) et dont l’emblème pourrait être ce « signe croix devenu nous » (p. 13).
S’il veut être valide, cet élan langagier doit naturellement rencontrer l’adhésion de l’interlocuteur, comme le marque le caractère intransitif du verbe dans cette forte interrogation lancée à l’être aimé : « Crois-tu ? » (p. 19) Dans sa quête de validité, la promesse peut également s’appuyer sur le témoignage du souvenir : « Naguère fut promesse tenue. » (p. 49) En dépit de ses tâtonnements et ruptures apparentes (« J’oublie, je cogne. », p. 21 ; « j’ai perdu le fil », p. 40), la parole reste marquée du sceau de la confiance : « Poinçon posé / – où fut la neige. » (p. 41) Je songe ici au symbole primitif, cet objet antique que l’on brisait en deux parties pour mieux le reconstituer et ainsi symboliser les retrouvailles entre interlocuteurs séparés. Est-ce un hasard si me frappe en ces pages une cohérence – ou cohésion - qui résonne avec le titre ? Cohérence des thèmes qui vont par paire d’opposés et, ensemble, tissent le poème : la brisure et le lien, les voyelles et les consonnes, le soir et le jour, la promesse et la mémoire, notamment. Cohérence - plus grande que dans les recueils précédents, me semble-t-il -, de la syntaxe. Cohérence du lexique, qui gravite autour des mots « pierre », « fil » et ses variantes (« fibres / brins / chaîne / corde / brindille / filets »…), « givre / neige / flocons », « nuit / soir », « flamme / lune / étoile », « compte / calcul », « signe / livre / poème »... Entre ces mots des ponts se proposent : la pierre une fois gravie mène au ciel et à la lune qui anime les ombres ; la recherche de « croissants d’ombre » permet de « lutter contre le temps », laissant resplendir une nuit dynamique : « La nuit ne peut cesser sa marche (le fil renoue sa chance) » (p. 14). L’accueil du devenir (la lune) et de ses ombres ouvre à son tour l’espace de la flamme désirante et du livre qui se construit pour mieux en témoigner ; les mots sont d’ailleurs « solides » comme pierres, en quête d’« équilibre » : « La balance. Sa pesée. Le verbe court. » (p. 54) Voilà qui rappelle Ossature du silence ; mais l’ossature paraît ici plus douce, vêtue d’un tissu qui invite à la caresse et à l’envol - vers l’étoile ? Celle-ci « file » (p. 33) : ce verbe semble dire conjointement la fuite/disparition et le tissage/devenir… Pendant ce temps, le gel « sculpte l’éphémère » (p. 36) comme pour en garder mémoire. Si la poésie brode ensemble ce qu’elle convoque dans ses vers, c’est sur le modèle d’une nature constamment inspirante, où sont indissociables le jour et la nuit, le solide et l’aérien, le clos et l’ouvert, la glace et la brûlure, la rupture et le lien, l’éloignement et le retour… Voyons « la sève enfuie » laisser trace d’un « frémissement » (p. 18). « Sans risque », nous voici appelés à nous sentir « givre ou feuille » (p. 37). A la fois mémoire et projet, accueil et oubli, élan et calcul, la poésie nous invite à l’harmonieuse oscillation du sens, s’appuyant sur des signes qui sont aussi des « chiffres neufs » (p. 22) : à l’origine, l’écriture (et le conte) n’était-elle pas un compte ?
Ainsi lisant, nous demeurons en mesure de traverser le temps en le goûtant, quelle que soit la saison de l’existence : à l’instar de l’« écume » (p. 20), le « givre » devient le « sel » de la terre et du ciel (p. 38). L’injonction veille : « Trop vécu le livre – savoure. » (p. 58) Le recueil s’achève sur l’invocation d’une « encre savoureuse », profondément amoureuse. C’est une « éternité » (p. 31) perpétuellement renaissante qu’il s’agit de goûter : le dénouement est aussi commencement, le désir d’ascension du poème augural aboutit au geste de rejoindre « l’initiale », « l’origine » (p. 63). Isabelle Lévesque nous invite d’ailleurs à compter les apparitions de « l’aube », « cent fois altérée » (p. 48). L’aube se confondrait-elle avec la soif ? Ne nous aiderait-elle pas à déranger l’ordre fallacieux où nous plaçons les choses, à assoiffer la langue et le monde pour qu’ensemble ils réclament et apprécient la saveur de l’instant originel (p. 21) ? Creuser la page, les mots, espérer l’« encre nouvelle » (p. 58), laisser le manque appeler ce qui veut le combler, sans fin… La quête de blancheur, totalité ou absence des couleurs, résume ce programme poétique : celle du sel communie avec la couleur du givre et de l’aube, de l’instant primitif, préservé des habitudes ; l’écriture s’efforce de « dire les mots premiers », les « bribes » du poème, de garder « sur nos lèvres matin » (p. 48).
A travers ce jaillissement me parviennent çà et là des échos, des reflets de recueils récents. La danse fleurie de Voltige ! : « Nous, l’envol vif. » (p. 63). Le ruban enluminé de La Grande année où les saisons s’épousent sans se confondre, coécrit avec Pierre Dhainaut, à qui est dédié un poème ; écrire ressemble à recoudre le temps, à accorder l’hiver au printemps sur « les tapis du ciel » (p. 34) - en prenant bien soin, au passage, d’éviter toute rigidité et, surtout, toute continuité trompeuse, tout nœud fallacieux : « Noue les mots au feu de la dispersion » (p. 33). Le fil de givre est fragile, sa beauté ou fulgurance naît de cette précarité – brisure toujours possible : il offre cette « ponctuation de l’ombre » (p. 10) à laquelle nous renonçons lorsque nous tissons notre propre noirceur (« Nous avons trop filé le noir », p. 28). Parfois en vient-il à s’effilocher face aux « tourments » (p. 11), à une « Déconvenue subite » (p. 23), à « la mort » (p. 22), à la solitude d’un Atlas « portant sur son dos monde » (p. 37), au « Vent terrible » (p. 40), au « Chagrin des heures » (p. 55)... Inversement, si parfois la syntaxe vient à se rompre, c’est précisément pour éviter de rompre, pour préserver le lien vivant : « Alors possible. » (p. 31) ; « Rien ne saurait clore le geste, / je vais vers toi qui, loin. » (p. 57) Dansant ou vibrant est le geste vital d’Isabelle Lévesque, qui coud de point en point tout en maintenant les écarts nécessaires : les « points serrés » du ciel « se signent » dans l’« écart » de la terre qui tremble ; en miroir, la surface de la mer offre des « points écartés » (p. 20). Son écriture lance des cailloux de sons, de signes, guettant en retour l’« écho » qui « fomente » le « serment » (p. 31) et suscitant des « ricochets » (p. 19). Le « Sillon » trace à la fois un « secours » et un « sillage » et le ciel « porte le sens bleu » du « creux fécond » (p. 20).
Refermant (provisoirement !) ce livre, j’en retiens ce vers comme une quintessence : « Ce qui cesse commence » (p. 62). Combien d’entre nous, peinant dans leur effort de vivre, oublient cet adage de poète, par excès de focalisation ? Il nous suffirait d’élargir le regard après avoir gravi la « falaise » initiale (p. 9) pour recoudre ces contraires que nous pensions distincts : comme dans le « conte » ou les « légendes » (p. 56), la pierre nous mène au ciel, toute fin porte le germe de la naissance et le givre esquisse le fil d’une « parole première » (p. 53), où se formule le lien d’amour. En témoigne le dialogue constant entre « je » et un « tu » masculin - volontiers conjoints dans le « nous ». Un tel dialogue va jusqu’à s’installer comme tel à la page 47 : « Qu’as-tu écrit ce jour ? / - Les mots de guerre vaincue [...]. » Lire Le Fil de givre d’Isabelle Lévesque, c’est suivre le fil tremblant de la promesse d’amour, toujours à raviver. C’est se laisser gagner, page après page, par la grâce - légèreté et fraîcheur - d’une « Réponse » « Sans question » (p. 30), « pour que le soir ne soit pas // la fin. » (p. 48) C’est retremper nos pensées machinales dans la fluidité, l’infinie circulation de la vie bien aimée : « Aimer tient en un verbe rond » et « Ce qui cesse commence »…