- Isabelle Bonat-Luciani, Quand bien même, Les éditions des Carnets du dessert de lune.
Isabelle Bonat-Luciani signe son premier livre avec Quand bien même et entre directement dans la cour des grand.e.s. Sans doute cette voix devait-elle s’arracher au silence – un des mots qui revient le plus souvent dans ce livre. Sans doute cette voix était-elle prête à dire l’intime avec la juste distance, en faisant la part de « l’ombre » - mot répété 17 fois.
Ce livre s’inscrit dans une lignée, celui des livres de femmes poètes qui écrivent sur le père disparu, et ce faisant écrivent sur l’origine de leur voix. Parmi ceux-ci citons Pas revoir de Valérie Rouzeau, Où que j’aille d’ Albane Gellé et Lame de fond de Marlène Tissot. Avec cette particularité chez Isabelle Bonat-Luciani du père entré dans le silence avant sa disparition : « Il est devenu mon père ce jour-là,/ le jour où désormais / il y aurait une excuse à son silence / et je n’aurai plus rien à attendre. » Autour de lui tournent les mots « absence », « attente », « manque », « regret », accompagnés par l’irréel du passé : « on aurait pu se dire / on aurait pu s’inventer / un peu plus (…) On aurait pu aussi ne rien se dire / juste tenir debout / juste fouler la terre/ sans se soucier de nos racines. » Le nom, les mots, les livres sont liés au père, presque malgré lui : « Puis j’ai repris les livres / ceux qu’il m’avait offert / j’y ai cherché des signes / des traces, des ratures, des rouilles. Je n’ai rien trouvé de plus / que ce que l’auteur n’a dit. » Les silences lui ont appris à lire : « j’ai cherché à lire / partout où les silences / taisaient nos vies ». Le silence définitif lui aura appris à écrire : « Quand tu mourras / il me faudra devenir / quand bien même. » Ce dernier vers, repris par le titre, laisse entendre un « quand bien m’aime ». » Cet amour « quand bien même » évoque avec force la chanson de Barbara, « Nantes », comme si ce livre en était l’écho prolongé. L’auteure fait œuvre d’alchimiste en transformant le plomb de l’enfance en or, notamment dans ces vers : « quand peu à peu je te laisserai naître / autant de fois / que tu auras pu m’éteindre. »
Si Isabelle Bonat-Luciani affronte ici les ombres les plus terribles, on retrouve aussi l’humour et la verve dont elle fait preuve dans ses autres projets. Clin d’œil à ses cartes postales avec Nick Cave ou « Gabrielle Garcia Marquez et cette putain de solitude ». Clin d’œil à ses retards : « parfois j’anticipe des retards et je finis par en avoir de vrais. » Clin d’œil aussi à Eric Pessan, qui illustre le livre d’un dessin extrait de Parfois, je dessine dans mon carnet : « Parfois j’écris, et j’ai l’impression de piquer une phrase à Eric Pessan. »
Ce livre très touchant a trouvé la maison qui lui convenait le mieux, celle d’un papapoète, Jean-Louis Massot.
- Thomas Vinau, 76 clochards célestes ou presque, Le Castor astral.
Thomas Vinau est un auteur généreux, comme le confirment ces 76 clochards célestes ou presque. Ce livre offre des portraits sensibles d’hommes et de femmes l’ayant nourri, sauvé parfois, et révélé en tant qu’auteur. Thomas Vinau se fait passeur, nous ouvrant des portes vers des artistes « qui fredonnent dans la grande nuit noire ». On peut lire ce livre d’une traite ou y passer des années, chaque nouveau portrait donnant envie d’ouvrir un livre ou d’écouter un disque. Une mine, des réserves de bonheur en partage. Nous sommes très loin de la page Wikipedia ou du travail universitaire. Thomas Vinau fait partie de la famille, c’est en poète qu’il écrit : « Quand Karen Dalton chante, on dirait que les orages font l’amour. » – ou encore à propos de Thierry Metz : « Un homme écrasé qui donne son ombre à boire aux mésanges. » Si l’on reconnaît son style, c’est un plaisir de le sentir se fondre dans la langue de l’autre : « Jehan Rictus y m’cause dans l’cœur. » Il travaille la pointe : « Amen. » pour Daniel Darc, pour Jack London : « Tous les enfants qui ont eu le courage de ne pas devenir complètement adultes lui disent merci. » Sans doute est-ce un des points communs entre ces 76 « clochards célestes » (clin d’œil à Kerouac), qu’il nomme « les inconsolés qui consolent / les de peu qui rêvent debout / les qui résistent ». Si Thomas Vinau rend grâce avec une infinie modestie, il n’idéalise pas non plus, à l’image de Clébert-clébard : « Il n’idéalisait rien, et surtout pas la galère ». Il ne cherche pas davantage à faire pleurer sur ces « blessés fidèles à leur blessure », aussi écrit-il à propos de Victor Démé : « Ne le plaignez pas, il ne se plaint pas non plus ». En revanche, il parvient à nous toucher, dans sa lettre à Pierre Autin-Grenier ou quand il clôt son portrait de J.-C. Pirotte par un simple « Il me manque ». Une sensibilité qui ne l’empêche pas d’écrire « Dan Fante est un putain d’écrivain » ou à propos de Joe Gould « Il est mort comme une merde ». Ces 76 portraits sont en réalité 77, car ils esquissent en creux le portrait de l’auteur. Ils montrent que le garçon a de l’épaisseur et ne triche pas. Le caractère arbitraire et subjectif du choix de ces « clochards célestes » fait la richesse de ce livre. Néanmoins, regarder de plus près ces choix permet d’interroger la marge. 4 femmes sur 76, ça fait peu – 3 chanteuses, dont une, Karen Dalton, qui aurait pu se perdre dans l’oubli, s’il n’y avait eu des maisons de disques pour permettre de la redécouvrir en 2006-2007. La connaissance des artistes passe en effet le plus souvent par le travail des maisons de disques et maisons d’édition, auxquelles Thomas Vinau ne manque pas d’exprimer sa reconnaissance – parmi lesquelles Harpo, Le Dilettante, Les Carnets du dessert de lune, Aencrages… De même, il remercie « les multiples débusqueurs » qui lui ont permis d’écrire ce livre, avec au premier chef, Eric Poindron – on remarque ici l’absence totale de femme. Par ailleurs, ces « clochards célestes », s’ils comptent parmi eux Issa et Billie Holiday, sont pour la plupart des Américains ou des Européens du XXème siècle, donc majoritairement des occidentaux blancs. Aucun procès fait à ce livre, mais le même constat qu’en sortant de l’exposition Beat Generation à Beaubourg, heureux complément à cette lecture. En faisant honneur à une certaine marge – les artistes pauvres, homosexuels ou alcooliques – ce livre ouvre des portes, même par ses manques. A nous d’exprimer notre gratitude envers l’auteur – l’envie est forte de poursuivre la route.
- Yannick Torlini, Tout tient, Littérature mineure.
Tout tient. Tout tient en quatre pages d’une densité rare. Une entreprise philosophique autant que poétique. « Les ombres cherchent ». Avec la langue. Creuser, gratter. Buter contre le mur du point. Reprendre le mot. Obstinément. Le texte part du rien. Fait face à l’angoisse de la vacuité. A partir de ce rien, Descartes trouvait Dieu, Yannick Torlini trouve une langue. Un murmure tout d’abord. Qui devient bourdon. « tu sais qu’il n’y a pas de raison. qu’il y a. seulement la langue qui peine. seulement la langue, et sa peine. » Le doute et l’angoisse demeurent, une douleur aussi. « tu sais que tout ce qui parle porte une plaie en ses entrailles. » Pas d’enchantement de la langue, « les paroles ne remuent que la boue et un peu d’air […] sans rien signifier, non rien signifier. que la chair. que l’os. que le sol. que l’angoissante matérialité. » Les murs, pièces, parois, maçonneries sont très présents. Ce qui tient, malgré. « sur ce rien, les murs tiennent et continuent de tenir. » La langue tient, ne s’effondre pas. « Tout tombe et dans ta bouche il y a une langue ». Même si elle est « au bord de ne pas tenir ». Elle est force qui va, jusqu’à l’épuisement. Jusqu’au retour au rien, « rem », quelque chose donc.
Tout tient, extrait d’un ensemble plus vaste, pourrait faire office d’art poétique d’un auteur à lire et relire, chez Al Dante ou Isabelle Sauvage, et prochainement aux éditions du Dernier télégramme.
- Sabine Huynh, Avec vous ce jour-là, lettre au poète Allen Ginsberg, MaelstrÖm.
Mercredi 15 juin 2016,
Chère Sabine Huynh,
Merci d’avoir écrit Avec vous ce jour-là, cette longue lettre au poète Allen Ginsberg.
Je ne le connaissais que de nom, comme toi lorsque tu l’as rencontré, quatre ans avant sa disparition. Disparition qui n’est que de chair car il est bien présent, vivant dans ce livre. « Qui touche ce livre touche un homme » écrivait Whitman, cité par Ginsberg, cité par toi – la filiation se poursuit, comme eux tu parviens à nous faire toucher un homme et dans le même temps une femme, toi. Ta présence est une main tendue vers ce poète, dont tu révèles la grandeur tout en nous le rendant très proche. L’inverse de ce qui se pratique dans les universités, la statue du grand homme inhibant trop souvent l’écriture chez les étudiant.e.s – comme je comprends que tu aies quitté ce monde !
Les qualités d’Allen Ginsberg ne sont pas simplement mises en lumière, elles sont pratiquées en acte par l’écriture de ce livre. Je pense à son humanisme – ton humanisme – qui se diffusent dans tout le livre. Je pense à ces réflexions sur l’écriture de l’intime, dont on perçoit toute la pertinence par l’écriture même de cette lettre bouleversante : « Savez-vous que vos textes m’ont appris à marcher, en légitimant mon entêtement à n’écrire que sur ce que j’ai vécu ? ». Je pense à la générosité dont tu fais preuve en nous l’offrant et en t’offrant. Plus encore, en nous permettant de nous offrir à nous-même, avec cette phrase de Ginsberg dont tu as fait ta devise : « Ne dissimulez pas la folie. » Je pense au courage de la simplicité, le sien, le tien, si contagieux que j’ose t’écrire, à toi qui écris si bien sur les autres, à propos de lui que je n’ai jamais lu ! Comme des poignées de main qui se serrent à l’infini et quand la paume s’ouvre, y pousse une fleur des champs.
Ce livre dit les plus grandes douleurs, les siennes, les tiennes, et ce faisant les absout, nous offrant ce qu’il faut d’amour pour absoudre les nôtres. J’ai écrit sur l’intime, tu le sais, toi à qui j’ai confié des secrets sans même te connaître. Pourquoi ? Sans doute parce que je sentais, même à des milliers de kilomètres, ton ouverture de cœur. Je ne sais pas si les lecteurs le percevront quand le livre paraîtra, peut-être l’ai-je trop dissimulé. Tu m’aides avec cette lettre à oser davantage l’intime. Tu dis « votre parole a libéré la nôtre » et voilà que tu libères la mienne ! Ta lettre me rappelle aussi combien j’ai été bouleversée par la correspondance entre Rilke et Tsvetaieva, où l’on retrouve ce que tu nommes si justement « le pouvoir de la langue intime, incandescente ». Tu m’apprends à oser être poète : « briser le carcan de l’inhibition est un acte auquel tout poète doit s’adonner, car l’écriture devrait être don de soi. » C’est bien d’amour dont il s’agit tout au long de cette lettre qui livre et délivre : « Monsieur Ginsberg, vous m’avez appris que l’amour pouvait et devait vaincre, parce qu’il était pardon et paix, paix avec le passé, avec la vérité. Votre poésie réclame l’amour, et la crée ; elle est Amour. » Ce que tu vois en lui existe en toi, je le sais pour avoir lu tes propres poèmes. Avec Allen Ginsberg, main dans la main, vous nous montrez que l’acte d’écrire est profondément un acte d’amour : « c’est l’amour qui nous pousse à créer et à réaliser les plus belles choses. » Ta lettre comme tu l’écris est reconnaissance, elle est aussi lettre d’amour.
Tu l’auras compris, moi aussi je te remercie pour ce livre précieux. Tu m’ouvres des fenêtres, m’aides à prendre soin de « mes ailes ». Tu me donnes des phares par-delà Ginsberg - Anaïs Nin, Ko Un, Gregory Corso – et je retrouve un amour partagé pour Marina Tsvetaieva. Je me sens moins seule avec ma fascination pour les liens invisibles, quand je vois comme tu notes les mille et une synchronies qui t’unissent à A. Ginsberg ! Alors même que je t’écris, j’en perçois : je suis en train de surveiller l’épreuve de philosophie et les sujets résonnent drôlement, dans la salle une seule élève, handicapée, qui juste avant l’épreuve a su donner de l’amour à ses camarades stressés et en a reçu de son prof de philo venu l’encourager. Hier aussi, alors que je lisais ton livre en mangeant un Bo Bun. Tant de choses ont résonné en moi, le « Om », une pensée en arborescence faite de digressions, un projet d’écriture que je me suis maintes fois formulé…
Tu vois, j’avais le livre en version numérique, achetée sur Recours au poème, mais ne l’avais pas lu. Il fallait sans doute ce moment, ce papier, cette belle couverture. Cette maison d’édition, MaelstrÖm, chez qui j’ai découvert Kenny Ozier-Lafontaine. Nous nous sommes rencontrées en chair et en os samedi dernier, j’ai lu ton magnifique Kvar Lo puis cette lettre, cela fait donc cinq jours passés en ta merveilleuse compagnie.
Merci pour ces partages précieux. Merci infiniment.
Mélanie