Laurent Faugeras, Les joues mordues
Monotypes d’André-Pierre Arnal
L’herbe qui tremble, 2019 – 122 p., 14 €
Isabelle Lévesque : Les joues mordues est-il un poème ou un recueil de poèmes ?
Laurent Faugeras : C’est le titre du recueil, les poèmes n’en ont pas, je les vois comme un réseau, une composition générale, donc je n’ai pas souhaité les identifier au-delà de la page qu’ils occupent.
Le titre m’a été suggéré par mon ancien professeur et ami, Claude Albarède, qui a trouvé dans ces poèmes un désir viscéral de vie mêlé à une souffrance, comme lorsqu’un empressement à goûter un fruit nous fait mordre l’intérieur de nos joues.
Isabelle Lévesque : C’est votre cinquième livre publié. Quelle importance revêt-il pour vous ?
Laurent Faugeras : Une publication est toujours un jalon dans un travail de création. Elle permet de reprendre son souffle et de présenter son expression. Il y a même une satisfaction artisane d’un travail achevé, et le souci d’être digne de ses pairs. C’est important de pouvoir finaliser ce signal pour qu’il poursuive, je l’espère, son chemin hors de moi. Or, ce recueil a été mon compagnon, la trace, l’exploration de tout ce qui a fait ma vie pendant des années, il a été le moment où j’ai voulu être le plus honnête et le plus juste possible...
Isabelle Lévesque : À deux exceptions près, tous les poèmes sont au présent, parfois au futur. Le verbe espérer et le nom espoir apparaissent à six reprises dans votre livre. Les moments saisis sont pourtant souvent ceux des fins de saison. L’oubli menace et la mort rôde. Quelle est donc la place du passé ?
Laurent Faugeras : C’est très juste, mon écriture est peut-être avant tout une adhésion au présent, qu’elle essaie de crypter de façon élémentaire. Le passé n’est pas considéré ni cité, mais il est « reçu », intégré dans un consentement au présent. J’ajoute que l’espoir n’est évoqué qu’au sens étymologique d’« attente », il ne décrit pas véritablement une projection dans l’avenir.
Isabelle Lévesque : Pour vous, comment naît un poème ?
Laurent Faugeras : Je suis prudent avec les émotions fortes et les intentions d’écriture, elles me conduisent à des textes qui me déçoivent toujours à la relecture.
Généralement ce sont aux moments de paix mentale mais aussi physique, que je parviens à noter, sur mes carnets, des pistes de travail. Ce peut être après des repos méditatifs, de longues marches, ou des fatigues saines qui me donnent un sentiment d’accomplissement. Ensuite, j’émonde, je greffe, je réécris, je relis, je recherche parfois des secours dans d’autres ouvrages...
Isabelle Lévesque : « Nous croyons que vivre se réussit / à la manière d’un poème », écrivez-vous. Comment réussit-on un poème ? Et comment sait-on qu’il est réussi ?
Laurent Faugeras : Je ne connais de poèmes réussis qu’écrits par d’autres auteurs. Malgré tout, il me semble que je fais au mieux quand je parviens à laisser passer ce que je perçois, du monde vers le poème, sans trop le déformer par ma subjectivité. Il s’agit presque d’être un filtre, à défaut, un relai, puis j’espère que cette transitivité rencontrera quelqu’un, déclenchera quelque chose.
Isabelle Lévesque :
« Les pas déchiffrent le chemin,
mais après des heures les signes se brouillent,
on saisit au fond du sac
les dernières figues et le chant du monde
en longues basses tenues sous l’archet du souffle
par degrés constants,
par infinie répétition […]. »
Peut-on lire ici le chemin de Thierry Metz et le chant du monde de Giono, avec cette fusion du je et de la nature ? La musique de la nature et celle des hommes sont très présentes dans votre livre et nous vous savons musicien. Pour vous, quels rapports entretiennent la musique et la poésie ? Recherchez-vous la musicalité dans votre écriture ?
Laurent Faugeras : Effectivement le chant du monde pourrait être une citation de Jean Giono, à cette façon d’accueillir le monde dans toute sa réalité, et d’y tenir sa place, je pense également au foisonnement des Feuilles d’herbe de Withman.
Cependant je n’ai pas ce souffle épique malgré la référence évidente, et mes poèmes empruntent davantage la solitude du chemin, en recherchant la sobriété, l’écriture silencieuse, verticale et lente, de Thierry Metz.
La musique y tient sa place mais surtout dans son principe ou sa structure, tout comme elle peut être à l’œuvre dans une peinture. En revanche je travaille peu, du moins consciemment, la musicalité sonore de mes poèmes. J’y viendrai peut-être à l’avenir...
Isabelle Lévesque : Si la musique concerne l’ouïe, tous les sens sont sollicités dans votre livre, avec les notations sur les parfums, les odeurs, celles sur le goût. Si les joues, comme les lèvres, sont mordues, il semble que ce soit de l’intérieur. Est-ce la douleur, le goût du sang peut-être, qui les amènent dans le poème ?
Laurent Faugeras : Effectivement, je pars de tous les liens sensoriels qui nous relient au monde. Non comme un état de jouissance, mais comme un chemin de liberté ; cela implique l’effort du marcheur, la douleur et même l’épuisement. Après se déploie un enracinement intérieur du monde, une connaissance instinctive. Le goût du verre d’eau vient après longtemps de marche entre pierre et soleil.
Il reste peu de place pour les sentiments et les émotions, sauf sous des formes premières, et ce dépouillement mène aussi bien à une innocence virgilienne qu’à l’inéluctable, aveuglant et brûlant.
Isabelle Lévesque : Les lieux géographiques évoqués sont multiples : un causse, des vallées, Paris… Les poèmes sont-ils toujours liés à ces espaces terraqués (pour reprendre cet adjectif cher à Guillevic, à qui vous dédiez un poème) ?
Laurent Faugeras : La topographie est un peu le motif d’après lequel j’écris et je réécris, comme un peintre ferait, en changeant de saison, d’angle ou de lumière. J’essaie de saisir, ainsi, les signes d’une humanité laborieuse, d’une nature cohérente. C’est un travail sur la présence, initié par mes lectures d’Yves Bonnefoy.
Oui, les lieux géographiques sont une richesse offerte. Mettre au jour leur essence Terraquée, par une rêverie rude, irradie mon langage si maladroit soit-il, et cette expérience me conduit à habiter ces espaces, plus en paix. Aussi je pense que l’écriture poétique porte une dimension morale.
Isabelle Lévesque : Le livre s’ouvre sur trois épigraphes de Thierry Metz, Jean Grosjean et Claude Albarède. Quelle est la place de ces poètes dans vos sources d’inspiration ?
Laurent Faugeras : Thierry Metz et Claude Albarède parlent d’un monde simple : la nature, les bêtes, l’outil, la tâche, et quelques humains aux prises avec cela. C’est une poésie qui a la gravité d’un territoire et me paraît néanmoins capable d’accueillir tous les chemins de vie, y compris les plus éloignés des préoccupations des poètes. Il s’élève de ces écritures un « chant profond » comme écrivait Garcia Lorca, dont la force m’éclaire et me met en mouvement, un entraînement, un écho.
Avec Jean Grosjean s’ajoute l’étourdissement léger d’un lyrisme mesuré, d’une écriture en versets, et l’ouverture à un questionnement mystique.
Enfin j’ai beaucoup appris de l’écriture de Claude Albarède dont l’ensemble de l’œuvre a la force rare de composer un ensemble vaste, complet et parfaitement homogène.
Isabelle Lévesque : Vos poèmes sont accompagnés de reproductions de monotypes d’André-Pierre Arnal, dernier membre du Groupe-Support-Surface. Pourquoi ce choix ? Comment voyez-vous le dialogue entre vos mots et ses gravures ?
Laurent Faugeras : Je suis très heureux et honoré de cette rencontre qui suit une proposition de l’éditeur, Thierry Chauveau.
Les gravures d’André-Pierre Arnal, à mon sens, partent du matériau pictural, le travaillent, l’interrogent et suscitent une forme complète, autonome, un lieu.
Certains de mes poèmes ont une démarche comparable, je suis souvent attentif à ce que permettent et génèrent les mots, une fois choisis, en tant que matériau ; par ailleurs, certains poèmes constituent une recherche réflexive sur eux-mêmes.
Plus généralement, je trouve à ces gravures une tension interne, une énergie, qui contaminent la lecture des poèmes.
Extraits : Laurent Faugeras, Les joues mordues, Monotypes d’André-Pierre Arnal, L’herbe qui tremble, 2019 – 122 p., 14 €
Prêt de la roche ou de la mer j’outrepasse la limite ;
au delà tout épuisement
vertige et convenance,
comme avec les anciens
les amis les malades,
comme au croisement des chemins
près de l’amante
ou lisant tard dans la nuit :
encore un moment !
avec la certitude qu’à l’instant d’après
je vais apprendre le secret qu’il fallait.
Colère des blés qui nous mangent les lèvres,
qui démolissent la plaine
au lieu de rester au garde à vous du soleil.
Le champ s’invente un incendie de l’intime,
et la moisson délivre le ciel tendu à se rompre,
et pris dans l’impasse de l’été,
car le soleil n’endosse jamais la paille perdue.
Depuis le premier mot,
croyant que le poème nous dirait aux femmes ;
quand elles attendaient la maçonnerie du vivant,
et des sommeils tout de nuit,
et le calme des bêtes qui savent mourir.
Oseront-elles rejeter la blessure des mots
qui se cautérise elle même,
et nous tendre la plaie réelle des évidences.
Ou perpétueront-elles le geste d’amour
et son triste mensonge de tendresse
Il fait si chaud que les rêves sont comme les racines
qui n’osent leur obstination plus avant qu’elles même,
si chaud que l’épiphanie des fruits
emmurera ceux qui n’ont pas cru
au delà de la mémoire.
Oui, si chaud que les feuilles du figuiers
bruissent comme des tôles de zinc,
et que l’on finira par craindre
pour les mains du chapardeur.
L’à peine retard du réel
s’entretient comme une braise :
le temps pour la pierre lancée de retomber,
et pour le liège submergé,
de remonter à toutes les surfaces.
Ce petit retard,
ce retour aux équilibres dérivant,
c’est la vie qui s’invente,
l’eau retenue qui fait le courant,
l’oiseau qui tombe dans son vol,
le mensonge provisoire qui s’appelle bonheur.à Eugène Guillevic
La porte de la grange ouvre la tanière aromatique
où s’endort parfois la nuit vagabonde,
fauve sans amour,
montrant des crocs de lune aux aiguillons de soleil.
Non, ce n’est qu’un redan de foin,
du plein qui décrie le vide,
un recueil de l’année qui rumine
le sel entre ses feuilles.
Une marée d’herbes vertes et de fleurs ténues
figées par le vertige de l’infini.
Au premier coup de sabre du printemps,
arrive jusqu’aux maisons l’odeur des fumures épandues,
tamisée par le plein midi.
Cela sent le chant du coq, la lenteur des troupeaux,
la faim immense et tranquille des vivants.
Qu’ai je fait alors, effrayant l’épervier pour sauver le
mulot ?
L’oiseau a jeté sa faim à la face du vallon.
Un engoulevent caché en lui-même
et deux papillons blancs
ont lutiné les heures pour jouer
à me consoler d’être absurde.
La solitude fond sous la langue
Du passant rebuté par les pentes
trop à leur cambrure
Il bifurque vers la résignation
des jardins publics
et s’interroge si ses jambes suivront longtemps
le jet du soleil entre les quilles
des façades bouleversées
Il se tourne alors vers les lèvres asphyxiantes
de la maîtresse fontaine
que neige et nuit n’effraient pas plus
que le clou cruel du désir.
Laurent Faugeras est né en 1968. Il découvre la poésie avec son professeur de Français, au lycée, le poète Claude Albarède. Quelques années plus tard, la lecture de « L’arrière pays » d’Yves Bonnefoy, enracine en lui le besoin d’écriture, mais avec toujours le désir de trouver une harmonie entre cette passion et la vie quotidienne. Fervent promeneur, il est habité par la présence du terroir limousin et de ses paysages. Il est également accordéoniste avec un goût marqué pour la musique baroque.