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Les lectures de Clara Regy

dimanche 8 avril 2018, par Cécile Guivarch

Les gens, Christophe Sanchez, Chroniques ordinaires, Editions Tarmac, 2018
Image de couverture : Alain Mouton qui ajoute encore à l’élégante mise en pages de l’ouvrage.
Un sous-titre qui pourrait rappeler Chroniques de la haine ordinaire de Desproges...
Une ouverture « J’aime les gens », une clôture « Je n’aime pas les gens » et nous voici donc, à traquer les mots qui auraient pu faire tomber Christophe Sanchez du côté « obscur ».
Mais il ne tombe pas et nous entraîne plutôt dans des chroniques presque quotidiennes ; dans « le monde des gens », du petit monde, parfois du grand. Des tableaux à priori accrochés à toutes les vies, brossés avec minutie et cependant aptes à faire galoper notre imagination.
Une lecture, deux lectures : on ne nous empêchera pas d’avoir de la tendresse pour les plus agaçants et d’exécrer parfois les plus charmants.
Pas de leçon, pas de jugement, mais cette ironie, parfois grinçante comme une porte ou des portes, comme celles qui s’ouvrent « le samedi 24 septembre » : des portes si proches qu’on ne sait sur laquelle on frappe. Et puis aussi cela :

SOUS LE FICHU Jeudi 25 août

« C’est un petit bout de femme au visage bardé d’un fichu gris, été comme hiver, une cape d’invisibilité pour dissimuler une expression assurément mystique. Je la croise tous les jours. Elle sort de sa grotte, vieille cahute coincée entre deux immeubles rénovés, claque sa porte récalcitrante d’un geste lourd, puis la verrouille avec trois tours d’une grande clef qu’elle pend par une corde à sa robe de bure.[...] Personne ne connaît son nom, on la dit sourde et muette. Certains la croient aveugle... »

Ou l’écriture inventive de l’auteur, ici un personnage presqu’irréel et le regard des autres
« on la dit », « certains la croient », peut être que ce sont « Les gens » qui n’aiment pas « Les gens » qui déplaisent à Christophe Sanchez ? Mais est-ce bien le sujet de cet opus ?

Et puis ce très court extrait

SAINT SULPICE Mercredi 15 juin

« La poésie a fait son marché des poètes comme s’il en pleuvait et il a plu. Il a plu à tout le monde de rencontrer tout le monde. »

Ce petit ton « piquant » ou « acidulé » donne de toute évidence du goût à la lecture.
Alors goûtez !

Bad Writer, Jean Marc Flahaut, Editions Les Carnets du Dessert de Lune, 2017
La photo : une archive personnelle de l’auteur
« Mon papa. Sur un terrain de basket. 40 degrés au soleil. »

Préface « décoiffante » de Frédérick Houadaer...

Une suite de textes courts qui s’enchaînent à la vitesse du vent : une dose d’autodérision dont nous ne sommes pas nécessairement coutumiers en poésie : ou plutôt chez « les » poètes.
« je reçois le prix Louise Labé / et celui des Découvreurs / en même temps / qui viennent récompenser / et à juste titre / l’ensemble de mon œuvre poétique. »
Une autodérision non feinte...

Quelques traits d’humeur contenus dans « Art comptant pour rien » -est-il bien nécessaire d’en commenter le titre ?
« les types comme lui/tout le monde s’en fout /[...] il faudrait prendre sur soi [...] les photographier dans un supermarché /en train d’acheter du jambon / de monter dans un bus /ou de sauter d’un pont / [...] il faudrait juste leur demander d’arrêter de sourire. »
Le titre du texte peut presque vous permettre de compléter les éléments manquants...
Vous irez voir ce qu’il advient de ces « clichés » !

Une tendresse particulière pour : La nouvelle
« c’est un homme / il sort d’un bar /un cinema un théâtre ou un restaurant / il vient d’apprendre / la terrible nouvelle / l’amour tue / il est sous le choc... »

Une écriture alerte pour dire le monde, son monde, en creux des joies, des trouilles et surtout cette perpétuelle et généreuse politesse de l’humour.
Alors Bad Writer  ?

Vous pouvez d’ailleurs découvrir de larges extraits de cet opus mis en voix et musique respectivement par François et Jacques Bon sur You tube et suivre le conseil du premier pour en découvrir l’intégralité. Vous ne serez pas déçus.

INTERIEUR. NUIT , Frédérique Germanaud, le phare du cousseix (2018)
C’est un film. Un court métrage collé au millimètre du temps.
Avec un « je » qui pense : « C’est toute une histoire/ Qui ne s’écrira pas »

Le texte -une suite en dix pages assez frêles-s’écrit un peu pourtant dans :
« L’espace serré du carnet cousu » ou comment dire l’enfermement, un champ d’action réduit à la taille du premier objet, puis aussi à celle du crayon qui « Accroche/ Agrippé dans l’effondrement des heures » refuse de se prêter au jeu, au « je » ?
« J’attends qu’un poème sorte de la pointe du Bic »
Et l’auteur immobile à sa table de cuisine attend, réduit(e) à une extrême observation du décor intérieur « nappe à pois bleus sur fond blanc » « miettes » et le lecteur immobile aussi attend ...

Nous avons froid : « Basse température/ J’enfile un pull sur l’autre/Mon cœur dans la laine » nous voulons poursuivre la rencontre, nous laisser emporter par la magie du texte qui convoque ( l’extérieur ?) chevaux, hérissons, nous voulons ouvrir nos oreilles à une seconde voix ( en italique dans le texte) « Pendant l’accouplement le mâle mord souvent la femelle » nous voulons savoir que : « Les animaux rêvent aussi » !

Dans cet « espace » clos c’est un bataillon de fantômes -peut-on dire qu’ils fassent peur- qui s’invite dans une cuisine : « De la pointe du crayon/Je remue un peu les verbes » s’agirait-il alors d’une recette ?

À l’aube, l’auteur avoue « Je mens » , éclaire cet opus « J’ai raclé la nuit jusqu’à ces mots mal écrits », « Seul mon crayon bouge encore » bat encore ? Et la casquette du père se remplit...

Ainsi fantasmagorie et quotidien ont chevauché ces pages donnant à ce recueil un rythme bien singulier, la difficulté d’écrire glissée dans un costume aux coutures fragiles. Un très beau texte.

Assommons les poètes, Sophie G.Lucas, Editions La Contre Allée (2018) Collection Les Périphéries.
Citons l’allusion au texte « Assommons les pauvres » de Charles Baudelaire. En relisant ce dernier, la métaphore du malheureux qui revit tel un phénix, après avoir dû se battre contre l’adversité -en la personne même du narrateur-, peut faire sourire si l’on n’abandonne pas un « premier degré » de lecture... alors : sourions !

Une fois lu et relu l’opus de Sophie G. Lucas, ce qui apparaît, c’est tout d’abord l’extrême énergie du texte et de son auteur. Il ne faut pas y voir, celle du désespoir, mais plutôt celle qui mène une vie vers la légitimité d’un choix : « être poète », « vivre poète » !

Il y bien sûr les jolies recommandations du conseiller de Pôle Emploi in « Numéro d’allocataire » :

« Vous n’êtes pas assez fixée dans la réalité. Il y a l’idéal, ce qu’on voudrait faire, et puis ce dont on doit se contenter, hein ? Avec vous, je veux travailler dans le concret. Il faut que l’on se voie plus souvent. Vous ne pouvez plus vous contenter d’avoir si peu d’argent. S’intégrer. Avoir envie d’acheter des choses. Être comme tout le monde. »

C’est quoi le concret ? Ce n’est donc pas cela : « Kekchose »

« Le jeune homme assis sur le rebord de la fenêtre ouverte ( avec barreaux), adossé à l’encadrement. Le soleil sur lui. Et entre ses mains , Va où. [...] Il feuillette, lit à voix basse. Pour lui. Lève la tête, ça fait quelque chose en vrai cette poésie ça me fait quelque chose. [ ...] Quand il lit, on voit derrière lui les grillages enroulés en haut d’un mur. »
Va où, Valérie Rouzeau, (le Temps qu’il fait, 2002).

Ni cela : « Poésie partout, justice nulle part. »
« J’ai lu dans des bibliothèques, dans un hôpital psychiatrique, à l’arrière d’un camion[...] j’ai lu pour des gens qui entendaient de la poésie pour la première fois, pour des gens qui s’en foutaient, j’ai lu parce qu’il fallait payer le loyer, j’ai lu pour rien, j’ai lu par amitié[...] j’ai lu. »
Le rôle social du poète est -il encore à prouver ? Même si cette formulation peut forcément s’affiner...

Puis, il a aussi Fantômette, le pauvre chat oublié quand l’inspiration lui vole sa poète de maman, quand elle lit, et surtout quand elle tourne en rond (ou l’extrême bonheur de savoir rire de soi) :
« Un poète, ça ne fiche pas grand chose. Je le sais : je vis avec une poète. »
La femme éprise des hommes, des chevaux ou bien des deux ?
Les résidences...
La forte présence des auteurs et des personnages aimés, tout un petit cinéma intérieur qui parfois (souvent) projette sur les murs de la vie des scènes cocasses et tendres.
La tendresse encore, celle du partage « doux dingues » in « Perdre le Nord  ».

Tout cet ensemble, ce « carnet de notes » nous invite à offrir à l’auteur, un casque très joli, pour que rien n’attaque sa tête et son cœur pour qu’elle continue à être poète, « vivre poète » !

Vous pouvez aussi lire, Témoin et moujik moujik suivi de Notown publiés chez le même éditeur. Et bien d’autres textes aussi pour que... vivent les poètes ! Non ?

Clara Regy


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