France Burghelle Rey, Les Promesses du chant, préface de Jacques Ancet, La rumeur libre, 2024, 174 pages, 18 €.
Ce nouveau livre de France Burghelle Rey me semble de bout en bout d’une grande sincérité. N’ignorant rien de la douleur de vivre une séparation amoureuse (certains poèmes en sont poignants : « restent des traînes de désespoir »), il la traverse sans faillir, en explorant les « Promesses » du « chant » poétique. Ce titre est aussi celui de la section initiale, elle-même suivie de quatre autres, correspondant à des périodes successives, respectivement intitulées « Vertiges du désir », « Que la joie revienne ! », « L’adelphe » et « Soleil tu brilleras toujours ». (Les deux premières sont de loin les plus longues.) Le texte de la quatrième de couverture nous précise d’emblée le sens de ces « Promesses » ornées d’une majuscule : « mais un jour / viendra / l’ici ». J’aime que le futur de ce verbe s’abolisse dans un sens aigu de la présence au monde et à soi-même. Qu’y a-t-il en effet de plus précieux que de célébrer le lieu où nous sommes, sans projeter sur lui ni le reflet d’un ailleurs, ni l’ombre d’un avenir ? « seul compte / le chemin », ce parcours harmonieux, composé de poèmes d’une quinzaine de vers.
L’ouvrage commence parmi les oiseaux, qui chantent en reliant la terre au ciel, dans une temporalité neuve. Dès la deuxième page, le plus important d’entre eux est nommé, symbole d’une métamorphose radicale : « Phoenix est devant moi », qui annonce ce vers, un peu plus loin : « la vie n’est plus un rêve ». Le cadre est ainsi posé : le monde réel, ici même, où la nostalgie d’un « tu » absent n’est plus de mise (« je ne veux plus t’attendre ») et où la « solitude » se dit « nouvelle », parce qu’elle préfigure une plénitude différente : « je suis pleine de moi / et de jeux nouveaux / le noir se remplit de jaune frais /le soleil couronne / ma tête blanche ». Une réalité où le temps est perçu autrement, comme le confirmeront plus loin ces vers épris de paradoxes : « je le saurai hier » / « je les ai sues demain ». En effet, « le temps n’a pas de prise / sur le corps des amants ». Seul compte désormais l’espace intime et clairvoyant dont la durée, fluide et circulaire, ne se laisse plus découper arbitrairement : tous les temps viennent s’y fondre. Renonçant à la chronologie, le poème préserve l’essentiel de ce qui est à dire : « mais il reste un vertige / au fond de nos yeux ». Prenant ainsi « la place / du temps » ordinaire, le « chant » est le pivot du livre, son véritable « principe », qui veille « depuis l’enfance » et « garde éternel » le « tu » auquel s’adresse, presque constamment, France Burghelle Rey.
Quelles promesses ce chant nous offre-t-il ? Nous le savons, la « musique » apaise, parfois même guérit. Dans cet ouvrage, elle s’élève là où « les mots sont morts ». Ce chant poétique est un rythme entraînant et ardent, qui anime des vers souvent brefs : « si de tes doigts / courent des mots / et de ta bouche / sort cette flamme / qui chauffe le regard ». Quand bien même la souffrance perdure, inexorable, la fluidité des vers recoud, répare : « je laisse sans la guérir / la douleur de mon ventre / preuve de mon amour ». Car le chant est aussi une respiration, à travers le blanc qui entoure les poèmes, l’absence de ponctuation et la régularité des textes. Il s’agit d’un bercement entre passé et futur, penché vers une « mémoire » d’« or » avec ses souvenirs anciens (« j’aime quand / autrefois me parle / me donne ses images ») et tout autant orienté vers les forces de la décision, celle d’aimer envers et contre tout ce qui peut l’entraver (« et décider d’encore t’aimer »), dans l’espérance d’un retour : « quand tu referas le chemin / jusqu’à moi ». Ce chant est une immense confiance dans la « force » des mots, même s’ils ne sont qu’en petit nombre, « tombés / du panier du jour » : parole paradoxale, à la fois harmonieuse et sortie « du rail », comme une « clef » pour « ouvrir / le silence ».
Si le chant peut guérir, c’est aussi par la vertu d’un dialogue nouveau. Le thème qui traverse tout le livre est un amour brisé mais plus puissant que tout, hissé par le poème à la cime de l’existence, par-delà la perte, l’oubli et la vieillesse… Le lecteur tient entre ses mains une longue lettre intime, adressée à un « tu » qui n’est jamais nommé, qui parfois se confond avec lui-même : « toi mon lecteur / qui connais / des chants différents ». Nous ne saurons pas exactement qui est ce « double » avec qui la poète « concour[t] ». Si la deuxième personne du singulier peut se changer en « vous » ou se décliner au féminin, elle reste cependant unifiée autour d’un « tu » central, qui revêt les différents visages de l’amant, de l’« ami », du « frère » (ou de « l’adelphe »), des trois en même temps (« comme des frères amants »), et même du fils : « car si je suis mère / c’est peut-être de toi aussi ». Mais surtout, ce « tu » se révèle poète : « n’oublie jamais de me faire lire / les lignes que tu écris » ; « et ton sang de poète ». C’est en ce sens que la fraternité s’impose.
Ainsi nourri d’une double voix, le chant poétique est la promesse d’une renaissance, c’est-à-dire d’un lien retrouvé avec le monde. En écrivant, la poète nettoie son regard d’émotions inutiles : « j’arrive à voir enfin / le contour des nuages » ; « entrevoir et puis voir / même la nuit la lumière ». La vieillesse évoquée cesse d’être un obstacle : « il n’y a pas d’âge pour danser / danse te dis-je avec ton sang ». Dans l’ici célébré et sans cesse élargi, le « cœur » se fait « vertical » pour « creuser au fond de toi / descendre l’échelle / jusqu’à la joie » : « sous terre est la lumière ». Voir les êtres et les choses avec le cœur suppose que le langage soit habité, incarné : « merveille n’est pas / un simple mot / c’est un souffle d’air » ; « tourne ta jupe rouge joie ». Les mots n’ont que faire de l’abstraction, ils sont sonores et leurs sonorités essaiment, mêlent les significations, raniment le souffle qui les prononce, les purifie et les fait resplendir : « la parole / comme une eau / lustre / ton histoire / […] tu n’as plus peur / de déborder ». Aux sons des mots s’ajoutent toutes sortes de bruits, des chants d’oiseaux au « murmure » de la « source », en passant par les « accents » différents de la « voix » de France Burghelle Rey. C’est un chemin mélodieux qui cultive l’ouverture, la différence, le changement par lequel l’on se sauve de l’exil : « es-tu le même / après le chant / […] / tu es autre / ouvre les yeux / le monde est / ton pays ».
Ne plus fuir le monde, se redresser en sa présence, c’est finalement en retrouver le sens sacré. Le chant de France Burghelle Rey est quasi liturgique : « j’en arrive à prier / enfant de chœur d’amour / je sers une messe offerte / à l’herbe et aux oiseaux ». À plusieurs reprises, le nom de l’« ange » est convoqué pour désigner l’absent. L’espérance poétique est celle de l’éternité, à travers un amour qui semble relever de l’expérience mystique : « mais je vivrai l’éternité / pour avoir logé dans ses bras ». Si le chant est « attente », celle-ci s’apparente à une foi profonde, j’oserai dire démesurée, en la vie simple et nue, telle qu’elle se présente : « je crois en l’attente / aux bienfaits des heures longues / dans un gris de jours tristes » ; « je veux bien être / ce pèlerin / qui marche / vers la lumière »…
Sabine Dewulf